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Full text of "L'art ferrarais à l'époque des princes d'Este"

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L'ART  FERRARAIS 


A  L'ÉPOQUE  DES  PRINCES  D'ESTE 


L'auteur  el  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  reproduction  et 
de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers,  y  compris  la  Suède  et 
la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de  la  librairie)  en 
juin  1897. 


PARIS.    TYP.    DK    E.    PLON,    NOURRIT    ET    C'°,    RUE    GARANClÈRE,    8.   1604. 


GUSTAVE    GRUYER 


L'ART  FERRARAIS 


A  L'ÉPOQUE  DES  PRINCES  D'ESTE 


Ouvrage  couronné  par  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- lettres 
PRIX  FOULD 


TOME    PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

E.  PLON,  NOURRIT  et  G-,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

RUE   GAIIANCIÈRE,    10 

1897 

Tous  droits  réservés 


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AVERTISSEMENT 


Parmi  les  villes  italiennes  qui  doivent  en  grande  partie  leur 
célébrité  à  Féclat  des  arts,  Ferrare  n'est  pas,  tant  s'en  faut, 
la  dernière.  Sans  doute  son  nom  ne  résonne  pas  à  l'oreille 
comme  celui  de  Florence,  de  Rome  ou  de  Venise.  Mais, 
quoique  moins  vanté,  il  mérite  aussi  les  hommages  de  la 
postérité.  Il  faut  d'ailleurs  constater  qu'on  ne  connaît  pas 
assez  cette  ville,  si  animée  jadis,  si  morne  aujourd'hui,  et 
que  le  nombre  des  voyageurs  qui  s'y  arrêtent  n'est  pas  con- 
sidérable. Et  pourtant  que  de  souvenirs  elle  évoque,  quels 
beaux  monuments  elle  offre  aux  regards,  quelles  précieuses 
peintures  renferment  ses  églises  et  son  musée  !  Après  l'avoir 
visitée  en  détail,  nous  avons  été  persuadé  qu'en  étudiant  à 
fond  tout  ce  qui  Ta  rendue  fameuse,  nous  comblerions  une 
lacune  dans  l'histoire  de  la  civilisation  et  de  l'art.  Si  elle  a 
tenté  plus  d'un  écrivain,  elle  n'a  jamais  inspiré  un  travail 
d'ensemble,  un  travail  complet.  Ce  travail,  nous  1  avons  en- 
trepris et  mené  à  fin  ;  il  nous  a  doucement  occupé  pendant 
de  longues  années. 

Nous  avons  été  d'autant  plus  captivé  que  le  sujet  était 
souvent  embrouillé  et  qu'il  s'agissait  de  le  renouveler  par 
l'exposé  des  rectifications  dues  à  de  récentes  recherches, 


VI  AVERTISSEMENT. 

non  moins  que  par  une  critique  sans  parti  pris.  Il  n'y  a  pas 
longtemps  encore  que  l'on  n'avait  sur  les  artistes  ferrarais 
que  des  données  confuses,  souvent  erronées.  Vasari  ne  les 
connaissait  pas  tous  et  n'a  guère  parlé  des  primitifs.  Les 
récits  de  Baruffaldi,  auteur  des  P^ite  de  pittori  e  scultori 
ferra resi,  fourmillent  d'inexactitudes.  Mais  peu  à  peu  la 
lumière  s'est  faite,  grâce  aux  renseignements  fournis  par  les 
livres  de  comptes  de  la  maison  d'Esté  et  les  registres  des 
églises.  L.-N.  Cittadella,  Mgr  Antonelli,  le  marquis  Campori 
et  principalement  M.  A.  Venturi  ont  compulsé  ces  docu- 
ments avec  une  rare  sagacité.  La  plupart  des  vraies  dates 
ont  été  rétablies;  les  attributions  fausses  ont  disparu. 
MM.  A.  Eertolotti,  Frizzoni,  E.  Ridolfi,  Umberto  Rossi  et 
plusieurs  autres  érudits  italiens  ont  aussi  fourni  leur  contin- 
gent d'observations.  En  Allemagne,  MM;  Bode,  Lippmann, 
Harck  et  Thode  ont,  de  leur  côté,  contribué  à  élucider  bien 
des  questions.  Recueillir  et  coordonner  tous  ces  renseigne- 
ments, parus  dans  des  recueils  souvent  très  difficiles  à  se 
procurer  en  France,  c'est  ce  que  nous  nous  sommes  efforcé 
de  faire,  assuré  de  rendre  ainsi  aux  lecteurs  le  meilleur  des 
services  et  de  répandre  sur  des  points  douteux  de  précieux 
éclaircissements,  tout  en  regrettant  qu'il  reste  encore  beau- 
coup d'obscurité  sur  plusieurs  des  anciens  peintres  de  Fer- 
rare. 

Si  nous  nous  sommes  d'abord  attardé  avec  les  princes 
d'Esté,  c'est  qu'ils  ont  fait  de  leur  capitale  un  des  princi- 
paux foyers  de  la  Renaissance.  Il  importait  d  indiquer  leur 
caractère,  leurs  goûts  esthétiques,  la  nature  de  leurs  rap- 
ports avec  les  lettrés  et  les  artistes,  sans  négliger  les  princi- 


AVERTISSEMENT.  VII 

paux  événements  qni  ont  favorisé  ou  entravé  la  protection 
qu'ils  accordaient  à  ceux-ci. 

La  peinture  ferraraise,  qui  a  un  caractère  si  particulier  de 
rude  énergie,  surtout  à  la  fin  du  quinzième  siècle,  sous  les 
règnes  de  Borso  et  d'Hercule  r',  a  été,  de  notre  part,  l'objel; 
d'une  minutieuse  enquête.  On  ne  saurait  refuser  son  admi- 
ration à  des  artistes  aussi  originaux  que  Cosimo  Tura, 
Francesco  Cossa,  Ercole  Roberti,  Ercole  Grandi  et  Lorenzo 
Costa.  Quelle  intensité  d'expression  dans  leurs  œuvres,  et 
quel  robuste  coloris  !  C'est  aussi  par  l'harmonieuse  vigueur 
de  la  couleur  que  Dosso,  Garofalo  et  Mazzolino  charment 
principalement  les  yeux.  A  la  biographie  rectifiée  de  chaque 
peintre,  nous  avons  eu  soin  d'ajouter  la  liste  de  tous  ses  ou- 
vrages, en  sorte  qu'on  a  sous  la  main  une  sorte  de  guide, 
facile  à  consulter. 

Quant  à  la  sculpture,  qui,  dans  les  monuments  de  Ferrare, 
offre  des  spécimens  d'un  réel  talent,  on  verra  qu'elle  n'a 
guère  été  pratiquée  par  des  maîtres  ferrarais. 

L'examen  des  églises  et  des  palais  ne  sera  pas  non  plus, 
ce  nous  semble,  sans  intérêt.  Il  montrera  la  valeur  des  ar- 
chitectes employés  par  les  princes  d'Esté. 

Pour  rendre  à  toutes  les  manifestations  de  Fart  la  justice 
qui  leur  est  due,  nous  n'avons  pas  négligé  non  plus  la  mi- 
niature, la  sculpture  en  bois  et  la  marqueterie,  l'orfèvrerie, 
la  glyptique,  la  tapisserie,  les  cuirs  à  la  façon  de  Cordoue, 
la  majolique  et  la  porcelaine,  les  médailles  et  les  livres  à 
gravures  sur  bois.  Les  médailles  feront  passer  devant  nous 
les  personnages  de  marque  qui  composaient  l'entourage  des 
seigneurs  de  Ferrare,  et  nous  mentionnerons  ce  qu'on  sait 


viii  AVERTISSEMENT. 

sur  ces  personnages.  En  parlant  des  livres  illustrés,  nous 
rencontrerons  des  vignettes  exquises  et  de  charmants  enca- 
drements de  pages.  Des  livres  tels  que  le  De  claris  mulieri- 
bus  et  que  les  Lettres  de  saint  Jérôme,  sont  au  nombre  des 
plus  beaux  ([ui  existent. 

Tel  est  Tensemble  des  sujets  que  nous  avons  traités. 
Puissions-nous  avoir  réussi  à  donner  une  idée  exacte  et  aussi 
complète  que  possible  de  ce  que  fut  l'art  à  Ferrare  pendant 
les  deux  siècles  les  plus  glorieux  de  son  passé. 


KART  FERRARAIS 

A  L'ÉPOQUE  DES  PRINCES  D'ESTÉ 


LITRE   PREMIER 


CHAPITRE    PREMIER 

LES    PRINCES    D'ESTE   ET    LEUR    INFLUENCE 

SUR    LE    DÉVELOPPEMENT    DE    LA    CIVILISATION 

A    FERRARE. 

C'est  à  la  famille  d'Esté,  «  la  plus  ancienne  et  la  plus  fameuse 
de  l'Italie  après  celle  des  ducs  de  Savoie  (1)  »  ,  que  la  ville  de 
Ferrare  a  dû  sa  prospérité  et  son  éclat;  c'est  grâce  à  elle  que 
les  arts  s'y  sont  développés  avec  un  caractère  particulier  d'âpre 
énergie,  qui  s'atténua  peu  à  peu  sous  les  impulsions  du  dehors. 
Il  est  donc  nécessaire  de  connaître  le  caractère  des  princes 
dont  les  encouragements  furent  si  efficaces.  Passer  rapide- 
ment en  revue  les  événements  qui  favorisèrent  ou  entravè- 
rent la  marche  de  la  civilisation  n'est  pas  moins  important. 
Quelques  renseignements  sur  les  productions  littéraires  ne 
seront  pas  non  plus  inutiles  pour  donner  une  idée  de  l'état 
général  des  esprits.  Les  lettrés,  d'ailleurs,  n'exercent-ils  pas 
souvent  une  influence  manifeste  autour  d'eux?  Giovanni  Dosso, 
par  exemple,  n'a-t-il  pas  subi  le  charme  des  fantaisies  de 
l'Arioste,  et  ne  leur  a-t-il  pas  demandé  des  inspirations?  N'est- 

(1)  Gregorovius,  Lucrèce  Borjia ,  p.  70  dans  le  t.  II  de  la  traduction 
française. 


L'ART    FERRARAIS. 


ce  pas  à  des  humanistes  en  renom  que  les  princes  se  sont 
maintes  fois  adressés  pour  indiquer  aux  peintres  les  sujets  à 
traiter  dans  leurs  palais? 


VICISSITUDES    DE    FERRARE    DEPUIS     LA     SECONDE    MOITIÉ 
DU    HUITIÈME     SIÈCLE    JUSQU'eN     1185. 


La  ville  de  Ferrare  est  située  «  dans  une  plaine  vaste  et 
richement  cultivée,  mais  uniforme,  dont  la  limite  à  Thorizon 
n'offre  rien  de  heau,  car  les  Alpes  Véronaises  ne  sont  qu'indi- 
quées dans  le  lointain,  tandis  que  l'Apennin  plus  rapproché 
manque  encore  de  grandeur  (1)  ».  Son  nom  n'apparaît  dans 
des  actes  authentiques  qu'après  la  première  moitié  du  huitième 
siècle,  mais  son  existence  remonte  beaucoup  plus  haut.  Elle 
fut  tour  à  tour  soumise  aux  exarques  de  Ravenne  et  aux  princes 
lombards,  puis  comprise  dans  la  donation  faite  au  Saint-Siège 
par  Charlemagne  et  confirmée  par  Otlion  le  Grand,  tout  en 
ayant  à  subir  les  prétentions  intermittentes  des  empereurs 
d'Allemagne  à  la  suzeraineté.  Pendant  cette  dernière  période, 
le  gouvernement  fut  entre  les  mains  de  ducs,  de  comtes,  de 
marquis,  exerçant  l'autorité  militaire  et  l'autorité  judiciaire 
au  nom  des  maîtres  en  titre.  A  la  fin  du  dixième  siècle,  le 
pape  Benoît  VII  accorda,  moyennant  une  redevance  annuelle, 
la  principauté  de  Ferrare  h  Tedaldo  qui  construisit  à  côté  du 
Pô  (2)  une  citadelle,  le  Castel  Tedaldo  (3),  et  qui  eut  pour  suc- 

(1)  Gregorovius,  Lucrèce  Borqia,  t.  II,  p.  79. 

(2)  '•  Ce  Heuve,  dans  son  cours  majestueux,  passe  à  quatre  milles  de  Ferrare,  et 
c'est  seulement  un  bras  détourné,  le  Pô  de  Ferrare,  appelé  aujourd'hui  canal  de 
Cento,  qui  passe  dans  la  ville  où  il  se  partage  en  deux  branches,  le  Yolano  et  le 
Primaro,  débouchant  l'un  et  l'autre  dans  la  mer  Adriatique.  »  (Gregorovius, 
Lucrèce  Borgia,  t.  II,  p.  21-22.) 

(3)  Le  Castel  Tedaldo  servit  de  limite   occidentale   à  la   ville.    Par  une  des 


LIVRE   PREMIER.  3 

cesseur  son  fils  Bonifazio,  père  de  la  comtesse  Mathllde.  Après 
la  mort  de  Bonifazio,  les  Ferrarais  jouirent  en  fait  d  une  indé- 
pendance presque  complète,  depuis  1052  jusqu'à  1101.  La 
comtesse  Mathilde  régna  sur  eux  à  partir  de  1101  sans  sup- 
primer leurs  consuls  et  leur  administration  municipale,  et, 
quand  elle  fut  morte  (1115),  la  Commune  redevint  pleinement 
maîtresse  d'elle-même.  Deux  familles  se  disputèrent  la  supré- 
matie, parfois  même  la  souveraineté  :  la  famille  des  Adelardi 
ou  des  Marcheselli  (1),  attachée  à  la  cause  du  Saint-Siège,  et 
la  famille  des  Salinguerri  ou  des  Torelli,  dévouée  aux  intérêts 
de  l'Empereur.  L'autorité  de  cette  dernière  s'accrut  momen- 
tanément à  la  suite  des  expéditions  de  Frédéric  Barberousse 
en  Italie.  Assujettis  à  ce  prince  de  1158  à  1167,  les  Ferrarais 
s'associèrent  ensuite  aux  efforts  de  la  ligue  lombarde  contre 
cette  domination  et  recouvrèrent  leur  liberté,  qui  fut  complète 
entre  1167  et  1176.  Par  la  paix  que  signèrent  à  Venise  le  pape 
Alexandre  III  et  l'empereur  Frédéric,  les  anciens  droits  des 
Souverains  Pontifes  sur  Ferrare  furent  proclamés ,  ce  qui 
n'empêcha  pas  les  citoyens  de  se  gouverner  eux-mêmes,  de 
nommer  leurs  consuls  et  leur  podestat,  quitte  à  payer  certaines 
redevances.  Peu  après,  le  Conseil  des  Sages,  qui  avait  à  sa  tête 
le  Juge  des  Sages,  remplaça  les  consuls. 

portes  du  diàteau,  donnant  sur  le  fleuve,  on  pouvait  aller,  au  moyen  d'un  pont 
de  bateaux,  à  l'extrémité  duquel  se  trouvait  le  fort  Saint-Clément  qui  existait 
encore  vers  la  fin  du  dixième  siècle,  dans  le  faubourj;  de  S.  Giacomo.  Durant  les 
luttes  entre  Guelfes  et  Gibelins,  le  Gastel  Tedaldo  fut  le  centre  des  partisans  du 
Pape,  tandis  que  les  adhérents  de  l'Empereur  avaient  pour  quartier  général  le 
Castel  de  Cortesi,  à  l'est.  Le  Gastel  Tedaldo  n'a  été  détruit  qu'au  dix-septième 
siècle. 

(1)  Marchesella  fut  le  nom  d'une  feitime  des  Adelardi.  —  Gu{;lielmo  II  Mar- 
cheselli fonda  la  cathédrale  actuelle,  consacrée  en  1135.  —  Guylielmo  III  mon- 
tra un  véritable  héroïsme  lorsque  Ancône,  assiéjjée  à  la  fois  par  les  Vénitiens  et 
par  Cristiano,  archevêque  de  Mayeace  et  plénipotentiaire  de  Frédéric  Barbe- 
rousse, implora  son  assistance  afin  d'échapper  aux  horreurs  de  la  famine  et  à  une 
imminente  destruction  (1174)  :  il  leva  une  petite  armée,  hypothéqua  tous  ses 
biens  pour  la  solder,  se  mena{»ea  au  moyen  d'un  stratagème  la  possibilité  de  tra- 
verser Ravenne  où  dominait  un  partisan  de  l'Empereur,  et  provoqua  la  levée  du 
siège  d' Ancône  en  faisant  croire  à  l'arrivée  de  nombreux  renforts  grâce  aux  torches 
attachées  pendant  la  nuit  au  bout  des  lances  de  ses  soldats.  (Fnizzi,  Mem.  per  U 
storia  di  Fcrrara,  t.  II,  p.  255-258.  —  Voyez,  dans  le  même  ouvrage,  l'arbre 
généalogique  des  Marcheselli,  t.  II,  p.  209,  et  celui  des  Torelli,  p.  219.) 


L'ART    FEURARAIS. 


II 


les   commencements   de  la   domination   des   princes 
d'esté   a   ferrare   (1185-1361). 


Telle  était  la  situation  lorsque  la  famille  des  Marclieselli 
s'éteignit  (1185).  Cette  famille  eut  pour  héritiers  de  ses  biens 
et  de  ses  prétentions  les  Este  (1).  Quelques-uns  d'entre  eux 
s'installèrent  dans  la  ville  de  Ferrare  et  en  devinrent  citoyens. 
Azzolino  d'Esté  y  fut  podestat  en  1196  et  en  1205  et  s'attacha 
les  nobles,  tandis  que  Salinguerra  II,  son  rival,  recherchait  la 
faveur  populaire.  Après  une  longue  lutte  entre  les  deux  ad- 
versaires, les  Ferrarais,  croyant  échapper  aux  discordes  civiles, 
nommèrent  Azzolino  seigneur  à  perpétuité,  avec  le  droit  de 
choisir  son  successeur  (1208);  mais  les  factions  continuèrent 
à  déchirer  la  ville,  où  Guelfes  et  Gibelins  se  persécutèrent 
tour  à  tour.  L'autorité  d' Azzolino  subit  plus  d'une  éclipse. 

Aldohrayidino,  fils  d'Azzolino,  eut  un  pouvoir  moins  stable 
encore.  Il  mourut  sans  laisser  de  fils.  Les  intérêts  de  la  maison 
d'Esté  eurent  alors  comme  représentant  (1215-1264)  l'éner- 
gique Azzo  Novello,  fils  d'Azzolino  et  frère  d'Aldobrandino,  qui 
ne  put  cependant  empêcher  Salinguerra  II  de  dominer  pen- 
dant quelques  années  à  Ferrare  (1222-1231).  Nommé  podestat 
de  cette  ville  pour  un  temps  illimité  (1242),  Azzo  Novello  em- 
ploya l'influence  que  lui  assurait  sa  situation  à  consolider  son 
crédit  (2).  S'il  renonça  à  la  charge  qui  lui  avait  été  confiée,  il 
fit  en  sorte  que  tous  les  magistrats  dépendissent  de  lui,  et  il 

(1)  Un  marquis  d'Esté  avait  épousé  la  fille  de  Guglielmo  Adelardi  (1176). 

(2)  Dès  1242,  il  posa  les  fondements  de  son  palais,  ([ui  ne  fut  achevé  qu'au 
bout  de  vinj;t  ans  environ.  Incendié  par  la  faction  gil)eline,  ce  palais  fut  recon- 
struit au  siècle  suivant.  Après  une  foule  de  transformations,  il  est  devenu  le  siège 
de  l'administration  municipale.  (G.  Campori,  Gli  architetti  e  gl'  ingegneri  degli 
Eslensi,  p.  i.) 


LIVRE   PREMIER.  5 

eut,  en  réalité,  la  puissance  d'un  souverain.  Sa  libéralité  le 
rendit  très  populaire.  Au  milieu  de  ses  préoccupations  poli- 
tiques, il  encouragea  la  poésie  provençale,  cultivée  à  la  cour 
par  maître  Ferrari,  improvisateur,  par  Rambaldo  Yaguerras, 
Raimond  d'Arles  et  Americo  Peguilain ,  qui  célébrèrent  les 
vertus  et  les  grâces  des  filles  du  marquis.  C'est  alors  que  vécut 
Gelasio  di  Niccolù,  le  premier  peintre  ferrarais  dont  l'histoire 
ait  gardé  le  souvenir. 

Azzo  Novello  n'eut  qu'un  fils,  Rinaldo,  mort  avant  lui 
(li251)  ;  mais  il  eut  quatre  filles,  dont  l'une,  Béatrice,  épousa 
André  II,  roi  de  Hongrie.  Il  désigna  comme  son  successeur, 
à  l'exclusion  de  Stefano,  fils  légitime  de  Béatrice,  Ohizzo,  fils 
naturel  de  Rinaldo.  Avec  Obizzo,  la  maison  d'Esté  prit  de  plus 
solides  racines  à  Ferrare.  Obizzo  n'avait  que  dix-sept  ans 
(126  4),  lorsque,  à  l'aide  des  manœuvres  d'Aldigerio  Fontana, 
principal  conseiller  du  prince  défunt,  il  fut  proclamé  par  le 
peuple,  réuni  au  son  de  la  cloche  sur  la  place  garnie  de  ci- 
toyens en  armes,  «  gnhemator  et  rector  et  genernlis  et  perpe- 
tiius  Dominus  civitatis  Ferrariae  »  .  Le  pape  Urbain  IV  ratifia 
ce  choix  et  recommanda  aux  Guelfes  d'obéir  à  Obizzo,  que 
l'on  trouve  désigné  dans  les  lois  comme  «  seigneur  perpétuel 
de  Ferrare  par  la  grâce  de  Dieu  et  du  Saint-Siège  (1)  ».  A 
l'exemple  des  Ferrarais,  les  habitants  de  Modène  (1288)  (2) 
et  de  Reggio  (1290)  se  donnèrent  à  lui  (3).  Les  ennemis  ce- 
pendant ne  lui  manquèrent  pas  :  deux  tentatives  de  sédition 
se  produisirent,  et,  à  sa  table,  un  Bolonais  le  frappa  d'un  coup 
de  couteau  au  visage,  sans  réussira  le  tuer.  L'ensemble  de  son 
règne,  toutefois,  fut  assez  calme,  et  les  fêtes  se  multiplièrent 

(1)  La  meilleure  entente  régna  aussi  entre  Obizzo  et  Rodolphe  de  Habsbourg. 

(2)  Obizzo  lit  commencera  Modène  un  château  fortilié qu'acheva  son  successeur 
Azzo  VIII,  mais  qui  fut  bientôt  détruit,  quand  le  peuple  reprit  son  indépendance. 
Les  Este  ayant  été  rappelés  en  1336,  le  château  fut  reconstruit.  Il  a  été  remplacé 
au  dix-septième  siècle  par  le  palais  royal,  mais  Domenico  Lana  en  a  reproduit  la 
façade  (1633)  dans  le  grand  tableau  qui  orne  la  salle  du  Conseil  communal  de 
Modène,  et  qui  représente  S.  Geminiano  et  la  Vierge.  (G.  Campobi,  Gli  architetti 
e  gV  ingegneri  degll  Estensi,  p.  2.) 

(3)  Ces  deux  villes  appartinrent  dès  lors  aux  souverains  de  Ferrare,  qui  ne  les 
perdirent  que  momentanément.  Elles  relevaient  de  l'Empire. 


6  L'ART    FEIUIARATS. 

dans  la  ville  et  à  la  cour.  En  1279,  il  fut  décidé  que  désor- 
mais, le  jour  de  l'Assomption,  il  se  ferait  des  courses  de  che- 
vaux, et  que  le  vainqueur  recevrait  un  bidet  [i^onzino) ,  un 
épervier  et  deux  braques.  Une  autre  ordonnance,  publiée  peu 
après,  prescrivit  «  ut  in  festo  Beati  Georgii  equi  currant  ad 
palliuin  et  porchettam  et  gallum  »  .  Lors  du  mariage  d'Azzo, 
fils  aine  d'Obizzo,  avec  Jeanne  Orsini,  arrière-petite-nièce  du 
pape  Nicolas  III  (1282),  de  brillants  tournois  se  succédèrent 
depuis  le  jour  de  saint  Michel  jusqu'au  jour  de  saint  François, 
et  quand  le  marquis  ramena  de  Vérone,  où  il  l'avait  épousée, 
la  fille  aînée  d'Alberto  délia  Scala,  seigneur  de  Vérone  (1289), 
il  ordonna  des  fêtes  plus  magnifiques  encore  (1).  Ces  réjouis- 
sances empêchaient  le  peuple  d'écouter  les  suggestions  des 
ambitieux  toujours  prêts  à  souffler  la  rébellion,  et  augmen- 
taient au  dehors  le  renom  de  la  maison  régnante. 

En  même  temps ,  le  goût  des  beaux  livres  manuscrits 
commençait  à  se  manifester.  La  Commune  fit  exécuter  pour 
la  cathédrale ,  en  l'honneur  de  la  sainte  Vierge  et  de  saint 
Georges  ,  une  Bible  en  deux  volumes.  Un  de  ces  volumes 
ayant  été  mis  en  gage  par  les  chanoines,  un  décret  en  ordonna 
la  restitution,  et  des  mesures  furent  prises  pour  que  la  pré- 
cieuse Bible,  conservée  en  lieu  sûr,  ne  sortit  plus  de  la  cathé- 
drale. 

Le  plus  ancien  architecte  que  l'on  connaisse  au  service  de 
la  maison  d'Esté,  Amadio  ou  Armanno  di  Bongiiadagni,  ajouta 
au  palais  d'Obizzo  en  1283  la  tour  de  F  Horloge,  dite  tour  de 
Rigohello,  dont  la  foudre  détruisit  une  partie  en  1536,  et  qui 
disparut  complètement  en  1553  (2). 

Dante  a  relégué  Obizzo  dans  l'enfer  avec  les  princes  vio- 
lents, et  raconte  qu'il  fut  étranglé  par  son  fils  Azzo  (3).  Il  ne 
semble  pourtant  pas  qu'Obizzo  ait  eu  plus  de  méfaits  sur  la 

(i)  Obizzo  se  maria  deux  fois.  Il  épousa  du  vivant  de  son  père  ;  1263}  Giaconia 
de'  Fiesclii  de  Gênes,  qui  mourut  en  1287.  Costanza  délia  Scala  fut  sa  seconde 
femme. 

(2)  G.    Campori,  GH  aicliitetli  e  rji  incjegneri  ilegli  Estensi,  p.  9. 

(3)  Chant  XII,  vers  110.  —  Obizzo  eut  deux  autres  fils,  Aldobrandino  etFran- 
cesco,  dont  il  sera  bientôt  question. 


LIVRE   PREMIER.  7 

conscience  que  nombre  de  ses  contemporains  (1),  et  si,  à 
l'époque  du  poète,  on  attribuait  à  un  parricide  la  mort  du 
marquis  de  Ferrare  (2),  aucun  document,  selon  Frizzi,  ne  con- 
firme cette  tradition.  Obizzo  fut  enseveli  dans  l'église  de  Saint- 
François  (1293). 

Au  milieu  des  luttes  qui  suivirent  le  règne  à'Azzo  fils  et 
successeur  d'Ohizzo  (3),  la  domination  des  Este  cessa  quelque 
temps  à  Ferrare.  Fresco,  fils  naturel  d'Azzo,  se  croyant  dans 
l'impossibilité  de  résister  à  son  oncle  François  d'Esté,  un  des 
frères  d'Azzo  (4),  que  soutenait  Clément  V,  céda  ses  droits 
aux  Vénitiens,  chez  lesquels  il  se  retira.  Une  guerre  atroce, 
pendant  laquelle  François  d'Esté  fut  assassiné,  s'ensuivit  entre 
les  troupes  de  la  République  et  celles  du  Pape.  Clément  V 
victorieux  disposa  de  Ferrare  en  maître  et  nomma  vicaire  du 
Saint-Siège  dans  cette  ville  Robert  roi  de  iSaples,  qui  la  gou- 
verna par  ses  délégués,  dont  le  joug  exécré  dura  depuis  1312 
jusqu'à  1317.  Après  avoir  chassé  les  Gascons,  le  peuple  pro- 
clama seigneurs  de  Ferrare  les  neveux  d'Azzo  d'Esté,  c'est-à- 
dire  Rinaldo,  Obizzo  et  Nicolas  I",  fils  d'Aldobrandino,  Azzo 
et  Bertoldo,  fils  de  François  (5),  qui  encoururent  avec  tous  les 
citoyens  les  censures  de  l'Église.  Une  réconciliation  cependant 
était  désirable  pour  le  Pape  aussi  bien  que  pour  ceux  qui 
l'avaient  bravé  :  elle  eut  lieu  à  la  fin  de  1328  et  fut  célébrée 
par  des  jeux  et  des  tournois.  Peu  après,  le  Souverain  Pontife 
nomma  Rinaldo^  Obizzo  et  Nicolas  I"  (tous  les  trois,  nous 
l'avons  dit,  fils  d'Aldobrandino)  vicaires  du  Saint-Siège  à 
Ferrare  pour  dix  ans,   sous  la  condition  de  payer  dix  mille 


(1)  Il  tenta  de  s'emparer  de  Mantoue  en  feignant  de  vouloir  concilier  les  partis 
qui  divisaient  la  ville  ;  mais  son  dessein  fut  pénétré,  et  il  dut  s'enfuir  précipitam- 
ment. Sa  conduite  privée  ne  fut  pas  non  plus  sans  reproche.  Dante  rapporte  que 
la  belle  Gliisola  fut  sa  maîtresse  (chant  XVIII,  vers  56),  et  Frizzi  mentionne  qu'il 
eut  deux  enfants  naturels. 

(2)  Azzo,  aidé  de  son  frère  Aldobrandino,  aurait  tué  Obizzo  parce  que  celui-ci 
destinait  le  trône  de  Ferrare  à  François,  son  troisième  fds, 

(3)  Azzo  mourut  en  1308. 

(4)  L'autre  fut  Aldobrandino. 

(5)  C'est  probablement  sous  le  règne  de  ces  princes  que  Giotto  exécuta  des 
peintures  dans  l'ancien  palais  des  souverains  de  Ferrare. 


8  L'AI\T   FEURARAIS. 

florins  d'or  par  an,  et  il  leur  conféra  l'investiture  en  1332. 
L'autorité  des  Este  s'exerçait  donc  en  vertu  d'un  titre  légitime 
et  officiellement  reconnu.  On  eut  pu  croire  qu'une  cordiale 
entente  allait  régner  entre  les  légats  pontificaux  et  les  souve- 
rains de  Ferrare.  Il  n'en  fut  rien.  De  part  et  d'autre  on  s'aban- 
donna aux  violences  et  aux  perfidies,  et  des  collisions  achar- 
nées ensanglantèrent  Ferrare,  dont  le  légat  Beltramo  dal 
Poggetto  essaya  de  s'emparer. 

Après  la  mort  de  Rinaldo  (1335),  Obizzo,  quoique  parta- 
geant le  pouvoir  avec  son  autre  frère  Nicolas  I",  eut  la  haute 
main  dans  la  direction  des  affaires.  Il  se  signala  par  sa  magni- 
ficence et  sa  lilîéralité.  Ayant  à  négocier  avec  Venise,  il  s'y 
rendit  sur  un  navire  qui  excita  une  vive  admiration  :  ce  navire, 
dont  la  disposition  avait  été  imaginée  par  Ser  Dino,  son  cham- 
bellan, se  composait  de  plusieurs  étages,  avec  des  chambres 
très  richement  meublées,  où  1  on  avait  réuni  tout  ce  qui  peut 
contribuer  aux  aises  de  la  vie.  A  l'occasion  de  plusieurs  ma- 
riages dans  la  famille  Gonzague,  le  même  prince  offrit  aux 
nouveaux  époux  six  vêtements  d'écarlate,  six  vêtements  re- 
haussés d'argent,  quatre  chevaux  et  des  harnais  dorés.  Nombre 
de  grands  personnages,  princes,  ambassadeurs,  évêques,  con- 
statèrent h  Ferrare  sa  courtoisie  et  la  bonne  grâce  de  son 
accueil  :  tels  furent  le  duc  Guarnieri,  qui  consentit  sur  ses 
instances  à  licencier  la  Grande  Compagnie,  fameuse  pour  ses 
excès  et  ses  cruautés,  et  Jean  Villani,  qui  figura  parmi  les  otages 
remis  au  marquis  de  Ferrare  par  les  Florentins  et  par  Mastino 
délia  Scala,  lorsque  Mastino  eut  vendu  la  ville  de  Lucques  aux 
Florentins.  A  la  cour  d'Obizzo  se  trouvait  un  bouffon,  nommé 
Gonnella,  auquel  Franco  Sacchetti  (1)  a  consacré  sa  vingt- 
septième  Nouvelle,  et  dont  les  facéties  nous  ont  été  transmises 
dans  un  volume  imprimé  à  Venise  en  1548  et  dans  un  poème 
de  Cesare  Becelli,  publié  à  Vérone  en  1739.  Auprès  d  Obizzo 
vécut  aussi  un  poète  ferrarais  de  quelque  renom,  Antonio  dal 
Beccaio  ou  de  Beccari  :  le  bruit  s'étant  répandu  que  Pétrarque 

(1)   Sacclietli  naquit  à  Florence  vers  1335  et  mourut  vers  1402. 


LIVRE    PREMIER.  9 

était  mort  en  se  rendant  à  Naples  pour  s'acquitter  d'un  mes- 
sage du  pape  Clément  VI,  Antonio  composa  une  canzone  à 
laquelle  l'illustre  écrivain  ne  tarda  pas  à  répondre  par  un 
sonnet  (1).  Selon  Franco  Sacchetti,  Antonio  dal  Beccaio  était 
un  homme  de  cour  fort  irréligieux  ;  Pétrarque  le  taxe  seule- 
ment de  versatilité  (2). 

L'investiture  accordée  parle  Pape  expira  en  1342.  Obizzo, 
en  1344,  en  obtint  le  renouvellement  pour  neuf  ans;  puis, 
en  1351,  pressentant  sa  fin  prochaine,  il  fit  accorder  h  lui 
et  à  ses  fils  une  prorogation  de  dix  ans.  L'année  suivante,  il 
n'existait  plus.  On  lui  fit  dans  l'église  de  Saint- François , 
à  la  lueur  de  trois  cents  torches,  des  funérailles  magnifiques 
auxquelles  assistèrent  trois  évéques.  C'est  sous  son  règne  que 
parut  la  première  monnaie  frappée  au  nom  d'un  prince 
d'Esté. 

Il  laissait  onze  enfants  qu'il  avait  légitimés  en  épousant 
leur  mère,  la  belle  Lippa  ou  Filippa  Ariosti,  fille  de  Giacomo 
Ariosti,  noble  bolonais,  quand  celle-ci  fut  sur  le  point  d'expi- 
rer. Sa  femme  légitime,  Giacoma  di  Romeo  de'  Pepoli,  morte 
en  1341 ,  ne  lui  avait  point  donné  de  postérité. 

Obizzo  eut  comme  successeur  son  iîls  aine  Aldobrandino,  qui 
obtint  dès  1360,  non  seulement  en  sa  faveur,  mais  en  faveur 
de  trois  de  ses  frères,  le  renouvellement  du  vicariat  de  Ferrare, 
pour  sept  ans,  et  qui  mourut  en  1361. 

(1)  La  canzone  a  été  insérée  parmi  les  Biine  antiche  de  la  Bella  inano  de 
Giusto  de'  Conti,  et  l'on  peut  lire  le  sonnet,  commençant  par  ces  mots  :  «  Quelle 
pietose  rime  in  cliio  m'accorsi  «  ,  dans  les  œuvres  de  Pétrarque  (édition  Le 
Monnier,  Florence,  1854,  p.  426). 

(2)  Un  neveu  d'Antonio  écrivit  également  des  poésies  et  composa  un  traité 
intitulé  :    "  Regulœ  singnlares.  » 


10  I/ART    FERRABAIS. 


III 

NICOLAS    II    LE    BOITEUX. 
(Né  en  1338,  il  régna  de  1361  à  1388.) 


Aldobrandino  fut  remplacé,  non  pas  par  ses  fils,  mais  par 
son  frère  Nicolas  II  Zoppo  (le  Boiteux),  qui  avait  été  compris 
clans  la  dernière  investiture.  Nicolas  II  rehaussa  singulièrement 
le  renom  de  sa  famille  par  la  sagesse  de  sa  politique,  par  l'éclat 
de  sa  cour,  par  son  goût  pour  les  lettres  et  les  arts. 

De  concert  avec  ses  voisins,  11  s'efforça  de  mettre  un  frein  à 
l'ambition  dévorante  de  Barnabe  Yisconti,  négocia  avec  les 
seigneurs  de  l'Italie  pour  délivrer  le  pays  des  bandes  merce- 
naires et  des  capitaines  d'aventure,  fut  choisi  comme  arbitre 
à  l'occasion  de  certains  différends  entre  Venise  et  Padoue, 
entre  Padoue  et  Trévise  (1). 

Il  hébergea  magnifiquement  dans  son  palais  Malatesta  Un- 
ghero  et  Galeotto,  seigneurs  de  Rimini,  en  l'honneur  desquels 
il  donna  un  tournoi;  le  comte  d'Urbin,  Jacques  d'Aragon,  se- 
cond mari  de  Jeanne,  reine  de  Naples,  h  qui  il  fit  présent  de 
deu\  chevaux;  Amédée  VI,  comte  de  Savoie;  Charles  IV^avecf?''ii"'-7" 
sa  femme  (2),  et  Valentine  Visconti  qui  arriva  avec  six  cent  qua- 
rante-six chevaux  en  se  rendant  à  Venise  (3) . 

Nicolas  II  ne  craignait  pas  de  se  déplacer.  Il  alla  plusieurs 
fois  à  Venise,  soit  pour  visiter  le  roi  de  Chypre,  qu'il  convia  à 
un  somptueux  festin,  soit  pour  y  jouir  du  magnifique  palais  que 
la  République  lui  avait  donné  par  reconnaissance  pour  d'im- 

(1)  Il  avait  épousé  en  1362  Verde  délia  Scala,  qui  mourut  à  Venise  en  1394. 

(2)  Ils  entrèrent  achevai  dans  la  ville;  Malatesta  Unjjliero  tenait  par  la  bride 
le  cheval  de  l'Empereur;  Ugo  et  Alberto,  frères  de  Nicolas  II,  conduisaient  le 
cheval  de  l'Impératrice. 

(3)  Valentine  devait  ensuite  gagner  l'ile  de  Chypre,  dont  elle  allait  devenir  la 
reine. 


LIVRE   PREMIER.  11 

portants  services  (1).  Avec  une  suite  de  deux  cent  vingt-cinq 
personnes,  il  entreprit  un  pèlerinage  à  Rome,  où  il  résida  cinq 
jours.  Il  fit  aussi  le  voyage  d'Avignon,  et  c'est  lui,  dit-on,  qui 
décida  le  pape  Urbain  V,   si  vivement  sollicité  déjà  par  Pé- 

Jl,('^'  trarque,  à  ramener^le  Saint-Siège  à  Rome.  Le  rendez-vous  des 
princes  qui  devaient  accompagner  le  Souverain  Pontile  fut  fixé 
àViterbe,  et,  pendantle trajet  entre  cette  ville  et  Rome,  la  garde 
de  la  personne  d'Urbain  Y  fut  confiée  à  Nicolas  II.  On  se  mit  en 
marche  le  14  octobre  1367  et  l'on  arriva  dans  la  matinée  du  16, 
un  samedi,  devant  la  capitale  de  la  chrétienté.  Le  Pape  res- 
semblait «  à  un  roi  conquérant  à  la  tète  de  son  armée  (2)  »  , 
tant  étaient  nombreux  les  chevaliers  bardés  de  fer  qui  l'entou- 
raient. Il  montait  un  cheval  blanc  dont  le  comte  Amédée  de 
Savoie  et  le  marquis  d'Ancône  tenaient  les  brides.  Ridolfo 
Yarano,  seigneur  de  Camerino,  portait  l'étendard  de  l'Église, 
tandis  que  IMalatesta  Unghero  commandait  les  hommes  d'armes 
pontificaux.  ^  Plus  de  deux  mille  évéques,  abbés,  prieurs,  clercs 
de  tout  grade,  sans  compter  onze  cardinaux,  grossissaient  le 
cortège.  On  eût  dit  que  le  Pape  ramenait  d'une  longue  capti- 
vité le  clergé  de  la  chrétienté.  Celui  de  Rome,  les  magistrats 
et  le  peuple  allèrent  à  la  rencontre  d'Urbain  V,  en  chantant 
des  hymnes  et  des  psaumes,  avec  des  palmes,  des  fleurs  et  des 
bannières.  On  se  dirigea  vers  la  basilique  de  Saint-Pierre,  sur 
le  seuil  de  laquelle  Nicolas  II,  obéissant  à  l'ordre  du  Pape,  créa 
douze  chevaliers,  après  quoi  Urbain  Y  prit  place  sur  la  chaire 
de  saint  Pierre,  où  aucun  pape  ne  s'était  assis  depuis  soixante- 
treize  ans  (3).  " 

13^7  De  retourna  Ferrare,  Nicolas  II  eut  l'honneur  de  recevoir 

Pétrarque  à  sa  cour.  En  se  rendant  de  Padoue  h  Rome,  où  il 
allait  rendre  hommage  à  Urbain  Y,  Pétrarque  passa  par  Fer- 
rare  et  y  fut  reçu  avec  tous  les  égards  qu'il  méritait.  L'illustre 
poète  ayant  été  pris  d'évanouissements  qui,  pendant  quelques 
heures,  firent  croire  à  sa  mort,  le  marquis  et  son  frère  Ugo  lui 

(1)  Voyez,  plus  l<jin,  les  pa{]es  consacrées  au  palais  des  princes  d'Esté  à  Venise. 

(2)  Ghegorovius,  Gcschiclitc  der  Stadt  Roui  itn  Mittclalter,  t.  VI,  p.  Wô. 

(3)  Ibid.,  p.  427. 


IJ  L'ART    FERRARAIS. 

prodiguèrent  les  soins  les  plus  tendres  et  ne  s'épargnèrent  au- 
cune peine  pour  le  guérir.  Tjgo  venait  le  voir  jusqu'à  trois  et 
(luatrc  lois  par  jour.  Après  son  rétablissement,  Pétrarque  n'osa 
pas  continuer  son  voyage  et  regagna  Padoue.  Il  entretint  avec 
les  princes  d'Esté  une  correspondance  qui  témoigne  d'une 
amitié  réciproque.  Dans  une  de  ses  lettres,  il  reproche  à  Ugo 
de  trop  risquer  sa  vie  à  l'occasion  des  jeux  chevaleresques. 
Quand  Ugo  mourut,  il  écrivit  à  Nicolas  II  combien  cette  perte 
l'affligeait  lui-même. 

Quelques  années  plus  tard,  un  architecte  de  grand  mérite, 
qui  était  aussi  ingénieur,  se  fixa  à  Ferrare  et  entra  au  service 
du  marquis.  Il  s'appelait  Bartolino da  Novara  (I).  C'est  lui  qui 
est  l'auteur  du  plus  beau  monument  de  Ferrare,  du  Castello, 
sorte  de  château  fort,  que  Nicolas  II  lui  fit  construire,  après  le 
meurtre  de  son  conseiller  Thomas  de  Tortone,  pour  se  mettre 
à  l'abri  des  soulèvements  et  des  exigences  populaires  (2). 

Sous  le  même  règne  parut  à  Ferrare  la  première  horloge  pu- 
blique :  elle  fut  placée  sur  la  tour  de  l'ancien  palais  des  princes 
d'Esté. 

Une  nouvelle  monnaie,  la  lira  deinarchesini,  fut  inaugurée 
sept  ans  avant  la  mort  du  marquis. 

Nicolas  II  occupait  encore  le  trône,  quand  Giovanni  Tavelli 
da  Tossignano,  qui  devait  plus  tard  devenir  évêque  de  Ferrare, 
fut  appelé  à  être  prieur  des  Jésuates,  récemment  installés  dans 
la  ville. 

En  1372,  le  pape  Grégoire  XI,  successeur  d'Urbain  V,  con- 
firma Nicolas  II  dans  la  possession  du  titre  de  vicaire  du  Saint- 
Siège  à  Ferrare,  dont  le  renouvellement  avait  été  obtenu  en 
1366.  Cette  fois  l'investiture  fut  donnée  à  vie.  Elle  fut  égale- 
ment accordée  sur-le-champ  à  Albert  d'Esté,  qui  succéda  à  son 
frère  Nicolas  II  en  1388. 

(1)  Tamlis  que  la  ville  de  Novare  fournissait  un  architecte  à  la  ville  de  Ferrare, 
un  architecte  fcrrarais  du  nom  de  Jean  construisit  à  Vérone,  avec  Giaconio  da 
Gozo,  pour  Cansijjnorio  délia  Scala,  le  majestueux  et  robuste  Ponte  délie  Navi, 
que  rAdi{;e  ne  parvint  pas  à  endommager  avant  1757. 

(2)  Voyez,  plus  loin,  V Histoire  du  Castello  (livre  II,  ch.  m). 


LIVRE    PREMIER.  13 


IV 


ALBERT    D    ESTE. 
(^é  en  134.-,  il  régna  de  1388  à  1393.) 

Albert  d'Esté  signala  le  coiiimeiiceraent  de  son  règne  par 
d'épouvantables  cruautés.  Ayant  découvert  un  complot  tramé 
contre  sa  vie  par  sou  neveu  Obizzo,  fils  d'Aldobrandino,  il  fit 
couper  la  tête  à  Obizzo  et  à  la  mère  de  celui-ci;  un  complice, 
Jean  de  Brescia,  fut  pendu,  après  avoir  été  traîné  par  des  cbe- 
vaux  à  travers  la  ville,  et  sa  femme,  Costanza  de'  Quintavalli, 
fut  brûlée;  le  frère  de  Costanza,  ainsi  que  Jean  d'Esté,  frère 
bâtard  d'Albert,  et  sa  femme,  sans  compter  plusieurs  autres 
personnages,  furent  torturés  avec  des  tenailles  rougies  au  feu, 
pendus  bors  de  la  ville  et  laissés  sans  sépulture. 

Homme  d'âpre  énergie  et  de  passions  ardentes,  Albert  d'Esté 
brava  le  blâme  de  l'opinion  en  épousant  Giovanna,  fille  de 
Cabrino  de'  Roberti  de  Reggio,  un  de  ses  cliambellans  (1388). 
Des  fêtes  prolongées  suivirent  ce  mariage,  célébré  dans  la  grande 
salle  du  palais  :  pendant  cinq  jours,  il  y  eut  table  ouverte  à  la 
cour,  et  plusieurs  carrousels  fournirent  aux  gentilshommes  et 
aux  citoyens  l'occasion  non  seulement  de  déployer  leur  a'dresse, 
mais  d'exhiber  les  costumes  les  plus  brillants  elles  plus  variés. 

La  ville  de  Ferrare  dut  à  son  nouveau  souverain  un  accrois- 
sement de  prospérité  et  de  notables  embellissements.  Albert 
favorisa  l'introduction  du  foulage  de  la  laine,  fit  paver  la 
grande  place  et  construire  le  palais  qui  fut  ap{)elé  dans  la  suite 
le  palais  du  Paradis  et  où  l'Université  fut  installée  en  1567. 
C'est  également  sur  son  ordre  que  furent  édifiés  le  palais  de 
Schifanoia,  accru  et  décoré  de  remarquables  peintures  sous 
Borso,  et  le  palais  de  Belfiore  (  1  ) , 

(1)   Voyez  plus  loin  les  pages  consacrées  à  ces  trois  palais. 


14  L'AllT   FEIIUARAIS. 

Le  pèlerinage  du  prince  à  Rome,  lors  du  jubilé  de  1391,  fut 
un  des  événements  les  plus  mémorables  de  son  règne  par  les 
heureuses  couséquences  qu'il  eut  pour  les  Ferrarais  comme 
pour  le  chef  de  la  maison  d'Esté.  Albert  partit  le  premier  jour 
du  carême,  avec  une  suite  de  trois  cent  vingt  personnes  à  che- 
val, en  costume  de  pénitents.  On  avait  couvert  de  teintes 
sombres  les  bannières  et  les  lances  des  gardes.  Le  cortège  tra- 
versa la  Roniagne  et  Rimini,  se  grossissant  de  jour  en  jour.  A  un 
mille  de  Rome,  AlbeA  trouva  sur  son  passage  cinq  cardinaux, 
le  grand  maître  des  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  et  un 
nombre  considérable  de  nobles  romains,  venus  à  sa  rencontre. 
Boniface  IX  réservait  à  Albert  les  marques  d'une  bienveillance 
toute  particulière,  à  laquelle  les  calculs  de  la  politique  n'étaient 
pas  étrangers.  Le  détacher  de  Jean  Galéas  Yisconti,  qui  visait 
à  opprimer  le  parti  guelfe  dans  l'Italie  supérieure,  était  un  des 
desseins  qui  lui  tenaient  le  plus  au  cœur.  Il  admit  à  sa  table  le 
marquis  de  Ferrare,  légitima  Nicolas  (1),  fds  naturel  d'Albert 
et  d'Isotta  Albaresani,  femme  très  lettrée,  dit-on,  renonça  à 
exiger  le  payement  d'une  redevance  arriérée,  diminua  celles  de 
l'avenir,  renouvela  l'investiture  et  remit  à  son  visiteur  la  rose 
d'or.  A  ces  faveurs,  il  en  ajouta  deux  autres  très  précieuses 
pour  la  ville  de  Ferrare.  Il  accorda  au  prince  d'Esté  le  droit  de 
fonder  une  Université,  semblable  à  celles  de  Bologne  et  de 
Paris,  où  l'on  enseignerait  toutes  les  sciences  sacrées  et  pro- 
fane et  où  le  laurier  de  docteur  serait  donné  par  l'évéque  aux 
candidats  jugés  dignes  de  cet  honneur.  Il  promit,  en  outre,  de 
publier  une  bulle  pour  faciliter  la  transmission  des  immeubles 
séculiers  sur  lesquels  étaient  établis  des  droits  ecclésiastiques, 
ce  qu'il  fit  le  13  février  1392. 

Avant  de  rentrer  à  Ferrare,  Albert  passa  par  la  Toscane.  A 
Florence,  on  lui  donna  quatre  chevaux  couverts  d'écarlate  et 
quelques  objets  en  argent.  De  Florence  il  se  rendit  à  Bologne, 
logea  chez  l'évéque,  dîna  avec  les  Anciens,  reçut  de  la  Com- 
mune deux  chevaux  et  trois  morceaux  de  drap  d'or.  Ses  su- 

(1)   Nicolas  naquit  en  1383. 


LIVRE    PREMIER.  15 

jets  se  portèrent  au-devant  de  lui  pour  l'acclamer.  Pendant 
trois  jours,  les  fêtes  ne  cessèrent  pas  à  Ferrare  ;  il  y  eut  des 
joutes,  des  courses  d'hommes,  de  femmes,  d'ânes,  de  che- 
vaux. Les  menuisiers  traînèrent  sur  un  char  à  travers  la  ville 
un  château  en  bois  qu'ils  venaient  de  construire,  ce  qui  leur 
valut  un  cadeau  du  marquis. 

Peu  après  le  retour  d'Albert,  on  s'occupa  d'établir  l'Univer- 
sité. Les  Sages  constituèrent  des  honoraires  pour  les  profes- 
seurs. Parmi  les  maîtres  que  l'on  appaia  figuraient  les  juris- 
consultes Egidiolo  Cavitelli,  de  Crémone,  et  Bartolomeo 
Saliceto,  de  Bologne.  Ce  dernier  avait  exercé  dans  sa  patrie 
des  charges  publiques  et  des  ambassades.  En  1389,  il  fut 
soupçonné  d'avoir  pris  part  à  une  conjuration  avant  pour  but 
de  livrer  Bologne  à  Jean  Galéas  Yisconti  ;  s'il  obtint  son  par- 
don, il  perdit,  du  moins,  une  partie  de  l'estime  publique  et 
quitta  sa  ville  natale  pour  la  cour  d'Albert  d'Esté,  décision  qui 
provoqua  la  confiscation  de  ses  biens  (1). 

Lorsque  la  bulle  promise  par  Boniface  IX  eut  été  promul- 
guée, les  Sages  votèrent  à  Albert  (1393)  une  statue  de  marbre, 
que  l'on  voit  encore  sur  la  façade  de  la  cathédrale.  Le  prince 
y  est  représenté  avec  le  costume  de  pénitent  qu'il  portait  en 
faisant  le  fructueux  pèlerinage  de  Rome,  et  il  tient  de  la  main 
gauche  la  précieuse  bulle,  écrite  en  caractères  d'or. 

Vers  la  même  époque  eut  lieu  un  magnifique  tournoi.  Les 
jouteurs,  au  nombre  de  cinquante,  formaient  deux  groupes 
avec  des  costumes  distincts,  verts  et  rouges.  Plusieurs  objets 
en  argent  doré  récompensèrent  les  vainqueurs,  qui  furent 
Alberto  Roberti,  fils  de  Gabrino,  du  côté  des  verts,  et  un  Alle- 
mand nommé  Frizolin,  du  côté  des  rouges. 

A  cette  fête  profane  succéda  bientôt  une  fête  religieuse  : 
le  jour  de  la  Pentecôte  1393,  Niccolô  Roberti,  pour  qui  Albert 
avait  obtenu  du  Pape  l'évêché  de  Ferrare,  fut  pompeusement 

(1)  Il  mourut  le  29  liéceiubre  1412.  Son  tombeau,  exécuté  la  iiièuie  année  par 
André  de  Fiesole,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  l'André  de  l' iesole  Ferrucci) 
dont  parle  Vasari,  se  trouve  dans  le  Museo  civlco,  à  Hologne.  Il  fut  d'aliord 
placé  dans  l'église  de  Saint-Dominique. 


16  L'ART    FEUUARAIS. 

consacré  dans  la  cathédrale  par  les  évêques  de  Padoue,  de 
Modène  et  de  Gervia,  et  reçut,  le  lendemain,  de  splendides 
cadeaux,  à  l'issue  d'une  messe  solennellement  chantée.  Niccolô 
Roberti  était  beau-frère  du  marquis. 

Dans  les  derniers  jours  de  sa  vie,  Albert  prit  toutes  les 
précautions  nécessaires  pour  assurer  ses  biens  et  ses  États  à 
son  fds  Nicolas,  âgé  de  dix  ans,  dont  il  épousa  peut-être  la 
mère  avant  de  mourir.  Craignant  la  compétition  d'Azzo  di 
Francesco  di  Bertoldo,  qui,  par  sa  mère,  se  rattachait  aux 
Visconti,  il  fit,  de  son  vivant,  reconnaître  Nicolas  comme  sou- 
verain de  Ferrare  par  les  Sages  et  les  principaux  citoyens  con- 
voqués dans  la  grande  salle  du  palais,  et  lui  concilia  la  bien- 
veillance de  la  foule  en  ouvrant  les  prisons  de  la  Commune  et 
du  Castello.  Afin  d'étouffer  toute  velléité  d'opposition,  il 
demanda  des  troupes  à  Venise,  à  Mantoue,  à  Florence,  à 
Padoue,  qui  ne  les  refusèrent  pas.  Toutes  les  mesures  de  sûreté 
étaient  prises  quand  il  mourut.  Une  grande  magnificence 
rehaussa  la  pompe  de  ses  funérailles,  qui  eurent  lieu  à  Saint- 
François.  Après  la  cérémonie,  le  peuple,  réuni  dans  une  des 
cours  du  château,  acclama  le  jeune  prince,  que  lui  présenta 
Albertino  Giocoli,  vieillard  appartenant  à  une  illustre  famille 
ferraraise,  et,  quelques  jours  plus  tard,  Giocoli,  au  nom  de  la 
Commune,  remit  à  Nicolas  III  le  bâton  de  commandement. 


V 


NICOLAS     III    (I). 
(Né  le  9  novembre  1383,  il  régna  île  1393  à  1441.) 

Albert  d'Esté  avait  eu  bien  raison  de  regarder  Azzo  di  Fran- 
cesco  di  Bertoldo  comme  un  dangereux  rival  pour  son  fils. 

(1)    Il  a  été  déj'i  question  de  Nicolas  III,  p.  14  et  J6. 


LIVRE   PREMIER.  17 

Azzo  comptait  à  Ferrare  et  dans  les  villes  voisines  de  nombreux 
partisans. Ceux-ci  complotèrent  de  tuer  les  principaux  conseil- 
lers du  jeune  marquis  et  d'empoisonner  le  marquis  lui-même, 
mais  on  découvrit  leurs  desseins.  Plusieurs  citoyens  furent 
décapités.  Quant  à  ceux  qui  s'échappèrent,  on  confisqua  leurs 
biens,  on  rasa  leurs  maisons  et  Ton  promit  des  récompenses 
à  quiconque  les  livrerait  vivants  (1394).  Azzo  commettant  des 
actes  d'hostilité  sur  le  territoire  de  Ferrare,  Filippo  Roberti 
et  Giovanni  dal  Sale,  deux  des  membres  du  conseil  de  régence, 
entreprirent  de  le  faire  assassiner  par  le  comte  Giovanni  di 
Barbiano  (1),  qui  les  dupa  en  faisant  poignarder  un  homme 
obscur  affublé  des  vêtements  d'Azzo  et  en  exigeant,  avant 
qu'on  eût  découvert  sa  fourberie,  la  récompense  convenue 
(1395)  (2).  Peu  après,  Azzo  excita  un  soulèvement  à  Porto- 
maggiore.  Astorgio  Manfredi,  seigneur  de  Faënza,  mis  à  la 
tète  des  troupes  ferraraises ,  l'y  poursuivit,  s'empara  de  lui 
après  un  combat  acharné,  et  le  conduisit  h  Ferrare,  où  l'on 
procéda  à  la  punition  des  principaux  rebelles  :  les  uns  furent 
décapités  ou  expirèrent  sur  le  gibet,  les  autres  furent  torturés 
avec  des  tenailles  ou  écartelés,  et  leurs  membres  furent  sus- 
pendus sur  la  rive  du  Pô.  Azzo  échappa  au  supplice  qu'il 
attendait.  Astorgio  Manfredi  l'emmena  à  Faënza  et  l'y  garda 
prisonnier,  donnant  son  fils  comme  caution  de  sa  propre  bonne 
foi,  puis  se  déchargea  de  sa  responsabilité  en  remettant  le  pri- 
sonnier à  la  Piépublique  de  Venise,  qui  le  relégua  dans  l'île  de 
Candie  (1400).  Quatre  ans  plus  tard,  la  guerre  ayant  éclaté 
entre  Venise  et  Nicolas  III,  Azzo  fut  rendu  à  la  liberté  afin 
qu'il  servit  d'épouvantail  au  marquis  de  Ferrare.  Sa  mort, 
vers  1411,  délivra  le  fils  d'Albert  d'Esté  d'un  souci  en  quelque 
sorte  permanent. 

Pour  Nicolas  III,  comme  pour  la  plupart  des  princes  de  son 
temps,  tous  les  actes  de  perfidie  ou  de  cruauté  paraissaient 

(1)  Nous  reparlerons  de  cet   épisode,  à  propos    de  l'architecte  Rartolino  da 
Novara,  dans  le  ch.  i  du  liv.  II. 

(2)  En  août  1399,  les  Ferrarais  et  les  Bolonais  attaquèrent  ensemble  Giovanni 
di  Barbiano,  qui  fut  fait  prisonnier  et  eut  la  tête  tranchée  à  Bologne. 

T.  2 


18  L'ART    FERRARAIS. 

permis  quand  il  s'afjissait  de  se  débarrasser  d'un  adversaire, 
de  punir  une  sédition,  de  venger  une  injure.  Ces  sentiments 
lui  avaient  été  inculqués  par  l'éducation  et  par  de  mémorables 
exemples.  N'avait-il  pas  vu  dès  sa  jeunesse  ses  conseillers  cher- 
chant à  faire  assassiner  Azzo  par  le  comte  Giovanni  di  Bar- 
biano  ?  N'était-il  pas  le  contemporain  de  Jean  Galéas  Visconti 
et  de  tant  d'autres  tyrans  sanguinaires?  En  1409,  après  de 
longues  escarmouches  contre  Ottobuono  Terzy,  maître  de 
Parme  et  de  Reggio,  aussi  féroce  et  aussi  expert  en  trahisons 
qu'Ezzelino  de  Vérone^  il  accepta  une  entrevue  avec  son 
ennemi  ;  mais  à  peine  fut-il  en  présence  d'Ottobuono  que  ses 
compagnons  se  jetèrent  sur  celui-ci  et  le  massacrèrent  (1). 
Ottobuono,  à  la  vérité,  avait  formé,  dit-on,  le  même  dessein 
à  l'égard  de  Nicolas  III,  et  s'il  ne  le  réalisa  pas,  c'est  qu'il  fut 
devancé  par  celui  qui  devait  être  sa  victime  (2).  A  Ferrare 
même,  deux  conjurations  furent  suivies  de  rigueurs  sanglantes  : 
en  1404,  un  fattor  générale  {",1)  du  marquis  et  un  autre  citoyen 
payèrent  de  la  vie  leurs  menées  séditieuses;  en  1434,Giacomo 
Giglioli  et  son  fils,  l'un  secrétaire  du  prince,  l'autre  gouverneur 
militaire  de  Reggio,  subirent  la  peine  capitale,  et  leurs  biens, 
évalués  à  deux  cent  mille  ducats,  furent  confisqués.  Jusque 
dans  sa  propre  famille,  Nicolas  III  se  montra  impitoyable  :  il  fit 
trancher  la  tête  à  sa  seconde  femme,  Parisina,  et  à  son  filsUgo, 
dont  on  lui  avait  révélé  la  coupable  liaison  avec  elle  (1425)  (4). 
Cet  homme  violent  avait  les  qualités  d'un  bon  prince  :  il  se 
préoccupait  du  bien-être  général  et  désirait  que  ses  sujets  fus- 

(1)  Paruie  et  Rejjgio  se  donnèrent  alors  à  ÎSicolas  III.  On  a  vu  (p.  5)  (jue, 
sous  Obizzo  (li  Rinaldo,  Reggio  avait  déjà  appartenu  à  la  maison  d'Esté. 

(2)  Le  meurtre  d'Ottobuono  valut  à  Nicolas  III  les  félicitations  d'Antonio 
Lusco,  qui  fut  secrétaire  du  pape  Eugène  IV' .  «  Tu  ne  pouvais  rien  faire,  lui 
écrivit-il,  de  plus  agréable  à  Dieu  et  aux  hommes.  Tu  as  agi  virilement  et  même 
avec  piété  en  délivrant  le  monde  de  ce  monstre  infâme,  de  cette  bête  féroce.  Si, 
l'occasion  se  présentant  de  le  tuer,  tu  no  l'avais  pas  saisie,  tu  aurais  commis 
un  crime,  oui,  un  crime,  crois-moi,  et  c'eût  été  la  plus  grande  des  erreurs.  » 
Telle  était  la  morale  politique  de  l'époque.  {Bcr.  Ital.  Script.,  t.  XVIII,  p.  1065, 
1068.) 

(3)  Surintendant  des  finances. 

(4)  Voyez  plus  loin,  dans  le  ch.  m  du  liv.  II,  à  propos  du  Castello,  les  détails 
de  ce  drame. 


LIVRE   PREMIER.  19 

sent  plus  riches  que  les  populations  des  autres  États  (1).  Son 
conseiller  Alberto  Roberti  fut  condamné  à  la  peine  capitale 
pour  abus  de  pouvoir. 

Par  sa  bravoure,  il  gagna  également  les  esprits.  Lorsqu'il 
s'associa  aux  troupes  pontificales  afin  de  reprendre  Bologne, 
dont  Jean  Galëas  Visconti  s'était  emparé,  il  paya  vaillamment 
de  sa  personne  (1403).  Ayant  prêté  son  assistance  à  son  beau- 
père,  Francesco  Novello  da  Carrara,  seigneur  de  Padoue,dans 
une  entreprise  contre  Vérone ,  il  fut  le  premier  à  escalader 
les  murs  de  la  ville.  Son  intrépidité  ne  fut  pas  moindre  quand 
il  prit  fait  et  cause  pour  Francesco  Novello,  injustement  atta- 
qué, selon  lui,  par  Venise,  dont  il  redoutait,  d'ailleurs,  l'am- 
bition pour  son  propre  compte  (1404);  près  de  Padoue ,  il 
s'élança  dans  le  camp  ennemi  l'épée  à  la  main  et  se  livra  à  un 
grand  carnage;  une  autre  fois,  il  tomba  surTaddeo  dal  A'erme, 
commandant  des  troupes  de  la  République,  et  le  réduisit  h  se 
constituer  prisonnier. 

A  l'héroïsme  en  temps  de  guerre,  il  joignait  une  rare 
adresse  dans  les  exercices  chevaleresques.  Lors  du  mariage 
de  Giacomo  da  Carrara,  fils  de  Francesco  Novello,  il  participa 
à  un  tournoi  où  il  fut  victorieux  (1403),  et,  dans  les  tournois 
qui  eurent  lieu  à  Venise  sur  la  place  de  Saint-Marc  en  1415, 
il  combattit,  à  la  tête  de  quatorze  cavaliers,  choisis  parmi  les 
deux  cents  personnages  de  sa  suite,  contre  quatorze  cavaliers 
conduits  par  le  seigneur  de  Mantoue. 

Vicaire  de  l'Église  à  Ferrare,  il  se  comporta  en  fidèle  vassal 
et  n'eut  que  de  bons  rapports  avec  le  Saint-Siège.  Ayant  pro- 
mis son  concours  au  pape  Boniface  IX  pour  arracher  Bologne 
à  l'ambitieux  duc  de  Milan,  il  rendit  dans  sa  capitale  tous  les 
honneurs  possibles  au  cardinal-légat  Baldassare  Cossa,  qu'ac- 
compagnaient les  troupes  pontificales  et  les  troupes  alliées , 
alla  à  sa  rencontre  et  lui  présenta  les  clefs  des  portes  de  la 
ville  (14)03).  Cessa  fit  son  entrée  sous  un  riche  baldaquin  et 
logea  dans  le  palais  du  Paradis.  Après  avoir  concerté  lo  plan 

(1)   BcRCKHARDX,  Die  Cullui-  der  Renaissance  in  Italien,  p.  37. 


20  L'ART    FERRARAIS. 

de  campa{;nc  avec  le  marcjuis,  il  le  nomma  capitaine  général, 
lui  accorda  une  solde  de  douze  mille  florins  par  an  et  diminua 
la  redevance  annuelle  due  au  Saint-Siège.  Enfin,  la  veille  de 
la  Pentecôte,  il  se  rendit,  escorté  par  le  clergé  et  par  la  cour, 
à  la  cathédrale,  y  célébra  la  messe,  bénit  les  drapeaux  et  remit 
à  ]Sic()las  III  le  bâton  de  commandement.  Quelques  mois  plus 
tard,  il  recouvrait  Bologne. 

Entre  Alexandre  V  et  le  marquis  de  Ferrare,  les  relations 
ne  furent  pas  moins  amicales.  Nicolas  III  alla  rendre  hom- 
mage au  nouveau  pape  à  Pianoro  (1410).  Appelé  par  lui  à 
Bologne  pour  s'entendre  sur  certaines  mesures  à  prendre,  il 
reçut  de  lui  la  rose  d'or  à  l'issue  d'une  messe  célébrée  à  San 
Petronio,  puis  seize  cardinaux  le  conduisirent  à  sa  demeure. 

Que  Nicolas  III  ait  rencontré  aussi  les  dispositions  les  plus 
bienveillantes  chez  le  successeur  d'Alexandre  Y,  cela  n'a  rien 
de  surprenant.  Jean  XXIII  n'était  autre,  en  effet,  que  Baldas- 
sare  Cossa.  Afin  de  combattre  les  révoltés  de  la  Romagne, 
ainsi  que  les  partisans  des  deux  antipapes  déposés'et  Ladislas, 
roi  de  Naples,  il  nomma  capitaine  général  Uguccione  Contra- 
rio, le  ministre  favori  et  l'intime  ami  du  marquis  de  Ferrare.  A 
Bologne,  pendant  la  nuit  de  Noël  de  l'année  1410,  il  célébra  la 
messe  dans  l'église  de  Sainte-Anastasie,  fit  chanter  l'épître  par 
Uguccione,  lui  remit  l'étendard  de  l'Église  et  lui  donna  non 
seulement  un  chapeau  orné  de  perles,  mais  une  riche  épée. 
En  1414,  quand  il  revint  de  Lodi  où  il  avait  eu  des  pourpar- 
lers avec  Sigismond,  roi  des  Romains,  le  même  pape  passa  six 
jours  à  Ferrare  :  il  entra  dans  la  ville  sur  un  cheval  blanc  que 
conduisaient  le  marquis  et  Uguccione,  se  rendit  à  la  cathé- 
drale, puis  au  palais  du  souverain,  préparé  pour  lui  servir  de 
demeure,  ayant  pour  caudataire  Nicolas  III. 

Du  pape  Martin  V,  ce  prince  obtint  en  1429  la  légitimation 
de  Lionel,  un  de  ses  fils  naturels. 

Enfin,  sous  le  règne  du  marquis  Nicolas  III,  en  1437,  Fer- 
rare eut  l'honneur  d'être  choisie  par  Eugène  IV  comme  siège 
d'un  concile  ayant  pour  mission  d'annuler  les  décisions  du 
concile  schismatique    de    Bàle ,    de   réunir   h   l'Église   latine 


LIVRE   PREMIER.  21 


l'Église  grecque,  séparée  d'elle  depuis  858,  à  Tépoque  de 
Photius,  et  de  se  procurer  des  secours  pour  combattre  les 
Turcs  qui  menaçaient  l'empire  d'Orient.  Comme  cet  événement 
a  été  le  sujet  de  peintures  exécutées  par  un  des  premiers 
maîtres  ferrarais,  nous  croyons  nécessaire  d'entrer  dans  quel- 
ques détails  (I). 

De  Florence,  où  il  résidait,  Eugène  IV  se  transporta  d'abord 
à  Bologne,  où  furent  arrêtées  entre  lui  et  Agostino  Villa, 
secrétaire  du  marquis  de  Ferrare,  les  conventions  prélimi- 
naires. Nicolas  III  devait  loger  gratuitement  le  Pape  et  les 
cardinaux  avec  leur  suite,  assurer  des  vivres  à  toutes  les  per- 
sonnes qui  prendraient  part  au  concile,  maintenir  la  tranquil- 
lité publique  et  confier  à  ses  propres  gardes  le  soin  de  veiller  à 
la  sécurité  du  Souverain  Pontife.  Parti  de  Bologne  le  23  jan- 
A'ier  1438,  Eugène  IV  arriva  par  le  Pô,  le  lendemain,  au 
monastère  de  Saint-Antoine,  alors  situé  hors  des  murs  de  la 
ville.  A  son  arrivée,  la  bienvenue  lui  fut  souhaitée  dans  une 
allocution  en  latin  par  Lionel,  fils  de  Nicolas  III,  qu'accompa- 
gnait Uguccione  Contrario .  Il  témoigna  sa  reconnaissance 
envers  le  jeune  prince  en  lui  donnant  un  chapeau  orné  d'or  et 
de  pierres  précieuses.  Trois  jours  après,  il  entra  dans  la  ville 
sous  un  splendide  baldaquin,  préparé  aux  frais  de  la  Com- 
mune :  il  montait  un  cheval  à  la  droite  duquel  se  tenait  un 
envoyé  de  Jean  II,  roi  de  Castille,  tandis  que  Nicolas  III  se 
tenait  à  gauche;  le  clergé  et  les  Pères  du  concile,  tous  à  che- 
val, le  précédaient.  Le  cortège  s'avança  vers  la  cathédrale,  où 
le  Souverain  Pontife  récita  quelques  prières  et  fit  prononcer 
une  exhortation  par  l'évêque  de  Forli.  Eugène  IV  se  rendit 
ensuite  au  palais  seigneurial,  situé  en  face  de  l'église.  Comme 
il  souffrait  de  la  goutte  et  qu'il  aurait  eu  de  la  peine  à  gravir 
un  escalier,  on  avait  construit  un  pont  de  planches  en  pente 
douce  qui  conduisait  de  la  cathédrale  à  la  loggia  antérieure  du 
château. 

Le  8  février,  Jean  VIFPaléologue,  empereur  d'Orient,  ar-   A2.5'-f^^^ 

(1)   Faustixo  Maria  di  S.  Lorknzo,  Sloria  del  Beato  Giovanni  detlo  da   Tossl- 
gnano,  p.  53-57.  —  Fiiizzi,  Mcm.  per  la  sloria  di  Fcrrara,  t.  III,  p.  473-482. 


22  L'ART    FERRA1\AIS. 

riva  à  Venise,  et  logea  dans  le  palais  d'Esté  où  Nicolas  III,  le 
cardinal  Albergati  et  Anibroise  le  Camaldule  vinrent  bientôt  le 
complimenter.  Au  bout  de  vin^t  jours,  il  partit  pour  Ferrare 
avec  son  frère  Démétrius,  despote  de  Morée,  et  avec  une  suite 
nombreuse  dans  laquelle  figuraient,  outre  les  principaux  per- 
sonnages de  sa  cour,  les  ambassadeurs  de  plusieurs  souverains 
de  l'Asie,  des  abbés,  des  évêques,  des  archevêques,  entre 
autres  Bessarion,  qui  devint  cardinal;  il  débarqua  à  Franco- 
lino,  où  l'attendait  le  marquis  de  Ferrare,  y  passa  la  nuit 
et  voulut  continuer  sa  route  par  terre.  Il  avait  à  ses  côtés  le 
marquis  d'Esté  et  les  deux  fils  de  ce  prince,  Lionel  et  Borso, 
lorsque,  au  son  de  la  musique  et  au  brnit  des  acclamations 
populaires,  il  traversa  Ferrare.  Tous  les  prélats,  tous  les  car- 
dinaux s'étaient  portés  h  sa  rencontre.  Par  un  escalier  acces- 
sible aux  chevaux,  il  arriva,  sans  quitter  sa  monture,  jusqu'au 
seuil  de  l'appartement  du  Pape.  Introduit  auprès  d'Eugène  IV, 
il  voulut  plier  les  genoux  devant  lui,  mais  le  Pontife  s'y  opposa, 
lui  tendit  sa  main  à  baiser  et  le  fit  asseoir  à  sa  droite.  Après  un 
court  entretien,  l'Empereur  gagna  le  palais  du  Paradis  qui  lui 
avait  été  destiné  comme  demeure,  tandis  que  le  palais  de 
Schifanoia  était  mis  à  la  disposition  de  Démétrius. 

Quant  à  Joseph,  patriarche  de  Constantinople,  il  ne  quitta 
Venise  que  plus  d'un  mois  après  l'Empereur.  A  Francolino,  il 
monta  sur  un  bucentaure  à  trois  étages  dont  la  forme  harmo- 
nieuse et  l'ornementation  délicate  excitèrent  l'admiration  gé- 
nérale :  on  n'y  avait  épargné  ni  l'or,  ni  les  peintures,  ni  les 
sculptures.  Un  cheval  brun,  couvert  de  pourpre  et  d'or,  et 
tenu  en  bride  par  quelques  gentilshommes  de  Nicolas  III,  le 
conduisit  de  Pontelagoscuro  à  Ferrare,  où  son  entrée  ne  fut 
guère  moins  solennelle  que  celle  de  Jean  Paléologue.  Il  logea 
dans  le  palais  des  Roberti. 

Après  avoir  commencé  par  se  réunir  deux  fois  dans  la  cha- 
pelle du  palais  de  Nicolas  III  (8  et  10  février),  les  Pères  du 
Concile  s'assemblèrent  dans  la  cathédrale  sous  la  présidence 
du  cardinal  Niccolô  Albergati,  évéque  de  Bologne,  et  une 
messe  du  Saint-Esprit  fut  dite  parl'évêque  de  Ferrare,  Giovanni 


LIVRE   PREMIER.  23 

Tavelli  daTossignano.  La  première  séance  solennelle  à  laquelle 
assistèrent  les  Grecs  eut  lieu  le  9  avril.  On  y  proclama  la  légi- 
timité et  l'universalité  du  concile  (1),  puis  on  décida  de  sur- 
seoir jusqu'à  l'arrivée  de  certains  princes  étrangers  que  devait 
inviter  le  Pape.  En  attendant,  les  théologiens  en  renom, 
parmi  lesquels  prirent  place  le  Franciscain  Fra  Agostino  et  le 
Servite  Fra  Paolo,  tous  deux  citoyens  de  Ferrare  et  professeurs 
à  l'Université,  furent  chargés  de  poser  les  questions  à  tran- 
cher, ce  qu'ils  firent  tantôt  dans  l'église  de  Saint-François, 
tantôt  dans  l'antichamhre  du  patriarche,  afin  que  de  son  lit, 
où  la  goutte  le  retenait,  il  pût  assister  aux  discussions,  tantôt 
enfin  dans  la  chapelle  du  palais  habité  par  Eugène  IV.  Les 
travaux  n'étaient  pas  encore  très  avancés  quand  le  Pape  réso- 
lut de  transférer  le  concile  à  Florence.  Trois  motifs  l'y  avaient 
décidé.  D'abord,  il  manquait  d'argent  pour  subvenir  non 
seulement  à  l'entretien  des  Grecs,  mais  aux  frais  de  toutes 
sortes  qu'entraînait  la  tenue  du  concile,  et  les  Florentins  lui 
promettaient,  s'il  venait  chez  eux,  de  supporter  toutes  les 
dépenses.  En  outre,  il  ne  se  sentait  plus  en  sécurité  complète 
à  Ferrare,  la  guerre  avant  éclaté  entre  les  Vénitiens  et  le  duc 
de  Milan,  dont  le  général,  Niccolô  Piccinino,  avait  envahi 
Bologne  et  soustrait  à  l'obédience  de  l'Église  Imola,  Forli  et 
Ravenne.  Enfin  la  peste  commençait  à  sévir  et  avait  déjà 
enlevé  l'évêque  de  Sardique.  Ce  fut  le  10  janvier  1439,  dans 
la  cathédrale,  où  fut  tenue  la  quatrième  session  solennelle  (2), 
qu'Eugène  IV  ordonna  la  translation  du  concile  à  Florence. 
Le  16,  il  se  retira  de  nouveau  au  monastère  de  Saint-Antoine, 
célébra  le  lendemain  la  fête  du  saint  titulaire  et  s'achemina 
par  Finale  et  Modène,  avec  une  escorte  de  troupes  ferraraises, 
vers  la  capitale  de  la  Toscane. 

En  se  montrant  attaché  aux  intérêts  du  Saint-Siège,  Nico- 
las III  agissait-il  simplement  par  politique  ou  obéissait-il  à  un 
sentiment  religieux?   Si  la  première  supposition  est   la    plus 

(1)  Il  s'y  trouva  cent  ciiiijuante  cardinaux  et  évèqnes,  accouipa{;nés  d'un  grand 
nombre  de  prêtres,  de  diacres  et  de  protonotaires. 

(2)  11  y  avait  eu  déjà  quinze  sessions  ordinaires. 


84  L'ART    FERRARAIS. 

vraisemblable,  la  seconde  n'est  pas  tout  à  fait  inadmissible,  ou 
plutôt  on  peut  dire  qu'il  fut  heureux  de  pouvoir  concilier  dans 
sa  conduite  un  fond  de  foi  chrétienne  avec  son  intérêt  person- 
nel qui,  en  cas  de  conflit,  eut  sans  doute  refoulé  toute  autre 
considération.  Il  y  avait  chez  le  fils  d'Albert  d  Este  un  singu- 
lier mélange   de  vices  et  de  qualités.   Quoique  astucieux  et 
cruel,  quoique  fort  peu   scrupuleux  dans  sa   vie   privée,    ce 
prince  n'était  étranger  ni  aux  nobles  aspirations,  ni  aux  pra- 
tiques de  la  piété  chrétienne.  Ses  nombreux  pèlerinages  n'en 
font  pas  moins  foi  que  ses  témoignages  de  vénération  pour 
saint  Bernardin  de  Sienne,  qui  vint  prêcher  à  Ferrare  en  1432, 
et  pour  Giovanni  Tavelli  da  Tossignano,  qui  en  fut  évéque. 
L'an  1400,  il  se  rendit  à  Bologne  pour  s'acquitter  d'un  vœu 
dans  l'église  de  Santa  Maria  del  Monte.  —  Treize  ans  plus  tard, 
à  l'âge  de  trente  ans,  il  entreprit  le  voyage  de  Jérusalem,  lais- 
sant le  soin  de  gouverner  })endant  son  absence  à  Uguccione 
Contrario.  Il  était  accompagné  de  cinquante-deux  personnes, 
vêtues  de  noir,  avec  des  croix  rouges  sur  leurs  costumes.  Son 
secrétaire,  Luchinoda  Campo,  le  médecin  Niccolo,  Alberto  dal 
Sale  et  Feltrino  Boiardi  faisaient  partie  de  sa  suite.  Il  s'em- 
barqua à  Venise.  Une  fois  en  Palestine,  il  changea  son  nom, 
d'après  le  conseil  de  l'amiral  vénitien,  contre  le  nom  de  Niccolo 
Contarino,  afin  d'être  plus  respecté  des  mahométans.  Il  s  était 
d'ailleurs  pourvu  de  sauf-conduits  délivrés  par  les  consuls  de 
Venise  et  de  Gênes.  A  Jérusalem,  devant  le  Saint  Sépulcre,  il 
proclama  chevaliers  Boiardi,    dal   Sale,  ainsi    que   plusieurs 
autres  de  ses  compagnons.  En  revenant  de  la  Terre  Sainte,  il 
s'arrêta  quelques  jours  à  Chypre,  à  Rhodes,  à  Cythère  ou  il 
voulait  voir  le  lieu  témoin  de  l'enlèvement  d'Hélène,  à  Pola, 
ville  très  ancienne  de  l'Istrie,  dans  laquelle  il  admira    «  des 
arcades  en  pierre  (1)  «  ,  prenant  intérêt,  comme  un  voyageur 
de  nos  jours,  à  examiner  les  églises,  les  châteaux  forts,  les 

(1)  11  s'ajjit  prohahlemcut  des  arcades  en  pierre  d'un  amphithéâtre  romain  qui 
sul)siste  encore  en  partie.  PoLt  possède  égalenient  les  restes  d  un  arc  de  triomphe 
(porta  anrea),  d'un  temple  de  Diane  et  d'un  temple  d'Auj^uste,  qui  durent 
attirer  aussi  l'attention  du  souverain  voyaf;eur.  (Indications  de  M.  Daumet.) 


LIVRE   PREMIER.  25 

jardins  et  les  champs  de  bataille  (I).  Parti  de  Ferrare  le 
6  avril,  il  v  rentra  le  6  juillet  :  ses  sujets  célébrèrent  son 
retour  par  des  courses  de  barques,  par  des  courses  de  bétes  et 
par  des  tournois  organisés  en  son  honneur  (2).  —  En  1-414,  nous 
le  trouvons  à  Lorette,  où,  pour  s'acquitter  d'un  vœu  fait  en 
temps  de  peste,  il  suspend  dans  le  célèbre  sanctuaire  le  mo- 
dèle en  argent  d'une  ville.  —  Peu  de  temps  après,  c'est  dans 
'église  de  Saint-Antoine  à  Vienne,  en  Dauphiné,  qu'il  accom- 
plit un  nouveau  pèlerinage.  Il  part  le  19  juin  1414  avec  vingt- 
quatre  personnes  à  cheval,  toutes  vêtues  de  vert  clair.  Cette 
fois  encore,  il  emmène  Feltrino  Boiardi,  Il  passe  par  Ficarolo, 
Mantoue,  Parme.  A  Gènes,  le  bon  accueil  du  doge  le  retient 
pendant  neuf  jours.  Puis  il  s'embarque  pour  Nice  et  arrive  à 
Vienne  (3).  Ses  dévotions  achevées,  il  pousse  jusqu'à  Paris,  va 
trouver  à  Saint-Denis  le  roi  de  France  qui  le  comble  de  ca- 
deaux, et,  en  revenant,  il  traverse  le  Piémont.  Près  du  château 
du  Mont  Saint-Michel,  il  est  arrêté  avec  les  siens  par  Man- 
fredo  del  Carretto,  marquis  de  Ceva,  qui  offre  au  duc  de 
Milan  de  le  lui  livrer  moyennant  une  forte  somme.  Ses  propo- 
sitions ayant  été  repoussées,  Manfredo  espéra  du  moins  tirer 
une  rançon  de  son  prisonnier.  Mais  Amédée,  duc  de  Savoie, 
fut  informé  de  ce  guet-apens  et  donna  des  ordres  pour  punir 
le  traître.  Celui-ci  eut  beau  rendre  la  liberté  à  Nicolas  III,  qui 
lui  promit  d'intercéder  en  sa  faveur,  les  envoyés  du  duc  de 
Savoie  rasèrent  le  château  du  coupable  et  coupèrent  la  tète  au 
châtelain.  Le  12  octobre,  le  marquis  d'Esté  était  de  retour 
dans  sa  capitale.  —  C'est  encore  un  motif  de  piété  qui  l'attira 
hors  de  ses  États  en  1435  :  au  mois  d'avril,  il  visita,  à  Flo- 
rence, l'église  de  l'Annunziata,  à  laquelle  il  laissa  un  ex-voto 
en  cire  qui  le  représentait  à  cheval,  et  qui  devait  avoir  de 
grandes  dimensions,  si  l'on  en  juge  par  le  prix  que  toucha 
l'artiste  {fiorino  cinquanta  de  segillo)  et  par  les  payements  faits 


(1)  Ad.  Venturi,  I  primordi  del  rinasciinento  artistico  a  Ferrara,  p    3. 

(2)  Frizzi,  Mem.  perla  storia  di  Ferrara,  t.  III,  p.  442. 
(3j   Nicolas  III  y  alla  une  seconde  fois  en  1434. 


26  L'ART    FERRAKAIS. 

aux  foiperons,  aux  charpentiers  et  aux  hommes  de  peine  (1). 

Comme  tous  les  princes  italiens,  Nicolas  HT  fut  assez  souvent 
entraîné  à  guerroyer  contre  des  voisins  dangereux,  à  entrer 
dans  des  ligues  ayant  pour  but  de  refouler  des  ambitions 
sans  frein  [2);  mais  sa  prudence  lui  épargna  les  longs  conflits, 
et  sa  sagesse  lui  procura  un  crédit  tel  qu'on  le  prit  maintes 
fois  pour  médiateur  et  pour  arbitre.  C'est  lui  qui,  en  1433, 
fut  chargé  de  mettre  fin  à  une  guerre  entre  le  duc  de  Milan 
d'une  part,  Venise  et  Florence  d'autre  part;  les  ambassadeurs 
des  diverses  parties,  notamment  Palla  Strozzi  et  Côme  de 
Médicis,  s'assemblèrent  à  Ferrare,  où  les  conditions  de  la  paix 
furent  arrêtées.  En  1440  et  en  1441,  le  marquis  Nicolas  III 
servit  aussi  de  trait  d'union  entre  Philippe-Marie  Visconti  et 
les  Vénitiens.  Mais  ce  qui  lui  fait  le  plus  d'honneur,  ce  qui 
donne  la  plus  haute  idée  de  ses  qualités  politiques,  c'est  que 
le  duc  de  Milan,  afin  d'assurer  son  propre  repos  dans  ses  der- 
nières années,  lui  confia  le  gouvernement  de  ses  États,  Nico- 
las III,  laissant  son  fils  Lionel  régner  à  Ferrare,  se  transporta 
à  Milan  avec  Uguccione  Contrario  et  s'y  installa.  Quelques 
réformes  de  nature  h  augmenter  la  prospérité  des  sujets  du 
duc  soulevèrent  bientôt  de  redoutables  haines  contre  celui  qui 
en  avait  eu  l'initiative.  Au  bout  d'un  mois  envn'on,  le  26  dé- 
cembre 1441,  Nicolas  tomba  tout  à  coup  malade  et  mourut, 
peut-être  empoisonné. 

Si,  à  certains  égards,  il  fut  un  véritable  prince  du  moyen 
âge,  digne  de  figurer  dans  V Enfer  de  Dante,  il  se  comporta 
aussi  en  représentant  de  la  Renaissance,  en  ami  àes  lettres, 
des  sciences  et  des  arts. 

Pendant  sa  minorité,  l'état  du  Trésor  avait  forcé  les  membres 
du  conseil  de  régence  à  suspendre  les  cours  de  l'Univer- 
sité (1394).  Il  les  rouvrit  en  140i2  et  attira  des  professeurs 
émérites  :  sur  ses  instances,  Pietro  d'Ancarano  qui  enseigna 

(1)  Ad.  Venturi,  I  promord i  ciel  rinascimcnto  artistico  a  Fcrrara,  p.  30. 

(2)  Il  fut,  notamment,  capitaine  général  au  service  d'une  li{]ne  formée  par 
Florence  et  Venise  contre  le  duc  de  Milan;  le  bâton  de  commandement  lui  fut 
remis  devant  le  maître-autel  de  la  cathédrale  de  Ferrare  (1426). 


LIVRE   PREMIER.  27 

le  droit  civil,  Antonio  da  Budrio  qui  s'occupa  du  droit  canon 
et  Giovanni  d'Imola  qui  commenta  les  lois,  abandonnèrent 
l'Université  de  Bologne.  Une  nouvelle  interruption  dans  les 
cours  eut  lieu  en  1416  et  en  1117  à  cause  de  la  peste;  mais,  à 
partir  de  cette  époque,  l'Université  de  Ferrare  ne  fit  qu'ac- 
croître son  renom,  avec  des  professeurs  tels  que  riiellé- 
niste  Giovanni  Aurispa  (en  1427  ou  1428)  (1),  Guarino  de 
Vérone  (1429)  (2)  et  Michèle  Savonarola,  médecin  célèbre  à 
l'école  de  Padoue  (1  i4.0)  (3).   «  En   147  4,  elle  comptait  qua- 

(1)  Giovanni  Aurispa  naquit  à  Xoto,  en  Sicile,  vers  1369,  et  mourut  en  1459. 
Il  visita  Constantinople  vers  1418  et  en  rapporta  un  très  grand  nombre  de 
manuscrits.  Il  se  trouvait  à  Venise  quand  la  misère  le  força  de  mettre  en  {]a{;e 
deux  cent  trente-deux  de  ces  manuscrits  pour  cinquante  florins  d'or.  Informé  de 
ce  qui  venait  de  se  passer,  Côme  de  Médicis  dégagea  les  manuscrits  et  appela 
Aurispa  à  Florence.  Vers  1427,  Aurispa  se  rendit  à  Ferrare,  devint  professeur  à 
l'Université,  entra  dans  les  ordres,  et  fut  l'objet  d'une  grande  bienveillance  de  la 
part  de  Nicolas  III,  qui  le  choisit  comme  précepteur  de  son  fils  Méliaduse.  On 
lui  donna  une  paroisse,  et  il  fut  commendataire  de  Santa  Maria  in  Vado  et  de 
Sant'  Antonio.  Dans  la  seconde  moitié  de  l'année  1433,  il  quitta  Ferrare  pour 
se  rendre  au  concile  de  Bâle.  Eugène  IV,  pendant  le  concile  de  Ferrare  (1438), 
lui  confia  la  charge  de  secrétaire  apostolique,  que  Nicolas  V  ne  lui  retira  pas. 
C'est  dans  la  capitale  des  princes  d'Esté  qu'Aurispa  passa  le  reste  de  sa  vie.  Il 
mourut  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans,  laissant  trois  enfants  naturels  (deux  filles 
et  un  fils},  nés  peut-être  avant  son  entrée  dans  les  ordres.  Il  fut  avec  Guarino  de 
Vérone  le  restaurateur  des  littératures  grecque  et  latine.  (Frizzi,  JMem.  per  la 
storia  di  Ferrara,  t.  III,  p.  458,  et  t.  IV,  p.  41-42.  —  Tiiîaboschi,  Storia  delta 
letteratura  italiana,  t.  VI,  1,  4.j 

(2)  Guarino  de  Vérone,  né  en  1370,  avait  appris  le  grec  à  Constantinople  avec 
Ennnanuel  Chrysoloras.  Avant  de  s'installer  à  Ferrare,  il  avait  été  professeur  à 
Florence,  à  Venise  (1515),  à  Vérone  (vers  1422),  à  Trente  (vers  1426),  et  de 
nouveau  à  Vérone.  Peut-être  retourna-t-il  quelquefois  dans  cette  ville  pendant 
son  séjour  à  Ferrare.  Nous  parlerons  de  lui  plus  au  Ii>ng  dans  le  chapitre  consacre 
aux  médailles. 

(3)  Michèle  Savonarola  se  fixa  à  Ferrare  pour  coinplaire  à  Nicolas  III,  et  y 
occupa  la  chaire  de  médecine  jusqu'en  1450,  tout  en  étant  le  médecin  de  la  cour. 
Aux  honneurs  dont  il  fut  comblé  et  qu'il  méritait  autant  par  la  dignité  de  son 
caractère  que  par  l'étendue  et  la  variété  de  ses  connaissances,  s'ajoutèrent  des 
pensions  et  l'investiture  de  plusieurs  terres.  II  ne  renonça  à  sa  chaire  que  pour 
composer  des  ouvrages  d'un  vrai  mérite,  où  se  manifeste  un  esprit  profondément 
religieux.  Lionel  et  Borso,  fils  et  successeurs  de  Nicolas  III,  le  tinrent  aussi  en 
haute  estime  et  le  gardèrent  connue  médecin.  Il  soignait  les  pauvres  sans  leur 
demander  aucune  rétribution.  Grand-père  de  Jérôme  Savonarole,  il  entoura  de 
tendresse  l'enfance  de  celui-ci  et  inspira  au  futur  Donn'nii;ain  le  goût  de  l'étude 
et  des  livres.  Il  mourut  entre  1466  et  1468.  (P.  Villari,  Vie  de  Jérôme  Savona- 
role, t.  I,  p.  29-30,  32-33,  —  Antonio  Cappelli,  Fra  Girolamo  Savonarola  e 
volizie  intorno  il  suo  tempo.  Modena,  1869,  p.  6-10.  —  A.  Gherardi,  Nuovi 
documenti  e  stttdi  intorno  a  Girolamo  Savonarola.  Firenze,  1887,  p.  4.) 


28  L'ART    FERRARAIS. 

rante-cinq  professeurs  (1),  représentant  les  études  les  plus 
variées  (2).  » 

Durant  le  règne  de  Nicolas  III,  la  ville  de  Ferrare  compta 
parmi  ses  hôtes  non  seulement  des  souverains  comme  Pierre 
de  Portugal  (1428)  et  Tempereur  Sigismond  (3),  mais  des 
savants  comme  Leonardo  Bruni,  qui,  après  avoir  été  secré- 
taire apostolique  sous  quatre  papes,  était  secrétaire  de  la 
République  florentine.  En  1427,  ce  personnage  prononça  dans 
l'éplise  de  Saint-Dominique  l'oraison  funèbre  de  Nanni  Strozzi, 
qui  fut  pendant  trente  ans  au  service  de  Nicolas  III  en  qualité 
de  général  et  qui  mourut  au  milieu  d'une  bataille,  non  loin 
de  Crémone,  en  assistant  les  Vénitiens  alors  aux  prises  avec  le 
duc  de  Milan. 

Comprenant  tout  le  prix  d'une  éducation  sérieuse,  à  la  fois 
militaire  et  littéraire,  Nicolas  III  (4.)  envoya  Lionel,  celui  de 
ses  fils  auquel  il  destinait  le  trône  de  Ferrare,  auprès  de  Brac- 
cio  di  Montone,  seigneur  de  Pérouse,  pour  apprendre  le  métier 
des  armes  (5),  et  il  chargea,  en  1429,  Guarino  de  Vérone, 
peut-être  à  l'instigation  de  Giovanni  Aurispa,  ami  de  ce  der- 
nier, de  former  l'esprit  du  jeune  prince  à  l'amour  des  auteurs 
classiques,  à  la  pratique  de  l'éloquence  et  de  la  poésie. 

Le  goût  des  livres   ne  fut  pas  étranger  à  Nicolas  III.    Ce 

(1)  Si  Francesco  Filelfo  ne  vint  pas  aussi  s'établir  à  Ferrare  comme  professeur, 
ce  ne  fut  pas  la  faute  de  Nicolas  III,  ainsi  que  le  prouvent  diverses  lettres  de  Filelfcj 

Tominaso  da  Sarzana  et  à  Giovanni  Aurispa;  des  enjjafjenients  formels  le  liaient 
envers  les  Florentins,  qui  tinrent  à  le  garder.  (Gianandhea  Barotti,  Memorie  isto- 
riclic  di  lelterati  ferraresi.) 

(2)  E.  MiisTz,  La  renaissance  en  Italie  et  en  France  à  Vépoque  de  Charles  VIII, 
p.  326. 

(3)  L'empereur  Sigismond,  devant  qui  Lionel,  un  des  fils  de  Nicolas  III,  pro- 
nonça un  discours  en  latin,  proclama  chevaliers,  le  13  septembre  1433,  Lionel, 
Borso  et  Folco,  fds  naturels  du  souverain  de  Ferrare,  ainsi  qu'Hercule  (né  le 
24  octobre  1431)  et  Sigismond  (né  le  31  août  1433),  tous  deux  fils  légitimes  du 
même  prince.  Le  dernier  fils  de  Nicolas  III  devait  son  nom  à  l'empereur,  qui 
l'avait  tenu  sur  les  fonts  baptismaux.  (Fbizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara, 
t.  III,  p.  468.) 

(4)  L'esprit  de  Nicolas  III  n'était  pas  sans  culture.  Un  de  ses  précepteurs  fut 
Donato  da  Gasentino.  —  Nicolas  III  accorda  sa  faveur  à  l'astronome  Giovanni 
Biancliini,  dont  il  sera  question  dans  le  ch.  il  du  liv.  IV,  à  propos  de  la  minia- 
ture. 

(5)  Braccio  di  Montone  mourut  en  1424. 


LIVRE    PREMIER.  29 

prince  donna  de  notables  accroissements  à  la  collection  de 
livres  commencée  par  ses  prédécesseurs.  Un  inventaire  de 
1437  nous  apprend  qu'elle  renfermait,  vers  la  fin  de  son 
règne,  278  manuscrits,  1  en  langue  allemande,  2  en  grec, 
23  en  italien,  58  en  français  et  194  en  latin  (1). 

De  même  que  son  père,  Nicolas  III  se  complut  à  ordonner 
de  nouvelles  constructions.  Il  fit  non  seulement  refaire  les 
murs  d'enceinte  de  sa  capitale  et  la  partie  fortifiée  du  Castel 
Tedaldo  (1395),  mais  élever  le  Castel  Nuovo,  dont  Giovaiuii  da 
Siena  fut  l'architecte  (  1 427-1433)  (2) ,  et  les  palais  de  Belriguardo 
et  de  Consandolo  (3).  h'église  de  Be/fiore,  appelée  aussi  Sainte- 
Marie  des  Anges,  prit  naissance  de  1436  à  1440,  et  le  cam- 
panile de  la  cathédrale  fut  commencé.  Sous  le  règne  de 
Nicolas  III,  on  retrouve  Barlolino  da  Novai-a,  employé  surtout 
comme  ingénieur  militaire  avec  Domenico  da  Firenze  qui  périt 
en  dressant  une  bombarde  contre  la  citadelle  de  Reggio,  assié- 
gée par  les  milices  ferraraises  (1409).  Le  marquis  de  Ferrare 
employa,  en  outre,  un  ingénieur  nommé  Giovanni  d'Esté. 
Afin  de  le  récompenser  de  ses  longs  et  dévoués  services,  il  lui 
permit  (20  avril  1422)  de  dériver  pour  son  utilité  personnelle 
l'eau  du  canal  de  Reggio,  à  certains  jours  de  la  semaine.  Dans 
le  décret  de  concession,  il  l'appelle  dilectus  imjegniariiis 
noster  (4).  Citons  enfin  Filippo  Brunellesco  de  Florence  ou 
plutôt  de  Ficaruolo  (5),  qui  se  mit  momentanément,  on  ne 
sait  pour  quel  travail  (6),  à  la  disposition  de  Nicolas  III.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  les  préposés  aux  constructions  de  Santa 

(1)  G.  Camus,  I  codici  francesi  dcUa  Regia  Biblioteca  Estcnse,  dans  la  Basse- 
gna  Emiliana,  Y"  année,  fasc.  X. 

(2)  Nicolas  fit  aussi  afjrandir  et  presque  reconstruire  le  magnifique  château  fort 
de  Finale  par  Giovanni  da  Siena.  Cet  éminent  architecte  se  mit  au  service  du  seigneur 
de  Ferrare  en  1422,  et  y  resta  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  vers  1440.  '^Voir  Cokrado 
Ricci,  Giovanni  da  Siena,  dans  V Archivio  storico  deW  arte,  juillet-août  1892.) 

(3)  Peut-être  même  le  château  de  Fossadalbero  lui  dut-il  son  existence. 

(4)  G.  Campori,  Gli  arcliilelti  e  (jV  injegneri  degli  Estensi  dal  secolo  XIII 
al  XVI. 

(5)  Ficaruolo  est  située  sur  le  Pô. 

(6)  Peut-être  le  marquis  de  Ferrare  désira-t-il  avoir  son  avis  sur  les  digues 
destinées  à  prévenir  les  terrijjles  débordements  du  Pô.  (Ad.  Vemuri,  I  primordi 
del  rinascimento  artistico  a  Ferrara,  p.  5.) 


30  L'ART   rEllHARAIS. 

Maria  del  Fiore  permirent,  en  1  43:2,  à  Tillustre  architecte  de 
s'absenter  pendant  quarante-cinq  jours  pour  servir  le  souverain 
de  Ferrarc  et  le  seigneur  de  Mantoue,  sur  la  demande  de  ces 
personnages  (1). 

Vers  le  même  temps,  la  peinture  prit  son  premier  essor. 
Nous  aurons ,  plus  loin ,  l'occasion  de  mentionner  un  assez 
grand  nombre  de  peintres,  dont  les  œuvres  n'existent  plus. 
Le  plus  célèbre  de  tous  les  artistes  d'alors  fut  Antonio  Alherii 
ou  Antonio  da  Ferrara^  qui  représenta  dans  le  palais  du  Pa- 
radis la  gloire  des  Bienheureux  et  le  concile  tenu  à  Ferrare 
en  1438.  Plusieurs  miniaturistes,  notamment  Giovanni  F alco ni 
et  Jacopino  d'Arezzo,  trouvèrent  aussi  auprès  du  souverain  une 
faveur  justifiée  par  des  qualités  remarquables. 

Ce  fut  vraisemblablement  en  1432  que  parut  à  la  cour,  où 
il  fut  reçu  avec  honneur,  Viitore  Pisano,  qui  semble  y  avoir 
inauguré  son  talent  de  médailleur,  sans  oublier  qu'il  était 
peintre.  Il  y  revint  en  1435.  En  1438,  il  s'y  trouvait  aussi, 
comme  le  prouve  la  médaille  de  Jean  Paléologue,  probable- 
ment faite  pendant  la  tenue  du  concile,  et  sa  présence  en  1441 
ne  fait  pas  non  plus  de  doute. 

Comme  sculpteurs,  on  ne  peut  citer  sous  Nicolas  III  que 
Giacomo  da  Siena  (1408),  Giacomo  délia  Quercia[^),  qui  sculpta 
une  Madone  pour  la  cathédrale  (1408)  ,  et  Cristoforo  da 
Firenze  (1427),  auteur  d'une  Vierge  qui  orne  la  façade  de  la 
même  église. 

Quant  h  la  sculpture  en  bois  et  à  la  marqueterie,  elle  fut 
représentée,  au  commencement  du  règne  de  Nicolas  III,  par 
Giovanni  da  Modena,  surnommé  Baisi  ou  Abaisi,  et  à  la  fin  par 
Andréa  di  Crescimhene ,  père  de  Lorenzo  et  de  Cristoforo 
Ganozzi  da  Lendinara. 

L'orfèvrerie  était  déjà  florissante.  Milan  et  Venise  envoyè- 
rent de  nombreux  artistes  à  Ferrare,  où  les  orfèvres  formaient 
une  corporation.  A  partir  de  1437,  Amadio  da  Milano  y  dé- 
ploya une  activité  sans  relâche  et  un  talent  reconnu  de  tous. 

(1)  G.  C.uiPOni,  Gli  architetti  e  gV  ingegneri  deijli  Estensi,  p.  31. 

(2)  Il  ne  fit  que  passer  à  Ferrare. 


LIVRE   PREMIER.  31 

Ferrare  posséda  également  dès  cette  époque  des  tapissiers, 
des  potiers  et  des  brodeurs.  En  1436,  Nicolas  III  prit  à  son 
service  Jacopo  d'Angelo,  tapissier  flamand.  La  même  année, 
un  potier,  Benedetii  on  BeUino,  était  installé  dans  le  Castello. 
Plusieurs  brodeurs  milanais,  T'ommasino  dalla  Raina,  Francesco 
da  Carcano,  Agostino  Framhaia  de  Pavie,  Giusto  et  Antonio  de 
Milan,  établis  dans  la  ville,  travaillèrent  pour  le  seigneur  de 
Ferrare,  pour  Ugo  et  pour  Parisina  (1). 

La  musique  ne  fut  pas  non  plus  dédaignée.  Il  n'y  avait  pas 
de  fête  en  plein  air  qui  ne  fût  égayée  par  le  son  des  fifres  et 
des  trompettes,  des  cymbales  et  des  tambourins,  tandis  que 
dans  les  réunions  à  l'intérieur  du  palais  on  prenait  plaisir  à 
entendre  jouer  de  la  cithare,  du  luth,  du  rebec,  du  psaltérion. 
Ugo  d'Esté,  Parisina  et  ses  deux  filles  s'exercèrent  sur  la  harpe. 
De  temps  en  temps,  le  marquis  d'Esté  faisait  des  libéralités 
aux  musiciens  qu'il  avait  pris  à  son  service  :  en  1422,  Bœmio, 
joueur  de  fifre,  ayant  mis  en  gage  quelques  instruments, 
Nicolas  III  ordonna  de  les  dégager.  Ce  n'est  pas  seulement 
dans  ses  États  qu'il  recrutait  ses  musiciens  :  en  1437,  il  donna 
vingt  ducats  d  or  à  un  chanteur  de  la  chapelle  pontificale.  La 
même  année,  la  trompette  deFilippo  fut  décorée  de  flammes; 
Jean  d'Avignon  figure  comme  joueur  de  fifre  parmi  les  salariés 
du  prince,  et  un  certain  Giorgio  fut  chargé  d'aller  à  Venise 
pour  y  acheter  des  instruments  (2).  En  1441,  le  marquis  eut  à 
sa  solde  un  Allemand  du  nom  de  Nicolas,  excellent  instrumen- 
tiste et  chanteur  :  Nicolas  reçut  cent  ducats  d'or  afin  d'aller 
embaucher  en  Allemagne,  avec  un  compagnon  et  deux  che- 
vaux, àei  tromhettieri  [tibicines)  pour  le  seigneur  de  Ferrare  (3). 

On  voit  que  toutes  les  manifestations  de  l'art  étaient  en- 
couragées à  la  brillante  cour  de  Nicolas  III,  et  que  ce  prince 

(1)  i\d.  Vexturi,  llelazioni  artisliche  ira  le  corti  di  MUano  e  Ferrara  ncl 
secolo  XV,  p.  252. 

(2)  Voulait-on  des  cordes  à  cithares,  c'est  aussi  à  Venise  que  l'on  songeait; 
Agostino  s'y  transporta  en  1441  dans  cette  intention  sur  l'ordre  du  marquis. 

(3)  L.-F.  Valduigui,  Cappelle,  concerti  e  musichr  di  casa  d'Estedul  secolo  XV 
al  XVIII,  dans  les  Attij;  menwi-ie  délie  deputazioni  di storia  patria  per  le  provin- 
cie  modenesi  e  pannensi,  série  III,  vol.  II. 


32  L'ART    FERRARAIS. 

commençait  à  faire  de  sa  capitale  un  des  centres  de  la  civili- 
sation italienne  (1). 

Le  fils  d'Albert  d'Esté  se  maria  trois  fois.  Il  n'avait  que 
treize  ans  et  deux  mois  (janvier  1397)  lorsqu'il  épousa  Gi- 
gliola  (2),  fille  de  Francesco  Novello  da  Carrara,  seigneur  de 
Padoue  (3).  Niccolô  Roberti,  accompagné  de  quatre  cents  per- 
sonnes à  cheval,  alla  chercher  Gigliola  à  Padoue.  Quand  elle 
fit  son  entrée  à  Ferrare  sous  un  baldaquin  d'or,  plusieurs 
notables  ferrarais  tenaient  les  brides  et  les  étriers  de  son 
cheval  ;  les  rues  étaient  jonchées  de  fleurs  et  d'herbes  odo- 
rantes; les  marchands  de  laine  avaient  tendu  des  étoffes  au- 
dessus  des  rues;  certaines  corporations  exhibèrent  un  car- 
7'occio,  un  château  fort,  un  saint  Georges  tuant  le  dragon  ;  et  les 
cabaretiers  disposèrent  au  milieu  de  la  grande  place  une  fon- 
taine d'où  coulait  du  vin.  La  princesse  s'avança  vers  le  palais 
au  son  des  instruments.  Une  simple  bénédiction  fut  donnée 
aux  jeunes  époux  dans  la  chapelle  du  château ,  l'âge  de 
Nicolas  III  ne  permettant  pas  de  conférer  encore  le  sacrement 
de  mariage.  Gigliola  mourut  le  23  février  1416,  peut-être  de 
la  peste,  sans  avoir  eu  d'enfants.  —  La  seconde  femme  de 
Nicolas  III  fut  Parisina,  fille  de  Malatesta  de'  Malatesti  de 
Rimini,  qu'il  épousa  le  27  février  1418,  et  à  laquelle,  nous 
l'avons  vu,  il  fit  trancher  la  tête  le  21  mai  1425.  Il  n'en  avait 
eu  qu'un  fils,  qui  vécut  seulement  un  mois  et  demi,  et  deux 
filles  jumelles,  Ginevra  et  Lucie,  qui  se  distinguèrent  dans 
l'étude  du  latin  et  du  grec.  Ginevra,  née  en  1519,  se  maria, 
en  1434,  avec  Sigismond  Malatesta  et  fut  empoisonnée  par 
lui  en  1440.  Quant  à  Lucie,  elle  devint,  en  1437,  la  femme 

(1)  M.  Miiatz  a  fait  justement  observer  que,  à  la  cour  de  Nicolas  III,  la  pénu- 
rie des  ressources  alternait  parfois  avec  les  prodigalités  mal  calculées.  «  Tandis 
que  le  marquis  dépensait  d'un  coup  3,000  florins  pour  acheter  des  tentures,  ses 
fds  en  étaient  réduits  à  porter  des  vêtements  râpés.  Les  doléances  faites  par  le 
jeune  Ugo  à  sa  belle-mère  nous  révèlent  la  détresse  de  sa  garde-robe;  son  frère 
Méliaduse  n'était  pas  mieux  partagé.  «  {Histoire  de  l'art  pendant  la  Renaissance, 
1889,  p.  142.) 

(2    Elle  avait  environ  quinze  ans. 

(3)  Francesco  Novello  s'était  marié  avec  Taddea,  tille  de  Niccolô  Zoppo  (Nico- 
las le  Boiteux). 


LIVRE   PREMIER.  33 

de  Carlo  Gonzaga,  fils  du  marquis  de  Mantoue.  —  En  troi- 
sièmes noces,  Nicolas  III  épousa  (1429)  Ricciarda,  fille  de 
Tommaso,  marquis  de  Saluées  (1),  laquelle  mourut  le  16  août 
147  i.  Il  en  eut  deux  fils  :  Hercule,  né  le  2  4  octobre  143!,  et 
Sigismond,  né  le  31  août  1433. 

Quant  à  ses  enfants  naturels,  on  n'en  connaît  pas  exacte- 
ment le  nombre.  Giraldi  lui  en  attribue  vingt  et  un,  Sardi  en 
compte  vingt-deux.  «  En  deçà  et  au  delà  du  Pô,  disait-on,  il 
n'y  a  que  des  enfants  de  î^icolas  (2).  »  Nous  signalerons  parmi 
les  fils  :  Ugo  Aldohraiidnw,  né  de  Stella  dall'  Assassino  le  17  no- 
vembre 1405,  lequel  fut  décapité  avec  Parisina  en  1425;  Më- 
liaduse,  né  le  3  mars  140()  de  Catterina,  fille  du  médecin 
Taddeo,  ou  de  Catterina  degli  Albaresani,  et  mort  le  2  janvier 
1452  (3);  Lionel,  né  le  21  septembre  1407  de  Stella  dall' 
Assassino;  Borso,  né  le  24  août  1  413  de  Stella  dall'  Assassino 
ou  Stella  de'  Tolomei;  Albert,  né  le   10   novembre    1415  de 


(i)  Ricciarda  ne  fut  amenée  à  Ferrare  qu'en  1431.  Vêtue  de  damas  blanc, 
avec  un  vêtement  de  dessous  rou{;e,  elle  entra  dans  la  ville  sur  un  cheval  blanc 
et  fut  conduite  au  Gastel  JNuovo.  La  cérémonie  nuptiale  eut  lieu  le  lendemain  et 
fut  suivie  de  fêtes  pendant  trois  jours. 

(2)  «  Di  qua  e  di  la  dal  Po,  tutti  fi gli  di  Niccolo.  » 

(3)  Destiné  par  son  père  à  la  carrière  ecclésiastique  à  laquelle  il  tenta  vaine- 
ment de  se  soustraire  en  s  enfuyant  auprès  de  Philippe  Visconti,  Méliaduse  fut 
abbé  conimendataire  de  l'imposant  monastère  de  Pomposa,  situé  entre  Comac- 
chio  et  Codij^oro,  et  du  monastère  de  San  Barlolommeo  à  Ferrare.  En  qualité  de 
protonotaire  apostolique,  il  demeura  un  certain  temps  à  Florence,  pendant  le 
premier  séjour  d'Eugène  IV  dans  cette  ville.  En  1436  ou  en  1437,  il  se  lia  avec 
Léon-Baptiste  Alberti,  à  Bolofrne.  Alberti,  dans  la  lettre  par  laquelle  il  dédia  son 
Philodoxios  à  Lionel,  rappelle  cette  liaison,  qui  se  continua  à  Ferrare.  «  xN^jh 
eni)n  fratris  tui  Meliadusii  viri  humcuiissinii,  et  qui  inihi  optiinc  seinper  studue- 
rit,  plane  sini  amicissimus.  »  C'est  sur  la  demande  de  Méliaduse  qu'Alberti  com- 
posa ses  Ludi  matemalici,  où  il  donne  des  règles  pour  mesurer  la  superficie  des 
terrains,  et  où  il  expose  divers  problèmes  de  mathématique  et  de  phvsique.  Mélia- 
duse fit  un  vovage  à  Jérusalem.  Il  finit  par  obtenir  du  pape  Nicolas  V  l'autorisa- 
tion de  renoncer  à  l'état  ecclésiastique,  ce  qui  eut  lieu  après  la  mort  de  Lionel. 
Sa  propre  mort  arriva  peu  après,  le  25  janvier  1452.  Il  laissa  huit  enfants  natu- 
rels, trois  fils  et  cinq  fdles  :  deux  d'entre  elles  furent  religieuses  dans  le  monastère 
de  Saint-Antoine,  une  autre  entra  au  monastère  de  Saint-Guillaume;  Lucrezia  se 
maria  avec  Pietro  Sacrati,  noble  ferrarais;  Polissena  épousa  Giovanni  Romei, 
qui  mourut  en  1483,  puis  Scaramuccio  Visconti,  fils  du  comte  Alcssandro  Vis- 
conti. (Frizzi,  Memorie  per  la  storia  di  Foi-ara,  t.  III.  —  MaNCIM,  Vitu  di  Léon 
Battisla  Alberti,  p.  195.  —  G.  Campoui,  Gli  architclti  e  gV  iiigegncri  degli 
Estensi,  p.  31-33.) 

I  3 


34  L'ART    FERRARAIS. 

Filippa  dalla  Tavola  et  mort  dans  le  palais  du  Paradis  le  8  avril 
1502-  enfin  Rinaldo  Maria,  né  d'Anna  Roberti,  qui  se  maria 
en  1  473  avec  Lucrezia,  fille  de  Guillaume,  marquis  de  Mont- 
ferrat,  et  mourut  en  1503  (1). 

Parmi  les  filles  naturelles  de  Nicolas  III,  nous  mentionne- 
rons :  Isotta,  née  en  1425,  mariée  en  1  444àOddantonio,  comte 
d'Urbin,  puis  à  Stefano  Frangipani,  seigneur  de  Signa  (1446); 
Béatrice,  née  en  1427,  mariée  à  Niccolô  da  Correggio  (1448), 
puis  à  Tristano  Sforza,  fils  de  François  Sforza,  duc  de  Milan 
(14-oA);  Biaiica  Maria,  née  en  1440,  mariée  à  Galeotto,  sei- 
gneur de  la  Mirandole  (1468)  (2)  ;  Margherita,  mariée  à  Galeotto 
Roberto  Malatesta,  seigneur  de  Rimini,  qui  se  fit  religieuse  au 
monastère  de  Saint-Guillaume  à  Ferrare  après  la  mort  de  son 
mari;  une  autre  Margherita,  mariée  à  Galasso  Pio,  seigneur  de 
Carpi;  Cammilla,  mariée  à  Ridolfo  Varano,  seigneur  de  Game- 
rino  (1448);  Orsina,  mariée  à  Aldobrandino  Rangoni,  puis  à 
un  Malatesta  et  enfin  à  Andréa  Gualengo,  conseiller  de  Borso 
fl469). 


VI 


LIONEL    (3). 
(JSé  le  21  septembre  1407,  il  réyna  de  IWl  à  1450.) 

Avant  de  mourir,  Nicolas  III  eut  le  temps  de  faire  son  tes- 
tament, dans  lequel  il  désigna  comme  son  successeur  Lionel, 
un  de  ses  fils  naturels,  au  détriment  d'Hercule  et  de  Sigis- 
mond,  ses  seuls  fils  légitimes.  Il  ne  faisait,  du  reste,  que  tenir 
un  engagement  solennel.  En  obtenant  pour  Lionel  la  main  de 
Marguerite,  fille  du  seigneur  de  Mantoue  Jean-François  Gon- 

(1)  ISous  parlerons  de  lui  à  propos  de  sa  médaille  par  Coradini. 

(2)  ]Sous  donnerons  quelques  détails  sur  son  compte,  à  propos  du  De  claris 
mulieribus  de  Fra  Filippo  Foresti  de  Bergame,  dans  notre  étude  sur  Les  livres 
publiés  a  Ferrare  avec  des  gravures  sur  bois.  (Liv.  V,  cli.  iv.) 

i3;    Il  a  été  déjà  question  de  Lionel,  p.  20,  21,  22,  26,  27  et  28, 


LIVRE   PREMIER.  35 

zague,  il  avait  promis,  dès  1429,  d'assurer  le  trône  de  Ferrare 
au  gendre  de  ce  prince,  et,  lorsque  lui-même  épousa  Ricciarda 
de  Saluées,  il  avait  spécifié  qu'après  lui  la  souveraineté  appar- 
tiendrait, non  aux  enfants  qui  naîtraient  de  son  mariage,  mais 
à  Lionel.  Cette  décision  fut  très  heureuse  pour  les  Ferrarais, 
qui  échappèrent  ainsi  aux  inconvénients  d'une  tutelle,  et  aux- 
quels échut  un  des  souverains  qui  ont  laissé  les  meilleurs  sou- 
venirs dans  la  mémoire  des  peuples. 

Lionel,  nous  l'avons  déjà  dit,  naquit  en  li07,  fut  légitimé 
par  le  pape  Martin  V  en  14:29  et  déclaré  apte  à  devenir  sei- 
gneur de  Ferrare,  ce  qu'Eugène  IV  ratifia.  Après  avoir  appris, 
on  se  le  rappelle,  l'art  militaire  avec  Braccio  di  Montone,  il 
eut  pour  maître  Guarino  de  Vérone  qui  l'initia  aux  langues 
classiques,  et  il  montra  combien  il  avait  profité  des  leçons  du 
savant  humaniste  lorsqu'il  harangua  en  latin  l'empereur  Sigis- 
mond  (1433)  et  le  pape  Eugène  IV  (1438)  (1).  Son  mariage 
avec  Marguerite  Gonzague,  quoique  décidé  en  1-429,  ne  s'ef- 
fectua que  six  ans  plus  tard  (2  février  1  435).  La  fille  du  mar- 
quis de  Mantoue  fit  son  entrée  à  Ferrare  sur  un  cheval  blanc  ; 
son  costume  était  en  drap  d'or  doublé  d'hermine.  Elle  mourut 
le  7  juillet  1439  (2). 

Quand  Lionel  succéda  à  Nicolas  III,  il  n'était  pas  étranger 
au  maniement  des  affaires,  son  père  lui  ayant  laissé  à  plusieurs 
reprises  le  soin  de  gouverner  en  son  absence.  C'est  lui  qui  en 
réalité  régnait  déjà  au  moment  où  Nicolas  III  mourut  à  Milan, 
et  il  fut  sur-le-champ  confirmé  dans  l'autorité  souveraine.  Le 
28  décembre  1441,  Uguccione  Contrario  annonça  tout  à  la 
fois  dans  la  capitale  des  princes  d'Esté  la  fin  et  les  dernières 
volontés  de  celui  dont  il  avait  été  si  longtemps  le  principal 


(1;  Guarino  de  Vérone,  clans  l'éloge  funèbre  (ju'il  prononça  au\  liinérailles  de 
Lionel,  et  Giovanni  Canali,  dans  ses  Annali  Estensi,  mentionnent  avec  éloge  ces 
deux  discours.  Libanori,  dans  sa  Ferrara  d'oro,  et  Borsetti,  dans  son  Historia 
gyiniiasii  Feirariensis,  prétendent  que  Lionel  prononça  aussi  un  discours  en  grec 
devant  les  Pères  du  Concile  de  Ferrare  ;  mais  le  silence  de  Guarini  rend  leur 
assertion  suspecte. 

(^2;  l'ar  son  éducation,  Marguerite  Gonzague  était  digne  du  prince  lettré  (lu  elle 
épousa.  Elle  avait  eu  pour  maiire  Victorin  de  Feltre. 


;U;  L'AUT    FERllARAIS. 

ininislic  cl  le  (iJèlc  ami.  Reconnu  seigneur  de  Fenare  par  le 
Conseil  que  le  Ju.jje  des  Sages  avait  convoqué  dans  le  château, 
Lionel  parcourut  la  ville  à  cheval  avec  une  nombreuse  suite 
également  h  cheval. 

Le  lendemain  soir,  le  corps  de  Nicolas  III  arriva  et  fut  con- 
duit à  travers  les  rues,  qu  illuminaient  d'innombrables  torches, 
dans  Téglise  de  Santa  Maria  di  Belfiore.  Suivant  la  volonté  du 
prince  auquel  on  rendait  les  derniers  honneurs,  les  funérailles 
curent  lieu  sans  pompe,  et  d'abondantes  aumônes  furent  dis- 
tribuées aux  pauvres. 

Il  y  a  peu  d'événements  à  signaler  sous  le  règne,  d'ailleurs 
assez  court,  de  Lionel.  Ce  prince  pacifique  et  sage,  assisté  de 
son  frère  Borso,  sut  non  seulement  rester  en  dehors  des  luttes 
et  des  intrigues  qui  bouleversaient  l'Italie  autour  de  lui,  mais 
inspirer  assez  de  confiance  pour  être  souvent  pris  comme  mé- 
diateur. Philippe-Marie  Yisconti,  deux  fois  battu  parles  Véni- 
tiens, le  chargea  de  traiter  avec  eux.  Une  sorte  de  congrès 
général  s'assembla  en  1449  à  Ferrare.  Enfin,  ce  fut  dans  le 
palais  de  Belfiore  que  la  paix,  grâce  à  Lionel,  fut  conclue 
entre  la  République  de  Venise  et  Alphonse  I",  roi  de  Naples(I). 

Plusieurs  mariages  mirent  en  fête  la  cour  de  Ferrare.  Le 
plus  solennel  fut  celui  de  Lionel  avec  Marie  d'Aragon,  fille 
naturelle  du  roi  de  Naples  Alphonse  I".  Il  fut  négocié,  à  l'in- 
stigation d'Uguccione  Contrario  et  de  Borso,  par  Philippe- 
Marie  Yisconti.  Agostino  Villa,  secrétaire  du  marquis,  se  rendit 
à  Naples  au  mois  d'avril  14  43  afin  de  rédiger  les  stipulations 
matrimoniales  ;  mais  un  an  se  passa  avant  la  célébration  du 
mariage,  à  l'occasion  duquel  Lionel  reçut  de  ses  sujets  un 
cadeau  de  trois  mille  lire  marchesatie.  Au  printemps  de  1444, 
Borso,  escorté  d'une  suite  brillante,  alla  chercher  la  jeune  prin- 
cesse (2),  après  avoir  été  à  Venise  pour  se  procurer  deux  galères 
et  quelques  autres  navires.  Lorsque  la  petite  flotte  revint  de 

(i)  Alphunsc  V  d'Aragon,  victorieux  de  René  d'Anjou,  était  devenu  roi  de 
jNaples  en  1442.  Il  prit  le  nom  d'Alphonse  I"  et  fut  surnommé  le  Magnanime. 

(2;  Dès  cette  époque,  Borso  et  Lionel  encouragèrent  sous  main  le  roi  de  INaplcs 
à  prendre  des  mesures  pour  s'emparer  de  la  Londjardie  après  la  mort,  imminente 


LIVRE   PREMIER.  37 

Naples  et  s'avança  sur  le  Pô,  Mëliaduse,  frère  de  Lionel  et  de 
Borso,  accompagné  de  gentilshommes,  de  dames  ferraraises  et 
de  jeunes  paysannes,  se  porta  au-devant  de  la  princesse  avec 
des  barques  où  l'on  faisait  de  la  musique.  Le  1"  mai,  Marie 
d'Aragon  fut  conduite  au  Castel  Nuovo,  et  le  3  mai  au  château 
de  son  époux.  Pendant  quatre  jours,  les  fêtes  ne  cessèrent  pas  : 
les  chasses  aux  taureaux  et  aux  sangliers  alternèrent  avec  les 
tournois.  L'année  suivante,  Lionel  et  sa  femme  entreprirent 
pour  leur  agrément  un  voyage  à  Venise  (1). 

Ce  fut  aussi  en  14i-i  qu'Isotta,  sœur  de  Lionel,  épousa 
Odd'Antonio,  comte  d'Urbin,  qui,  le  22  juillet,  fut  massacré 
dans  sa  résidence  par  quelques  conjurés.  Cette  princesse  était 
vouée  aux  infortunes.  En  14.46,  elle  se  remaria  avec  Stefano 
Frangipane,  comte  de  Signa,  et  les  noces,  célébrées  dans  la 
demeure  de  son  frère  Méliaduse,  furent  suivies  de  réjouissances 
au  château  même  de  Lionel;  mais,  quatre  ans  après,  les  mau- 
vais traitements  qu'elle  eut  à  endurer  la  forcèrent  de  quitter 
son  mari  et  de  regagner  pour  toujours  sa  ville  natale. 

Une  autre  fille  de  Nicolas  III ,  Cammilla,  fut  plus  heureuse 
en  épousant  Ridolfo  Varano,  seigneur  de  Gamerino,  dont  le 
fils,  Ercole,  devait  transplanter  dans  la  capitale  des  princes 
d'Esté  la  famille  des  Varani. 

Si  les  mariages  de  quelques-uns  des  membres  de  la  maison 
régnante  furent  à  Ferrare  un  prétexte  aux  fêtes  de  toutes  sortes, 
la  mort  de  plusieurs  personnages  de  marque  attrista  profondé- 
ment tantôt  les  citoyens,  tantôt  Lionel  lui-même.  Giovanni  Ta- 
velli  da  Tossignano,  l'admirable  évêque  de  Ferrare,  cessa  de 
vivre  en  1440.  Uguccione Contrario,  qui  avait  été,  depuis  l'âge 
de  vingt  et  un  ans,  associé  à  la  destinée  de  Nicolas  III  et  à  celle 
de  son  successeur,  qui  avait  mis  à  leur  service  la  prudence  d'un 

déjà,  de  l'hilippe-Marie  Visconti,  au  tlctriincnl  de  François  Sforza,  qui  avait 
épousé  la  fdle  de  Visconti,  et  qui,  aidé  par  Gôme  de  Médicis,  triompha  de  tous 
les  obstacles.  (Cesare  Foucard,  Proposta  fatta  dalla  corte  Estense  ad  Alfonso  I, 
re  di  Napoli,  dans  rj4rc/a'i^(0  storico  per  le  provincie  Napoletane,  anno  IV,  fasci- 
colo  IV.) 

(i)   Voyez  les  pages  consacrées  au  palais  des  princes  d'Esle  à  Venise  dans  le 
th.  m  du  liv.  II. 


38  L'AKT   FERRAI\AIS. 

habile  politique,  la  bravoure  d'un  capitaine  intrépide  et  ratta- 
chement d'un  ami,  qui  maintes  fois  avait  jjouverné  Ferrare  à 
leur  place  et  dont  la  sagesse  avait  apporté  quelques  trêves  aux 
luttes  intestines  de  l'Italie,  expira  le  15  mai  1448.  Enfin,  Lionel 
perdit  sa  seconde  femme  le  0  décembre  1  449. 

Une  des  mesures  qui  contribuèrent  le  plus  à  assurer  la  tran- 
quillité publique  sous  ce  prince  fut  l'éloignement  d'Hercule 
et  de  Sigismond,  dont  la  mère,  Ricciarda,  s'était  retirée  à 
Saluées  un  peu  avant  le  mariage  de  Lionel  avec  Marie  d'Aragon, 
dans  la  crainte  de  ne  pouvoir  garder  à  la  cour  de  Ferrare  la 
situation  qu'elle  prétendait  y  occuper.  A  la  suite  d'un  voyage 
à  Naples  entrepris  par  Borso  pour  se  concerter  avec  Alphonse  I", 
les  deux  fils  légitimes  de  Nicolas  III  furent  envovés,  suivant  les 
conseils  d'Uguccione  Contrario,  auprès  de  ce  monarque,  qui 
les  donna  comme  compagnons  d'études  à  son  propre  fils  Fer- 
rante (1445). 

Sur  les  instances  de  la  Commune  de  Ferrare,  Lionel  rendit 
deux  ordonnances,  le  11  et  le  30  mars  1447,  contre  le  luxe 
déployé  parles  femmes  dans  leurs  costumes  (1).  Il  fut  interdit 
aux  femmes  de  la  ville  de  dépenser  pour  leur  toilette  plus  du 
tiers  de  leur  dot,  et  une  amende  de  trente-cinq  ducats  d'or 
menaça  les  notaires,  tailleurs,  orfèvres  et  autres  fournisseurs 
qui  se  feraient  leurs  complices.  Quant  aux  femmes  de  la  cam- 
pagne, on  ne  leur  permit  de  porter  que  de  la  toile  et  de  la  laine  ; 
tout  ornement  d'or,  d'argent  et  de  perles  leur  fut  défendu.  En 
même  temps,  on  déclara  la  guerre  aux  queues  des  robes  :  que 
les  femmes  fussent  riches  ou  pauvres,  jeunes  ou  vieilles,  nobles 
ou  roturières,  elles  furent  astreintes  à  supprimer  cet  appendice. 
On  entendait  par  queue  ce  qui  excédait  une  demi-brasse  ferra- 
raise  quand  la  femme  était  debout  sans  chaussures.  Dépareilles 
interdictions  caractérisent  une  époque  ;  mais  l'efficacité  en  fut 
probablement  médiocre  ou  en  tout  cas  dura  peu  :  l'accrois- 
sement de  la  prospérité  et  le  développement  des  arts  ne  tar- 

(1)  On  peut  lire  le  texte  de  ces  ordonnances  dans  Barotti,  Memorie  di  lette- 
rati  ferraresi.  —  Nicolas  III  avait  déjà  pris  des  arrêtés  contre  les  costumes  des 
femmes  jugés  contraires  à  la  modestie  (1434). 


LIVRE   PREMIER.  39 

dèrent  sans  cloute  pas  à  les  rendre  illusoires.  Le  luxe  des 
costumes  à  la  cour  ne  fit  que  s'accroître,  comme  en  témoi- 
gnèrent les  acquisitions  de  fourrures  et  d'étoffes  en  damas,  en 
soie  et  en  velours,  ainsi  que  les  objets  livrés  par  les  brodeurs, 
les  joailliers  et  les  orfèvres. 

Si  Lionel  s'était  borné  à  promulguer  des  lois  somptuaires, 
on  ne  se  souviendrait  plus  de  lui  aujourd'hui.  Il  mérita  mieux 
de  sa  patrie  et  de  la  civilisation  en  réorganisant  l'Université 
qui  commençait  à  péricliter  (1442).  Il  congédia  les  professeurs 
médiocres,  et,  pour  en  attirer  de  remarquables,  il  écrivit  lettres 
sur  lettres  dans  les  principales  villes  de  l'Italie  et  de  l'étranger, 
où  il  envoya  même  des  messagers,  ne  ménageant  pas  les  pro- 
messes. Aux  émoluments  considérables  il  ajouta  l'accueil  d'un 
prince  ami  des  lettres.  C'est  ce  que  Giovanni  Bianchini  (1) 
rappelle  dans  l'épître  à  Lionel  qui  accompagne  les  Tavole 
astro7iomiche  qu'il  lui  dédia  en  1442  :  «  Quos  tu  primum 
onines  et  lœtisshno  vultu  et  verbis  suavissimis  suscepisti  v  ;  c'est 
aussi  ce  que  constate  Giovanni  Canali  de  Ferrare,  auteur  des 
Annali  Estensi. 

Lionel  lui-même  fut  un  humaniste,  un  lettré,  un  poète.  La 
lecture  des  écrivains  de  l'antiquité  le  charmait,  sans  lui  faire 
négliger  l'Écriture  sainte.  Il  fut  le  premier  à  dénoncer  la  faus- 
seté de  la  correspondance  entre  saint  Pierre  et  Sénèque,  et 
F.  Giovanni  Minorita  rapporte  qu'il  consacrait  la  plus  grande 
partie  de  ses  loisirs  à  la  philosophie  et  à  la  théologie.  Il  laissa 
un  volume  de  poésies  en  latin  et  en  langue  vulgaire,  que 
Niccolô  Baruffaldi  et  Giulio  Ganani  eurent  entre  leurs  mains; 
mais  on  ne  connaît  aujourd'hui  que  deux  sonnets,  imprimés 
avec  les  rame  scelle  de'  poeti ferraresi. 

Le  nombre  est  grand  des  savants  et  des  lettrés  que  Lionel 
rassembla  autour  de  lui.  Frizzi  cite  parmi  ceux  qui  étaient  nés 
à  Ferrare  le  poète  TitoStrozzi,  le  philosophe  Francesco  Ariosti, 
le  jurisconsulte  Giacomo  Zocchi,  qui  futattachéà  lUniversité, 
Lodovico  Carbone,  orateur  et  poète.  Il  mentionne  également 

(1)   Il  sera  question  de  Bianchini  dans  le  chapitre  sur  hi  ininialurc    liv.  IV). 


40  L'ART    FERRA  RAI  S. 

des  étrangers  dont  toute  l'Italie  appréciait  le  mérite  :  Guarino 
de  Vérone,  Teodoro  Gaza  de  Thessalonique  (1),  recteur  de 
l'Université,  Angelo  Gambiglione  d'Arezzo,  jurisconsulte  émé- 
rite,  professeur  à  l'Université,  Alessandro  Tartagni  d'ImoIa(2), 
Bartolommeo  Cipolla  de  Vérone,  jurisconsulte  et  lettré,  Ugone 
de'  Benci  de  Sienne,  qui  avait  été  le  médecin  de  Nicolas  III, 
Giovanni  Aurispa  (3)  et  Michel  Savonarole,  dont  il  a  été  ques- 
tion déjà,  Cyriaque  d'Ancône  et  Basinio  de  Parme  (  i).  Telle  était 
la  société  favorite  de  Lionel  (5).  Il  aimait  à  réunir  ces  hommes 
distingués,  à  discuter  avec  eux  des  questions  de  littérature  et 
de  morale,  tantôt  dans  un  salon,  tantôt  à  table,  tantôt  dans 
les  jardins  du  château,  tout  en  se  promenant.  Les  sujets 
grossiers  et  même  légers  étaient  bannis  de  ces  entretiens,  où 
il  n'apportait  aucune  prétention,  quoiqu'il  possédât  une  solide 
érudition,  qui  le  fit  mettre  par  Francesco  Filelfo,  un  de  ses 
correspondants,  au-dessus  de  tous  les  princes  de  son  temps  (6). 
Avec  les  savants  qu'il  n'avait  pu  attirer  à  sa  cour,  il  entretenait 
un  commerce  épistolaire  auquel  Guarino  a  rendu  hommage 
en  ces  termes  :  «  Dodos  m  primis  homines  honore  et  veneratione 
proseqiiutus  est,  ciim  et  ipse  eruditione  expolitus  eminerei  :  ciijus 
testes  varix  exstant  ad nniltos  dimissve fréquenter  epistolee ,  in  qidhus 
sic  entendale,  sic  electis  verhis  adeo  latine  scrihehat,  iit  ad  anti- 
quorum dictioneni  proxinius  accederet  (7).  »  C'est  à  Francesco 
Barbaro,  à  xVmbroise  le  Camaldale,  à  Angelo  Decembrio,   à 

(1)  De  1441  à  1450,  il  enseigna  le  grec  à  Ferrare.  (A.  Firmin-Didot,  Aide 
Manuce.) 

(2)  Son  tombeau,  dans  l'église  de  Saint-Dominique  à  Rologne,  est  une  œuvre 
remarquable  de  Francesco  di  Simone  Fiorentino. 

(3)  «  Il  aima  mieux  rester  curé  à  Ferrare  que  devenir  possesseur  d'une  abbaye 
qui  lui  fut  offerte  par  Alphonse  roi  de  Naples.  «  (Mancini,  Vita  di  Léon  Battista 
Alberti,  p.  193.) 

(4)  E.  MI'ntz,  La  Renaissance  en  Italie  et  en  Fiance  à  l'époque  de 
Charles  VIII,  p.  327. 

(5)  Un  poète  nonnné  Ulysse,  qui  sendjle  avoir  résidé  d'ordinaire  à  Venise, 
séjourna  quelque  temps  à  Ferrare.  Il  sera  plus  loin  question  de  ce  personnage. 

(6)  «  Colla  luce  délia  sua  doctrina  supero  tutti  i  principi  del  suo  tempo.  » 
{Filelf.  oral,  de  inita  societ.  inter  Bonam  et  Herc.  Est.) 

(7)  Eloge  funèbre  de  Lionel.  —  Lionel,  cependant,  n'avait  pas  pour  l'italien 
le  même  dédain  f[ue  la  plupart  des  humanistes  de  son  temps.  11  loua  Léon-Bap- 
tiste Alberti  d'avoir  abandonné  le  latin  pour  l'italien. 


LIVRE   PREMIER.  41 

Georges  de  Trébizonde,  à  Lorenzo  Valla,  à  Antonio  Becca- 
dello  dit  le  Panormitain,  au  Poggio,  à  Francesco  Filelfo  qu'il 
adressa  la  plupart  de  ses  lettres.  Pietro  Candido  Decembrio, 
quand  il  eut  écrit  la  vie  de  Philippe-Marie  Yisconti,  le  consulta 
et  supprima  un  passage  d'après  le  conseil  du  prince  (1). 

Rechercher  et  acquérir  les  anciens  manuscrits  ou  s'en  pro- 
curer des  copies  fut  une  des  passions  de  Lionel  (2).  Dès  qu  il 
eut  appris  que  les  comédies  de  Plante  avaient  été  découvertes 
en  Allemagne,  il  tâcha  d'en  obtenir  une  transcription,  et  l'on 
sait  par  deux  lettres  de  Poggio  Fiorentino  qu'il  voulut  à  toute 
force  avoir  deux  volumes  des  lettres  de  saint  Jérôme,  pour 
lesquelles  Poggio  demandait  cent  écus  d'or  (3).  Un  Pompeius 
Festus,  manuscrit  in-quarto  que  possède  la  Bibliothèque  d'Esté 
à  Modène,  appartint  à  Lionel.  Non  content  d'enrichir  pour  sa 
satisfaction  personnelle  la  bibliothèque  laissée  par  son  père  (4) , 
ce  prince  en  fonda  une  dans  le  monastère  des  Anges  à  l'usage 
des  étudiants  (5)  et  la  pourvut  à  grands  frais  d'ouvrages  grecs, 
latins  et  même  hébreux  (6). 

Au  goût  des  livres  Lionel  joignait  celui  des  arts.  Avant  de 
succéder  à  Nicolas  III,  il  commença  à  former  les  collections 
auxquelles  ses  successeurs  donnèrent  tant  d'extension,  à  ras- 
sembler des  cornalines,  des  gemmes  gravées,  des  médailles 
antiques,  des  peintures,  comme  l'atteste  Angelo  Decembrio 
dans  ses  Dialogues  (7).  Sa  résidence  de  Belfiore  devint  une  sorte 

(i)   RoSMKM,   Vita  di  Guaruio  veronese.  lîrescia,  1806,  t.  I,  p.  109. 

(2)  «  En  1434,  après  l'expulsion  de  Paolo  Guinigi,  seigneur  de  Lucques,  il 
acquit  l'armoire  que  ce  personnage  avait  fait  exécuter  en  1414  par  Arduino  et 
Alberto  de  Bologne  pour  y  renfernier  ses  manuscrits.  »  (E.  Ml'ntz,  Histoire  de 
V art  pendant  la  Henaissance,  p.  143.) 

(3)  Cennistorici  délia  Biblioteca  Estense  in  Modena.  Modène,  1873.  —  Adriano 
Gappelli,  La  Biblioteca  Estense  nella  prima  meta  del  secolo  XV,  dans  le  Giorn. 
stor.  délia  letter.  ital.,  vol  XIV. 

(4)  La  Lililiotlièque  des  princes  d'Esté,  auparavant,  se  composait  surtout  de 
clironiques,  qui  y  prirent  place  à  mesure  qu'elles  parurent.  L'n  manuscrit  conte- 
nant des  poésies  provençales,  offert  au  marquis  Azzo  VII,  send)le  cependant  y 
être  entré  vers  la  moitié  du  treizième  siècle. 

(5)  En  même  temps,  le  couvent  de  Saint-l'anl,  {;ràcc  aux  soins  du  docte  Fra 
Hattista  Panetti,  s'enricliit  de  jilus  de  sept  cents  manuscrits. 

(6)  Giaiiibatisla  I'oxacossi,  De  laudihus  Hcrculis  Estensis  II. 

(7)  Cavedoxi,  Deli  ori(jino  cd  incvementi  dcll'  odicrno  R.  Mttseo  Estense  délie 


42  L'ART    FEURARAIS. 

de  musée.  Les  boisei'ies  sculptées,  les  marqueteries,  les  déco- 
rations peintes  et  les  tableaux  y  charmaient  les  regards  par 
l'élégance  des  lignes,  le  fini  des  détails,  le  charme  des  couleurs. 

Tous  les  arts  se  mirent  subitement  à  prendre  leur  essor  sous 
l'impulsion  d'un  prince  qui  portait  à  chacun  d'eux  un  si  vif 
intérêt.  Lionel  prodigua  les  encouragements  aux  potiers,  aux 
tapissiers,  aux  médailJeurs,  aux  brodeurs,  comme  aux  sculp- 
teurs et  aux  peintres  (l).  Ses  commandes  attirèrent  de  toutes 
parts  les  artistes.  Deux  élèves  de  Brunellesco,  Aiitonio  di 
Cristoforo  et  Niccolo  Baroncelli,  érigent  la  statue  équestre  de 
Nicolas  IIL  D'habiles  miniaturistes  enluminent  les  manuscrits 
et  les  missels.  Vittore  Pisano  devient  le  familier  de  Lionel.  Il 
peint  le  portrait  de  ce  prince  (musée  de  Bergame)  et  celui  de 
Marguerite  Gonzague,  sa  première  femme  (musée  du  Louvre), 
ainsi  que  l'apparition  de  la  Vierge  et  de  l'enfant  Jésus  à  saint 
Antoine  abbé  et  à  saint  Georges  (National  Galery).  Pour  le 
palais  de  Bellosguardo,  il  entreprend  aussi  un  tableau.  Enfin, 
il  fait  trois  médailles  représentant  le  souverain  de  Ferrare, 
une  entre  autres  à  l'occasion  du  mariage  de  celui-ci  avec 
Marie  d'Aragon.  Jacopo  Bellbii  rivalise  avec  lui  pour  rendre  à 
l'aide  des  couleurs  les  traits  de  leur  commun  protecteur. 
Mantegna,  tout  jeune  encore,  fait  sur  un  même  panneau  d'un 
côté  le  portrait  de  Lionel,  de  l'autre  le  portrait  de  Folco  di 
Villafora,  favori  du  souverain.  Rogier  Van  der  Weyden  orne 
d'un  triptyque  le  cabinet  de  Belfiore,  où  Angelo  da  Siena  exécute 
des  décorations  qu'achèvera,  sous  Borso,  Gosimo  Tura,  Une 
pléiade  de  peintres  se  forme  d'après  les  exemples  de  ces  maîtres 
célèbres.  Avec  Bono  de  Ferrare  et  Galasso,  la  capitale  des 
princes  d'Esté  commence  à  posséder  une  école  particulière, 
jouissant  à  son  tour  d'une  certaine  renommée. 

Un  des  artistes  auxquels  Lionel  accorda  non  seulement  son 
estime,  mais  son  amitié,  fut  Léon-Baptiste  Alberti,  lié  d'abord 

inedatjlie.  Modena,  1846.  —  Ad.  Venturi,  La  data  délia  morte  di  Vittoi-  Pisano, 
nute  10. 

(1)  Pour  les  armures,  Lionel  s'adressa  à  des  Milanais.  Maître  Pierre  de  Milan, 
établi  à  Mantoue,  lui  en  vendit  une  en  1436.  Ludovico  de  Maineri  en  acheta  une 
autre  à  Milan  sur  l'ordre  du  prince  chez  xlnsalia  ou  Missajlia. 


LIVRE    PREMIER.  43 

avec  son  frère  Mëliaduse  (1).  Poggio  Bracciolini,  secrétaire 
apostolique,  servit  d'intermédiaire  entre  Alberti  et  Lionel,  à 
qui  il  fit  accepter  la  dédicace  du  Philodoxios,  comédie  latine 
qu'Aide  Manuce  publia  à  Venise,  en  1528,  comme  l'œuvre 
d'un  ancien  poète  comique  (2).  Le  premier  séjour  du  grand 
architecte  florentin  à  Ferrare  coïncida  avec  le  concile  convoqué 
dans  cette  ville  par  le  pape  Eugène  IV  en  1438  et  dura  depuis 
le  mois  de  janvier  jusqu'au  moment  où  la  peste  força  de 
transférer  le  concile  à  Florence.  C'est  à  cette  époque  qu' Al- 
berti écrivit  le  Teogenio  (3),  œuvre  morale  et  politique,  dont 
la  Bibliothèque  d'Esté  à  Modène  possède  un  exemplaire  qui 
Fut  peut-être  présenté  par  l'auteur  à  Lionel,  et  où  l'on  voit 
enluminées  les  initiales  et  les  armes  de  la  maison  d'Esté.  Le 
concile  siégeait  encore  à  Ferrare  quand  le  Vénitien  Biagio 
Molino,  patriarche  de  Grado,  très  puissant  auprès  d'Eugène  IV, 
demanda  à  Léon-Baptiste  Alberti  d'écrire  avec  l'élégance  qu'il 
lui  connaissait  la  vie  des  martyrs.  Cette  entreprise  ne  corres- 
pondait guère  aux  aptitudes  d'Alberti,  mais  comment  ne  pas 
faire  preuve  de  bonne  volonté  pour  satisfaire  l'auguste  per- 
sonnage qui  s'était  adressé  à  lui?  Les  recherches,  du  moins, 
ne  le  fatiguèrent  pas.  La  Vie  de  Potiio  fut  de  son  invention,  et 
le  nom  même  de  son  héros  n'avait  jamais  été  porté.  Dans  cet 
écrit,  il  vanta  la  constance  d'un  martyr  de  quinze  ans,  et  il 
inti'oduisit  de  sévères  avertissements  à  l'adresse  des  ecclé- 
siastiques qui  consacrent  aux  plaisirs  des  sens  et  aux  pompes 
mondaines  les  revenus  de  leurs  prébendes.  Molino  étant  mort 
en  1439,  Alberti  n'eut  pas  besoin  d'imaginer  d'autres  biogra- 
phies de  saints.  Sa  supercherie,  du  reste,  ne  tarda  pas  à  être 
découverte  et  lui  valut  de  vertes  réprimandes  (4). 

Pendant   ce    premier   séjour  à  Ferrare,  Alberti   rencontra 

(1)  G.  Campori,  Gli  architetti  e  gl'  iiu/cf/neri  derjli  E'^teusi,  n.  3i-.33.  — 
G.  Mancixi,  Vita  di  Léon  Battista  Alberti.  Firenze,  Sansoni,  1882.  —  Voyez  ce 
que  nous  avons  tlit  de  Méliaduse,  p.  33,  note  3. 

(2)  «  Lepidi  comici  veteris  Philodoxios,  fabula  ex  antiquitnte  eruta  ab  Aldo 
Manucio.  »  Alberti  n'avait  que  vingt  ans  lorscju'il  composa  cette  comédie. 

(3)  Il  le  corrigea  probablement  à  Florence. 

(4)  Maxcim,  Vita  di  Léon  Battista  Alberti,  p.  173-175. 


44  L'ART    FERUAUAIS. 

auprès  tle  Lionel  Matteo  de'  Pasti,  qu'il  devait  retrouver  plus 
tard  à  Rimini. 

Peu  après  l'avènement  de  Lionel,  en  Li43  ou  en  1444, 
Alberti  retourna  dans  la  capitale  des  princes  d'Esté.  Au  mois 
de  novembre  1444,  il  fut  invité  par  le  Conseil  des  Sages  à 
donner  son  avis  sur  les  modèles  présentes  pour  la  statue 
équestre  de  Nicolas  III,  fait  qu'il  mentionne  (1)  dans  un 
opuscule  que  lui  avait  inspiré  la  vue  de  ces  modèles  (2)  et 
qu'il  dédia  aussi  à  Lionel.  Cet  opuscule,  très  rare,  qui  se  com- 
pose de  quarante  pages,  est  intitulé  :  De  equo  animante  et  a  été 
publié  à  Bàle  en  155G.  Il  prouve  que  l'auteur  avait  beaucoup 
étudié  les  chevaux  et  qu'il  les  aimait  avec  passion.  Un  autre 
ouvrage  d'AlIierti,  le  plus  important  de  tous,  le  De  re  œdifica- 
ioria,  fut  composé  sur  la  demande  du  marquis  de  Ferrare. 
«  Vous  verrez,  écrivait  Alberti  à  Méliaduse  dans  la  dédicace 
des  Ludi  maiematici,  les  livres  d'architecture  que  j'ai  écrits  sur 
les  instances  de  votre  très  illustre  frère,. . .  messire  Lionel,  mon 
Seigneur,  et  vous  trouverez  des  choses  qui  vous  plairont 
beaucoup.  •>•)  Ni  Méliaduse  ni  Lionel  ne  vécurent  assez  pour 
lire  le  De  re  œdificatoria,  qui  valut  à  Alberti  d'être  surnommé 
le  Vitruve  moderne  :  le  premier  mourut  le  2  janvier  1452,  et 
le  second  avait  déjà  cessé  d'exister  en  1450;  or,  l'ouvrage 
d'Alberti  fut  terminé  seulement  dans  le  courant  de  1452,  et 
c'est  au  pape  Nicolas  Y  qu'il  fut  dédié  (3).  Bernardo,  frère  de 
l'auteur,  le  fit  imprimer  à  Florence  en  1485  (4)  par  Lorenzo 
Alamanni,  avec  une  épître  latine  d'Ange  Politien  à  Laurent  de 
Médicis.  Avant  que  ce  traité  d'architecture  fût  publié,  Her- 


(Ij  »  Avendo  deliberato  i  tuoi  concittailini  il'inalzare  nclla  piazza  con  rilevnn- 
tissinia  spesa  una  statua  équestre  a  tuo  padie,  ed  avendovi  eoncorso  ottiini  artisti, 
scelsero  me,  clie  nel  dipinjoere  e  scolpire  assai  mire  diletto,  ad  arbitrio  o  giudice.  » 

(2)  «  INel  riguardare  i  modelli  condotti  con  niaraviglioso  artificio,  iiii  venne 
in  mente  di  considerare  con  maggior  diligenza  non  solo  la  bcllezza  e  le  forme  de' 
cavalli,  ma  pure  la  loro  natura  ed  istinti.  Vcdendo  poi  che  tu,  Leonello,  grande- 
mentc  ti  ddetti  de'  mici  scritti  ed  osservando  comc  io  fossi  disoccupato,  stabilii 
ne'  giorni  di  mia  diiiioia  presso  di  te  d'affaticarini  a  scrivere  queste  cose  sc{;uendo 
il  rnio  uso.  " 

(3)  Le  titre  est  précédé  de  ces  mots  :    «  Laus  Deo,  hono-!  et  (jlona.  « 

(4)  La  mort  de  Léon-Baptiste  Alberti  arriva  en  1484. 


LIVRE    PREMIER.  45 

cule  I",  duc  de  Ferrare,  chargea  Antonio  Montecatini,  son 
ambassadeur  à  Florence  (1  484),  de  lui  en  procurer  une  copie 
ou  de  demander  à  Laurent  de  Médicis  de  lui  prêter  son  exem- 
plaire. La  Bibliothèque  d'Esté  en  possède  un  sur  parchemin 
qui  appartint  probablement  à  la  Bibliothèque  de  Mathias  Cor- 
vin,  car  on  voit  sur  le  premier  feuillet  les  armes  du  roi  de 
Hongrie  :  dans  ce  manuscrit,  les  initiales  sont  enlumine'es  et 
le  frontispice  est  pourvu  de  gracieux  ornements.  Une  traduc- 
tion italienne  du  livre  d'Alberti  parut  à  Venise  en  15-40  ;  une 
autre  fut  mise  en  vente  à  Florence  en  1550  avec  un  portrait 
et  des  figures  gravées  sur  bois. 

Il  est  regrettable  pour  Ferrare  que  Lionel  ait  encouragé 
Léon-Baptiste  Alberti  plutôt  comme  écrivain  que  comme 
architecte.  Les  seules  constructions  nouvelles  que  nous  ayons 
à  signaler  sous  le  règne  de  ce  prince  dans  sa  capitale  (1)  sont 
le  palais  qu'il  fit  édifier  pour  Folco  di  Yillafora,  son  maître  de 
chambre,  palais  où  le  Séminaire  est  maintenant  installé,  V hôpital 
de  Sainte-Anne  et  la  chapelle  du  palais,  dans  laquelle  il  aimait  à 
entendre  les  musiciens  français  qu'il  avait  à  son  service  (2). 
En  1445,  Luca  (peut-être  Luca  Fancelli,  élève  et  aide  de  Léon- 
Baptiste  Alberti)  fut  chargé  de  visiter  les  nouvelles  fortifica- 
tions que  l'on  construisait  (3). 

Préoccupé  de  l'utilité  publique ,  Lionel  fit  aussi  venir  à 
Ferrare  Antoine  Marin  de  Grenoble,  renommé  pour  son  habi- 
leté dans  les  travaux  hydrauliques  et  la  construction  des 
moulins.  On  menaça  d'une  amende  de  deux  cents  ducats  qui- 
conque usurperait  les  inventions  de  l'ingénieur  français,  qui 
fut  logé  par  la  Commune,  exempté  des  gabelles  et  des  taxes  (i). 

Dans  les  réunions  à  la  cour,  la  musique  était  un  des  plaisirs 


(1)  Il  fit  construire  une  forteresse  à  Lugo  [1V1-5-1449),  une  autre  à  Bagnaca- 
vallo,  les  robustes  uuirs  destinés  à  ilcfendre  Rubiera,  et  un  palais  pour  lui-uièuic 
dans  la  ville  d'Argenta.  Les  habitations  d'agrément  de  lîelHore,  de  Belriguardo, 
de  Copparo  et  de  Miliaro,  et  la  chapelle  de  Sainte-Marie  des  Auges,  lui  durent 
des  agrandissements  et  des  embellissements. 

(2)  Frizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Fcrraru,  t.  III,  p.  50G. 

(3)  G.  Gampop.i.  Gli  arcliitetti  e  fji  ingeijncri  deijli  Jùtensi,  p.  34. 

(4)  /(/.,  p.  35. 


46  1/ART    FERRARAIS. 

les  plus  goûtes.  Pietro  et  Taddeo  dalF  Arpa  jouaient  de  la 
harpe;  Pietribuono  dalla  Chitarra  jouait  de  la  cithare. 
Niccolo  excellait  h  la  fois  comme  joueur  de  cithare  et  comme 
chanteur  (1).  Deux  organistes,  Tommaso  dagli  Organi  de 
Vérone,  «  ingeniosus  vir  »  ,  et  Costantino  Tantino  de  Modène, 
furent  également  en  grande  faveur  auprès  de  Lionel  (2) .  Le 
2  octobre  1437,  le  marquis  ordonna  d'acheter  à  Mantoue  de 
nouveaux  instruments  pour  ses  trompettes,  et,  en  Li39,  il  fit 
adapter  une  flamme  à  un  trombone  (3).  Domenico  Marchetto, 
joueur  de  fifre,  demanda  un  prêt  d'argent  afin  d'acquérir 
deux  instruments  avant  que  le  vendeur  quittât  la  ville. 

Après  un  règne  de  neuf  ans,  Lionel,  âgé  de  quarante-trois 
ans,  mourut  le  I"  octobre  1450  d'un  abcès  à  la  tète  dont  il 
souffrit  pendant  trente-trois  jours.  Sa  fin  fut  d'un  chrétien 
sincère.  Du  palais  de  Belriguardo,où  il  expira,  ses  restes  furent 
transportés,  sur  les  épaules  des  professeurs  de  l'Université, 
selon  les  uns,  sur  celles  de  leurs  élèves,  selon  les  autres,  dans 
l'église  de  Sainte-Marie  des  Anges,  et  furent  déposés  auprès  de 
ceux  de  Nicolas  III.  Francesco  Lignamine,  évéque  de  Ferrare, 
et  Guarino  de  Vérone  prononcèrent  son  éloge  funèbre. 

Cet  éloge  était  conforme  à  la  vérité.  Chacun  se  souv^enait 
combien  Lionel  avait  été  juste ,  humain ,  affable ,  libéral , 
préoccupé  du  bien  de  ses  sujets,  avec  quelle  prudence  il  avait 
maintenu  la  paix  dans  ses  États,  avec  quelle  mansuétude  il 
avait  gouverné.  Il  semble  que  sa  douceur  tempéra  la  rudesse 
de  Nicolas  III  dans  les  dernières  années  que  vécut  celui-ci. 
Aux  visées  de  l'ambition,  aux  douteux  et  fugitifs  avantages 
des  entreprises  militaires,  Lionel,  que  l'empereur  Sigismond 
avait  créé  chevalier,  préféra  le  culte  des  lettres  et  des  arts,  et 


(1)  K  Optiino  pulsatore  et  suavissimo  cantore.  »  En  1445,  il  acheta,  moyen- 
nant six  ducats  d'or,  à  un  marchand  de  passage,  une  cithare  pour  le  marquis. 

(2)  Ad.  VENTuni,  I  piiniordi  det  rinascimento  arti.ttico  a  Feirara,  p.  41, 

(3)  Dans  un  manuscrit  du  quinzième  siècle  que  possède  la  Bibliothèque  d'Esté 
à  Modène,  une  miniature  représente  des  chanteurs  et  des  joueurs  d'instruments 
qui  égayent  de  leur  musique  des  hommes  et  des  femmes  se  baignant  ensemble  ; 
autour  du  bassin  de  marbre,  on  voit  une  prairie  parsemée  de  petits  arbres  et  entou- 
rée de  murs  et  d'élégants  édifices. 


LIVRE   PREMIER.  47 

s'adonna  lui-même  aux  choses  de  Tesprit.  Grâce  à  ses  qualités 
personnelles,  la  ville  de  Ferrare,  devenue  le  rendez-vous  des 
hommes  les  plus  distingués,  qui  ti^ouvaient  en  lui  un  généreux 
Mécène  et  souvent  un  ami  capable  de  les  comprendre,  grandit 
dans  l'estime  des  peuples  et  fut  regardée  comme  un  des  prin- 
cipaux foyers  de  la  Renaissance. 

Lionel  laissa  un  fils  légitime,  Niccolo,  qui  naquit  de  alargue- 
rite  Gonzague  le  20  juillet  1438,  et  un  fils  naturel,  Francesco, 
né  en  1  444,  l'année  de  son  second  mariage. 


VII 

BORSO    (1). 
(Né  le  24  août  1413,  il  régna  de  1450  à  1471.) 

En  se  donnant  Lionel  pour  successeur,  Nicolas  III,  dans  son 
testament,  avait  désigné  Borso,  un  de  ses  autres  fils  naturels, 
comme  successeur  de  Lionel.  Le  Juge  des  Sages,  Agostino 
Villa,  dès  que  Lionel  fut  mort,  fit  acclamer  par  le  peuple  le 
nom  de  Borso,  et  alla  en  grande  pompe  offrir  le  trône  de  Fer- 
rare  à  ce  prince,  qui  résidait  alors  au  palais  de  Belriguardo, 
ne  laissant  le  temps  de  s'organiser  sérieusement  ni  aux  parti- 
sans de  Niccolô,  fils  légitime  de  Lionel,  âgé  de  douze  ans,  ni  à 
ceux  d'Hercule,  l'aîné  des  fils  légitimes  de  Nicolas  III,  âgé  de 
dix-neuf  ans.  Les  Ferrarais  échappaient  encore  une  fois  aux 
dangers  d'avoir  pour  seigneur  un  enfant  ou  un  jeune  homme 
sans  expérience.  Borso,  du  reste,  était  déjà  populaire;  on 
connaissait  sa  sagacité  politique  ;  on  savait  qu'après  avoir  été 
le  conseiller  de  Philippe-Marie  Visconti ,  il  n'avait  pas  été 
étranger  à  la  sage  direction  des  affaires  sous  Lionel  ;  enfin,  on 
appréciait  la  générosité  de  son  caractère. 

(1)  Il  a  été  déjà  question  de  lui,  p.  22,  27  note  3,  28  note  3,  36,  37  et  38. 


48  L'ART    FERRAllAIS. 

Borso  inau[;ura  son  glorieux  règne  en  faisant  de  magnifiques 
dons  aux  personnages  qui  lui  étaient  le  plus  chers,  en  distri- 
buant des  aumônes,  en  rappelant  les  bannis,  en  remettant  des 
peines,  en  dispensant  la  Commune  de  payer  certains  droits  de 
gabelle. 

Son  prestige  s'accrut  singulièrement  en  1-452,  grâce  à 
l'accueil  dont  l'empereur  Frédéric  III  fut  l'objet  de  sa  part, 
grâce  aux  faveurs  qu'il  reçut  de  lui,  quand  ce  prince  descendit 
en  Italie  pour  être  couronné  à  Rome  par  le  Pape.  Borso  alla 
au-devant  de  Frédéric  jusqu'à  Rovigo  et  lui  donna  quarante 
magnifiques  chevaux  et  cinquante  faucons  dressés  à  la 
chasse.  L'Empereur  était  accompagné  du  duc  Albert,  son 
frère,  de  Ladislas,  son  neveu,  roi  de  Bohême  et  de  Hongrie, 
de  vingt-deux  évêques,  de  douze  cents  soldats  à  cheval,  sans 
compter  une  suite  de  cinq  cents  personnes.  En  arrivant  à 
Ferrare,  après  s'être  un  peu  reposé  à  Belfiore,  il  trouva  à  l'en- 
trée de  la  ville  l'évéque  et  le  clergé,  les  professeurs  et  les 
élèves  de  l'Université,  venus  h  sa  rencontre  (17  janvier).  Étant 
descendu  de  cheval,  il  s'achemina,  sous  un  baldaquin  de  bro- 
cart, entre  Borso  et  Ladislas,  vers  la  cathédrale,  où  il  fut 
harangué  par  Girolamo  Castelli,  médecin  de  la  cour  et  profes- 
seur à  l'Université.  On  lui  présenta  ensuite  les  clefs  de  la  ville 
et  on  le  conduisit  au  Castello.  Huit  jours  durant,  il  fut  hébergé 
avec  sa  suite  aux  frais  de  Borso,  qui  lui  procura  les  distractions 
les  plus  somptueuses. 

A  son  retour  de  Rome,  Frédéric  III  s'arrêta  encore  à  Fer- 
rare,  du  10  au  19  mai.  Les  ambassadeurs  de  presque  tous  les 
princes  italiens  vinrent  lui  rendre  hommage.  Il  voulut  bien 
assister  aux  noces  de  Bartolommeo  PendagUa,  personnage 
considérable  à  la  cour  de  Borso  (1),  et  Giovanni  Bianchini  lui 
offrit  ses  Tavole  astr^onomiche  (2).  Enfin,  touché  des  mérites  de 
Borso  non  moins  que  de  l'hospitalité  fastueuse  qu'il  avait  trou- 
vée auprès  de  lui,  il  le  créa  duc  de  Modène  et  de  Reggio, 

yi)  jNuus  tionnei-ons  plus  loin  quelques  délails  sur  ce  mariage  en  examinant  la 
médaille  de  Pendaglia  par  Sperandio. 

(2)  Voyez,  dans  le  liv.  IV,  le  eh.  ii,  consacré  à  la  miniature. 


LIVRE   PREMIER.  49 

villes  qui  relevaient  de  Tempire,  et  comte  de  Rovigo.  La 
cérémonie  eut  lieu  le  18  mai,  jour  de  l'Ascension  :  elle  mérite 
de  n'être  point  passée  sous  silence  (I).  Précédé  non  seulement 
par  des  musiciens ,  mais  par  les  ambassadeurs  des  princes 
étrangers  et  des  villes,  et  par  le  roi  Ladislas  qu'entouraient 
des  cavaliers  et  de  nobles  personnages  portant  le  globe,  l'épée 
et  le  sceptre,  l'Empereur  se  mit  en  marche  vers  la  place.  On  y 
avait  élevé  une  estrade  couverte  de  tentures,  sur  lesquelles 
diverses  fables  avaient  été  peintes.  Frédéric  III  était  vêtu  d'un 
manteau  tissé  d'or  et  orné  de  joyaux,  et  sa  tête  était  ceinte  de 
la  couronne  qu'il  avait  reçue  à  Rome.  Quant  à  Borso,  il  parut 
en  costume  de  drap  d'or  parsemé  aussi  de  pierreries  (deux 
d'entre  elles  sur  son  épaule  gauche,  et  deux  autres  au  sommet 
de  son  béret,  brillaient  d'un  éclat  particulier)  ;  à  son  cou  pen- 
dait un  collier  qui  avait  coûté  vingt  mille  florins.  Devant  Borso 
s'avançaient  quatre  cents  nobles  achevai,  tenant  des  étendards 
en  taffetas  blanc.  Un  étendard  vert,  sur  lequel  on  voyait  les 
armes  impériales  unies  à  celles  de  la  maison  d'Esté,  repré- 
sentait le  comté  de  Rovigo  ;  un  autre  étendard  vert,  avec  les 
armes  des  Este,  indiquait  Modène  et  Reggio  ;  et  un  étendard 
rouge  symbolisait  la  justice  ou  le  pouvoir  impérial.  Les  cava- 
liers s'étant  rangés  en  demi-cercle  autour  de  l'estrade,  et  Fré- 
déric III  ayant  pris  place  sur  un  trône  garni  de  drap  d'or, 
Borso  s'agenouilla  aux  pieds  de  l'Empereur,  qui  lui  fit  mettre 
un  vêtement  de  laine  rouge  et  un  long  manteau  rose  doublé 
d'hermine,  lui  présenta  les  trois  étendards,  une  épée  et  un 
sceptre  d  or,  le  proclama  duc  de  Modène  et  de  Reggio  et  comte 
de  Rovigo,  et  l'embrassa.  Cette  cérémonie  accomplie,  l'Empe- 
reur créa  chevaliers  un  grand  nombre  de  gentilshommes , 
entre  autres  Bartolommeo  Pendaglia  et  Peregrino  Pasini,  si 
chers  à  Borso ,  après  quoi  l'évêque  entonna  le  Te  Denm  et 
gagna  processionnellement  la  cathédrale,  dans  laquelle  le  sui- 
virent Frédéric  III,  Borso,  les  princes  et  les  nobles  (2).  Là,  le 

(1)  jSous  en  empruntons  les  détails  à  Frizzi. 

(2)  Plusieurs  vêtements  sacerdotaux  avec  des  broderies  et  des  figures  de  saints 
furen'  préparés  pour  les  cérémonies  dans  lesquelles  figura  le  clergé  ferrarais  lors- 

I.  4 


50  L'ART    FERRA  HAIS. 

nouveau  duc  prêta  serment  de  fidélité  à  FEmpereur,  à  qui  il 
donna  un  bijou  avec  sept  pierres  précieuses,  valant  quarante 
mille  florins.  Lui  et  ses  descendants  avaient  désormais  le  droit 
de  juridiction  suprême  et  pouvaient  accoupler  à  leur  écusson 
l'aigle  impériale.  Ils  devaient,  à  la  vérité, payer  une  redevance 
annuelle  de  quatre  mille  florins  d'or,  mais  cette  redevance  fut 
diminuée  quelques  années  plus  tard  et  ensuite  abolie.  En 
quittant  Ferrare,  Frédéric  III  fit  route  pour  Venise,  et  c'est 
encore  de  Borso  qu'il  fut  l'hôte,  car  il  logea  dans  le  palais 
qu'y  possédaient  les  princes  d'Esté. 

En  1459,  le  Castello  abrita  un  visiteur  non  moins  illustre, 
le  pape  Pie  II,  qui  passa  par  Ferrare  en  allant  au  congrès 
de  Mantoue,  convoqué  pour  inviter  les  princes  chrétiens  à 
s'unir  contre  les  Ottomans.  Le  16  mai,  le  Souverain  Pontife, 
escorté  de  douze  cardinaux  et  de  quinze  cents  gardes  à  cheval, 
arriva  devant  Ferrare.  Il  passa  la  nuit  au  monastère  de  Saint- 
Antoine,  et,  le  lendemain,  il  entra  dans  la  ville  en  compagnie 
de  Borso,  des  princes  de  la  maison  d'Esté,  de  plusieurs  prin- 
ces de  la  Ilomagne,  des  gentilshommes  ferrarais,  du  person- 
nel de  l'Université  et  des  principaux  membres  du  clergé.  Sur 
son  passage,  les  rues  étaient  jonchées  de  verdure  et  de  fleurs; 
des  étoffes  de  laine  étaient  tendues  d'une  maison  à  1  autre,  et 
le  baldaquin  sous  lequel  s'avançait  le  Pontife  offrait  aux 
regards  des  peintures  dues  à  maître  Jacomo.  Après  avoir  prié 
dons  la  cathédrale,  il  bénit  le  peuple,  publia  une  indulgence 
et  se  rendit  par  un  pont  de  bois,  orné  de  statues  et  de  pein- 
tures (1),  à  l'appartement  destiné  à  le  recevoir.  Pendant  son 
séjour  à  Ferrare,  il  retourna  plusieurs  fois  dans  la  cathédrale, 

que  Frédéric  III  conféra  la  dignité  de  duc  à  Borso.  Le  peintre  Antonio  du 
]  enezia,  qui  n  est  autre  peut-être  <\\x  Antonio  Pochelino,  se  chargea  des  figures: 
maître  Antonio  et  maître  Zanin  de  Franza  exécutèrent  les  broderies;  maître 
Simon  da  Lamafjna,  orfèvre,  ajusta  mille  cinquante  perles  parmi  les  ornements. 
Le  brodeur  Antonio  était  prol^ablemcnt  l'artiste  qui,  sous  le  nom  A' Antonio  de 
Zecolimo  ISegvo  da  Venezia,  reçut  de  la  fabrique  de  la  cathédrale,  le  28  août  1456, 
la  commande  d'une  chape  et  d'une  chasuble  en  drap  d'or  pour  le  jour  de  sainte 
Lucie.  (L.-N.  Cittadeli.a,  Notizie  relative  a  Fenara,  t.  I,   p.  74.) 

(1)  Titolivio  exécuta  ces  peintures.  Le  directeur  des  travaux  entrepris  en  l'hon- 
ncnr  de   Pie  II  fut  l'ingénieur   Antonio  di   Gaspare  de   Florence.    Les  livres  de 


LIVRE   PREMIER.  51 

OÙ  les  offices  furent  chantés  par  ses  propres  musiciens,  et  où 
Guarino  ainsi  que  Girolamo  Castelli  prononcèrent  des  discours 
en  son  honneur.  Lodovico  Carbone  le  harangua  également, 
mais  dans  l'église  des  Anges,  et  obtint  de  lui  le  titre  de  Comte 
Palatin.  Le  jour  de  la  féte-Dieu,  le  Souverain  Pontife,  porté 
sur  la  sedia  gestatoiia,  suivit  la  procession.  Enfin,  après  avoir 
donné  encore  une  fois  sa  bénédiction  au  peuple  du  haut  d'une 
loggia  située  au-dessus  de  la  porte  du  palais,  il  partit  le  28  mai 
pour  Mantoue  sur  un  bucentaure  de  la  cour,  et  liorso  l'accom- 
pagna jusqu'à  Ostiglia  (1).  On  peut  se  faire  une  idée  de  la 
munificence  de  ce  prince  en  songeant  qu'il  défraya  de  tout, 
tant  que  Pie  II  demeura  à  Ferrare,  non  seulement  le  Souverain 
Pontife  et  sa  suite,  mais  les  princes  étrangers  et  les  ambassa- 
deurs attirés  par  la  présence  d'un  si  auguste  personnage.  Jean 
Galéas  Sforza,  fils  du  duc  de  Milan  François  Sforza,  fut  logé  à 
Belfiore;  il  s'était  fait  accompagner  de  trois  cent  dix  per- 
sonnes qui  furent  hébergées,  comme  leur  maître,  aux  frais  de 
Borso  (2). 

La  libéralité  de  Borso  égala  sa  magnificence  (3).  Avant 
même  de  monter  sur  le  trône,  il  fit  cadeau  à  Peregrino  Pasini 

tlepenscs  de  la  Commune  mentionnent  comme  sculpteurs  maître  Polo  et  maître 
Domenefjo  de  Florence.  (L.-N.  Gittadella,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I, 
p.  212-214.) 

(1)  Parmi  les  fêtes  orjjanisées  en  l'honneur  du  Pape,  les  Commentaires  de 
Pie  II  (édition  de  1584,  p.  172-173)  mentionnent  «  une  sorte  de  spectacle  assez, 
étrange  où  l'on  voyait  des  acteurs  costumés  en  dieux  ou  en  déesses,  en  géants,  en 
Vertus;  puis  des  jeunes  garçons  et  des  jeunes  filles  supposant  à  l'inondation  du 
Pô.  Tout  le  monde  s'assit,  comme  pour  une  représentation  théâtrale.  "  (E.  Mtjntz, 
Histoire  de  l'art  pendant  la  Benaissance,  p.  145.) 

(2)  Frizzi,  Mem.  per  la  storiu  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  30-31. 

(3)  Il  avait,  pour  satisfaire  ses  inclinations,  des  revenus  oscillant  entre 
100,000  et  200,000  lire  marchesane.  Ces  revenus  étaient  alimentés  surtout  par 
le  monopole  des  viandes  salées,  des  poissons,  des  fruits  et  des  légumes,  par  la 
vente,  qui  se  renouvelait  chaque  année,  des  offices  publics,  par  les  taxes  sur  le 
sel,  par  les  péages,  par  les  amendes  prononcées  contre  les  hlasphéiuateurs  et 
contre  les  citoyens  qui  se  mettaient  en  contravention  avec  les  règlements  de 
police.  D'après  ces  règlements,  on  s'exposait  à  une  condamnation  en  péchant 
dans  certains  lieux,  en  s'absentant  du  district  de  Ferrare  sans  passeport  (bol- 
letta"),  en  sortant  armé  la  nuit,  eu  mêlant  de  la  laine  mauvaise  avec  de  la  bonne 
laine,  etc.  (BuKCKHAnDT,  Die  Cultur  der  Benaissance,  p.  38,  et  Ad.  Venturi, 
L'arte  a  Ferrara  nel  periodo  di  Borso  d'Esté,  dans  la  Bivista  storica  italiana^ 
anro  II,  fascicolo  IV,  octobre-décembre  1885,  p.  696.) 


52  L'AllT    FERRARAIS. 

crun  palais  construit  exprès  pour  lui  (1449)  (1).  Il  fit  égale- 
ment édifier  et,  Je  plus,  pourvoir  de  meubles  et  de  riches 
décorations  un  palais  pour  Giovanni  Compagno  (:2),  un  autre 
pour  le  médecin  Girolamo  Castelli,  une  résidence  à  Ferrare  et 
deux  à  la  campagne  pour  Teofilo  Galcagnini,  une  habitation  à 
Ostellato  pour  le  comte  Lorenzo  Strozzi,  habitation  dont 
Antonio  Brasavola  fut  l'architecte  (3).  Un  fauconnier  lui  pré- 
sentait-il des  oiseaux  bien  dressés,  il  lui  témoignait  sa  satisfac- 
tion avec  une  générosité  inconnue  jusque-là.  Il  donna  un  jour 
des  bréviaires  à  de  pauvres  frati  zoccolanli.  Un  religieux  de 
Florence  reçut  de  lui  une  subvention  pour  payer  une  peinture 
dans  son  église,  et  le  Grec  Isaac  obtint  un  secours  qui  lui  per- 
mit de  racheter  sa  sœur  tombée  aux  mains  des  Turcs,  Les 
messagers  qui  apportaient  à  Borso,  comme  aux  plus  puissants 
souverains,  des  chevaux,  des  sangliers,  des  léopards,  des  lions, 
s'en  retournaient  comblés  de  bienfaits  et  portaient  en  Asie  et 
en  Afrique  la  renommée  de  ses  largesses  (4).  Grâce  aux  dons 
répandus  autour  de  lui,  Borso  se  créa  des  partisans  fidèles  et 
dévoués  (5).  Il  en  accrut  encore  le  nombre  par  l'hospitalité 
qu'il  accorda  à  certains  exilés,  notamment  aux  Acciaiuoli  de 
Florence ,  à  Nérone  Diotisalvi   et   à   Gian  Francesco  Strozzi 

(1)  Voyez  (liv.  II,  oh.  m)  ce  qui  est  dit  île  ce  palais,  possédé  dans  la  suite 
par  les  Bentivoglio. 

(2)  Ce  palais  fut  démoli  en  1764. 

(3)  Antonio  Brasavola  c-onstruisit  pour  Borso  lui-inèaie  une  demeure  qui  coûta 
13,636  lire  marcliesane.  (Gampori,  Gli  architetti  e  (]V  injegneri  der/li  Estensi, 
p.  30.) 

(4)  Le  ôOudan  de  Babylone  envoya  à  Borso  un  cadeau  de  baume  et  de  civette 
(1462  ou  1465),  et  le  roi  de  Tunis  lui  fit  hommage  de  douze  magnifiques  chevaux. 
(Ad.  Venï€RI,  L'avte  a  Ferrara  nel  periodo  di  Borso  d'Esté,  p.  694.) 

(5)  «  Quelques-uns  de  ceux  que  Borso  combla  de  ses  faveurs,  dit  Ugo  Caleffini, 
sont  devenus  messires  après  avoir  été  serviteurs.  »  L'ambassadeur  Pictro  Girondi, 
Michel  Savonarole,  Orazio  Girondi,  professeur  à  l'Université,  Paolo  Costabile, 
ambassadeur  et  Juge  des  Sages,  le  barbier  Pietro,  le  fauconnier  Trovalusso,  le 
poète  Battista  Guarino,  le  valet  de  chiens  Boldrino,  ainsi  que  ses  frères  Albert  et 
Bainaldo,  le  poète  Tito  Strozzi,  des  intendants,  des  conseillers,  des  chambellans, 
un  joueur  de  fifre,  un  organiste,  un  portier  eurent  également  Borso  pour  bienfai- 
teur. 

Ufjo  Caleffini,  à  qui  nous  empruntons  ces  détails,  était  un  notaire  de  Ferrare. 
Il  fut,  en  outre,  esatlore  délie  condennagioni.  Le  duc  eut  souvent  recours  à  lui 
pour  transcrire  ses  lettres.  Caleffini  possédait  des  terres  li  Villamarzana  dans   le 


LIVRE   PREMIER.  53 

di  messer  Palla,  compromis  dans  la  conjuration  de  Luca  Pitti 
contre  Pierre  de  Médicis,  fils  de  Côme  TAncien  (1456)  (1). 

Un  des  traits  les  plus  saillants  du  caractère  de  Borso  fut  le 
goût  du  luxe  et  du  faste  pour  son  propre  compte  (2) ,  comme 
nous  le  constaterons  en  examinant  les  fresques  du  palais  de 
Schifanoia  (3).  Mais  il  en  est  un  autre  qui  mérite  d'être  noté, 
c'est  sa  bonhomie,  c'est  sa  simplicité  dans  ses  rapports  avec 
ses  sujets.  Il  ne  craint  pas  de  se  mêler  à  eux,  signe  sur  la 
place  publique  les  mandats  pour  ses  trésoriers,  chevauche  à 
travers  les  rues,  où  on  lui  présente  des  tributs  de  fromage  et 
de  vin  (4).  Un  jour,  il  rencontre  une  femme  portant  une 
corbeille  de  champignons  :  il  en  choisit  quelques-uns  et  lui 
promet  sa  faveur  si  elle  a  jamais  besoin  de  lui.  Peu  de  temps 
après,  la  pauvre  femme  demande  au  prince  et  obtient  sur-le- 
champ  la  grâce  de  son  fils  qui  avait  encouru  une  condamna- 
tion. 

Borso  fut  loin  d'être  étranger  aux  devoirs  d'un  souverain  à 
l'égard  de  son  peuple  et  ne  se  montra  ni  indifférent  aux  me- 
sures propres  à  assurer  la  prospérité  générale,  ni  insensible  aux 
misères  et  aux  souffrances  publiques.  Sa  passion  pour  la  justice 

district  de  Rovigo;  en  1481,  il  les  vit  ravagées  par  une  inondation;  en  1482,  les 
vénitiens,  pendant  la  guerre  faite  à  Hercule  l",  prirent  ses  bestiaux  et  ses 
récoltes,  saccagèrent  et  brûlèrent  ses  maisons.  Il  a  écrit  une  Chronicjue  rimee 
qui  va  jusqu'à  la  mort  de  Borso,  une  Chronique  en  prose  I^Cronaca  ferraresc' , 
qui  va  de  1471  à  1483,  et  un  Diario  où  il  relatait  tout  ce  qui  arrivait  de  mémo- 
rable parmi  les  courtisans,  les  nobles  ferrarais  et  les  citoyens.  Il  mourut  en  1503. 
(Aofisi'e  di  Ugo  Calefjîni  notaro  ferrare.ie  del  secolo  XV  con  la  sua  cronaca  in 
rima  di  casa  d'Esté  ed  altri  documenti  per  cura  di  Antonio  Cappelli.  Modena, 
Carlo  Vincenzi  editore,  1864.) 

(1)  Gian  Francesco  Strozzi  se  Hxa  d'abord  à  Ferrare,  puis  à  Venise.  —  Favo- 
rable à  Luca  Filti,  Borso  avait  envoyé  à  la  frontière  pour  le  soutenir  une  armée 
de  douze  mille  hommes  sous  la  conduite  de  son  frère  Hercule.  On  prétenilit 
même,  ce  qui  n'a  pas  été  prouvé,  qu'il  aurait  fait  conseiller  à  Luca  Pitti  de  s'as- 
surer de  Pierre  et  de  le  tuer.  (Fiiizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  61.; 

(2)  Une  sage  administration  lui  permit  de  satisfaire  ce  goût  sans  épuiser  le 
trésor  ducal  qui,  au  moment  de  sa  mort,  ne  renfermait  pas  moins  de  500,000  du- 
cats, environ  25  millions  de  francs.  (E.  MuiXTZ,  Histoire  de  l'art  pendant  la 
Renaissance,  p.  146.) 

(3)  Liv.  II,  ch.  III. 

(4)  Ad.  Vexturi,  Gli  affreschi  del  palazzo  di  Schifanoia,  dans  les  Atli  c 
memorie  délia  deputazione  di  storia  patria  per  le  prnvincie  di  Homarjna.  3"  série, 
fasc.  V  et  VI  (p.  1  et  2  dans  le  tirage  à  part). 


54  L'ART   FERRARAIS. 

est  attestée  par  les  historiens  et  confirmée  par  quelques-uns  des 
sujets  représentés  dans  les  fresques  du  palais  de  Schifanoia. 
Jaloux  de  maintenir  une  administration  exacte  et  intègre,  il 
sévissait  contre  les  coupables,  sans  acception  de  personnes.  Les 
fonctionnaires  et  les  percepteurs  de  l'impôt  avaient-ils  commis 
des  abus  de  pouvoir,  le  duc  les  punissait  avec  sévérité,  quel 
que  fût  leur  rang.  Pendant  une  disette  (1  468),  il  emprunta  de 
l'argent  à  Francesco  Strozzi  pour  fournir  du  blé  à  Modène  et  à 
Reggio.  Sous  son  règne  fut  entreprise  (1  466)  la  construction 
d'un  hôpital  pour  les  pestiférés  (1)  dans  lîle  de  Saint-Sébas- 
tien, appelée  aussi  ile  du  Boschetto,  d'après  les  dessins  et  sous 
la  direction  de  Pietro  Benvenuti,  qui  disposa  à  l'intérieur  de  la 
cour  une  grande  et  magnifique  citerne  (2).  Afin  de  favoriser 
l'industrie,  Borso  interdit  l'usage  des  draps  fabriqués  hors  de 
ses  États,  et,  dans  l'intérêt  de  l'agriculture,  il  appela  de  Flo- 
rence, de  Milan,  de  Venise,  de  Mantoue  (3),  des  ingénieurs  en 
renom  qui  furent  chargés  de  dessécher  les  marais,  de  faciliter 
l'écoulement  des  eaux,  de  prévenir  les  inondations.  Sur  son 
ordre,  Prisciano  Prisciani  (4)  fit  exécuter  des  travaux  de  ce 
genre  dans  la  Polésine  de  Rovigo.  En  outre,  le  Santerno,  tor- 
rent qui  causait  de  fréquents  ravages,  fut  dérivé  vers  1460 
dans  le  Pô  di  Primaro.  La  réforme  des  statuts,  rendue  néces- 
saire par  l'accroissement  de  la  population  et  la  modification 
des  usages,  fut  confiée  aux  jurisconsultes  les  plus  éminents  et 
soumise  à  l'examen  du  célèbre  Angelo  Gambilioni  d'Arezzo, 
professeur  à  l'Université  de  Ferrare  (1456).  Mais  le  plus  grand 
bienfait  dont  les  sujets  de  Borso  eurent  à  se  réjouir,  ce  fut  la 


(1)  La  peste  durait  depuis  1463  et  sévissait  avec  une  telle  intensité  que  l'Uni- 
versité dut  se  transporter  à  Rovi};o,  où  elle  resta  un  an.  (Frizzi,  Mem.  per  la 
storia  di  Fervara,  t.  IV,  p.  53-54.) 

(2'    Cet  hôpital  fut  agrandi  en  1493. 

(3)  En  1456,  Pietro  da  Figino,  ingénieur  du  marquis  de  Mantoue,  reçut  de 
Borso  vingt-cinq  florins  d'or  pour  des  travaux  hydrauliques  exécutés  à  Bagnaca- 
vallo.  Le  marquis  Campori  cite  encore,  parmi  les  ingénieurs  employés  à  des  tâches 
analogues,  Giovanni  Antonio  da  Ortona  et  Cristoforo  da  Manlova  1^1463-1469'. 
qui  eut  le  litre  de  capitaine  du  Castel  Tedaldo. 

(4)  Il  sera  plus  loin  question  de  Prisciano  Prisciani  à  l'occasion  de  sa  médaille 
par  Sperandio. 


LIVRE   PREMIER.  55 

paix  constante  qu  il  leur  assura  pendant  que  le  reste  de  Fltalie 
retentissait  du  bruit  des  armes  (1). 

Malgré  sa  sollicitude  pour  son  peuple,  Borso  fut  l'objet  de 
plusieurs  conspirations,  auxquelles,  il  est  vrai,  la  généralité 
des  citoyens  ne  prit  aucune  part.  La  première  (1452)  fut  diri- 
gée par  quelques  partisans  de  Nicolas,  fils  de  Lionel.  La 
seconde  (1 460)  fut  ourdie  par  Pierre  Paolo  Bondinari,  qui, 
pressé  par  la  chambre  ducale  de  payer  certaines  redevances, 
voulut  se  venger  en  tuant  le  souverain  de  Ferrare.  Paolo  révéla 
son  projet  à  Uguccione  délia  Badia,  chancelier  du  prince. 
Regardant  Paolo  comme  un  fou  et  ne  le  prenant  pas  au  sérieux, 
Upuccione  garda  le  silence  sur  ce  qui  lui  avait  été  dit.  Mais 
Serafino  Bondinari,  père  de  Paolo,  révéla  tout  au  duc,  à  con- 
dition que  son  fils  aurait  la  vie  sauve.  Lguccione  seul  fut  déca- 
pité dans  le  Castelio,  et  ses  biens  considérables  furent  confis- 
qués et  distribués  aux  favoris  de  Borso  (2).  La  dernière  conju- 
ration eut  lieu  en  1469  et  fut  préparée,  à  l'instigation  de 
Pierre  de  Médicis,   par  Lodovico    Pio  de  Carpi   (Jij,   marié  à 

(1)  Il  est  intéressant  de  savoir  les  noms  des  personnages  qui,  comme  ambassa- 
deurs, aidèrent  Borso  à  se  préserver  des  malheurs  de  la  guerre  ou  à  porter  au  loin 
son  renom  de  magnificence.  M.  Venturi,  dans  Varte  a  Ferrara  nel  peiiodo  di 
Borso  d'Esté,  p.  695,  nous  apprend  que  Borso  fut  le  premier  prince  de  Ferrare 
dont  les  ambassadeurs  résidèrent  en  permanence  dans  les  cours  italiennes,  et  qu'il 
eut  pour  représentants,  à  Florence  Andréa  Sarzanella  et  ^iccolô  de  Roberti,  à 
Venise  Tasson  de'  Tassoni  et  Antonio  Valentini,  à  Naples  Andréa  Gualengo,  à 
Rome  Jacopo  ïrotti  et  Antonio  di  Beltrame.  Parmi  les  ambassadeurs  extraordi- 
naires, le  même  écrivain  cite  Annibal  Gonzague  qui  accompagna  Frédéric  III  à 
Rome  en  1452  et  qui  alla  clierclier  en  Allemagne  la  bulle  d'or  ainsi  que  les 
diplômes  des  privilèges  accordés  au  duc,  Niccolô  da  Segna  qui  en  1459  alla  pré- 
senter des  armures  au  roi  de  Bosnie,  Stefano  da  Segna  qui  se  rendit  en  1465 
dans  la  Dalmatie,  Francesco  Gattamelata  et  Gio.  Giacomo  délia  Torre  qui  portè- 
rent des  présents  au  roi  de  Tunis. 

(2)  Lorenzo  Strozzi,  le  chambellan  Tomaso,  l'écuyer  NiccoIo  Galluzzi,  Bonvi- 
cino  dalle  Carte,  Alberto  dall'  Assassino,  cousin  de  Borso,  eurent  chacun  une 
part  dans  cette  distribution.  Quant  à  .Serafino,  il  reçut  deux  mille  ducats.  Borso 
encourageait  le  zèle  par  ses  largesses,  conmie  il  punissait  avec  la  dernière  rigueur 
ceux  de  ses  sujets  dont  il  soupçonnait  la  fidélité. 

(3)  La  seigneurie  de  Carpi  était  occupée  en  1469  par  les  fils  des  trois  frères 
Galasso,  Alberto  et  Gibcrto,  c'est-à-dire  par  Gio.  Marco,  Gio.  Marsi{;lio,  Gio. 
Lodovico,  Gio.  Princivalle,  Gio.  JNiccolô,  Manfredo  et  Bernardo,  tous  les  sept 
fils  de  Galasso  et  de  Marguerite,  sœur  de  Fiorso  —  par  Lconello,  fils  d'Alberto  — 
et  par  Marco,  fils  de  Giberto.  J^es  fils  de  Galasso  en  voulaient  à  leur  oncle  Borso 


56  L'ART    FERRARAIS. 

Orante  Orsini,  sœur  de  Clarice  Oisini,  femme  de  Laurent  de 
Médicis.  Il  s'a^jissait,  non  de  tuer  Borso,  mais  de  le  détrôner. 
Une  sœur  de  Lodovico  Pio,  Marsibilia,  femme  de  Taddeo 
Manfredi,  seigneur  d'Imola,  fut  mise  dans  le  secret.  Elle  dépé- 
cha à  Milan  un  homme  de  confiance,  Andréa  da  Varegnana, 
auquel  le  duc  de  Milan  promit  l'envoi  de  trois  mille  cavaliers. 
Enfin,  Lodovico  Pio  se  rendit  à  Modène,  dont  Hercule,  frère 
de  Borso,  était  alors  gouverneur  (1),  et  offrit  à  Hercule  le  trône 
de  Ferrare,  lui  proposant  en  même  temps,  avec  une  solde  de 
cinquante  mille  ducats  d'or,  le  commandement  d'une  ligue 
formée  par  les  Florentins,  le  duc  de  Milan  et  le  roi  de  Naples 
dans  l'intention  de  secourir  Robert  Malatesta,  fils  de  Sigis- 
mond,  contre  le  Pape  assisté  des  Vénitiens.  Hercule  feignit 
d'accepter,  découvrit  à  son  frère  tous  les  détails  du  complot, 
et,  une  fois  en  possession  des  papiers  établissant  les  desseins 
des  conjurés,  fit  arrêter  Lodovico  Pio  et  Andréa  da  Varegnana, 
qui  furent  transférés  à  Ferrare,  où  ils  entrèrent  le  visage  voilé, 
au  son  des  cloches,  et  où  ils  furent  enfermés  dans  la  Tour  des 
lions.  Peu  après,  les  frères  de  Lodovico  Pio  furent  incarcérés 
à  leur  tour;  Niccolô  seul  fut  préservé  du  même  sort  parce 
qu'il  se  trouvait  alors  à  Florence.  Le  jugement  ne  tarda  pas  à 
être  rendu.  Lodovico  Pio,  Andréa  da  Varegnana  et  Gio.  Marco 
Pio,  qui  n'était,  ce  semble,  coupable  que  d'avoir  été  sur  le  point 
d'entrer  au  service  du  roi  de  Naples  (2),  eurent  la  tète  tianchée, 
tandis  que  leurs  compagnons  furent  condamnés  pour  toute 
leur  vie  à  la  prison;  Princivalle  et  Manfredo  parvinrent  à  s'en- 

qui,  après  avoir  promis  tle  faire  épouser  à  une  de  leurs  sœuis,  Bianca  l'io. 
Galeotlo  Pic  de  la  Mirandole,  avait  décidé  ce  prince  à  prendre  pour  femme  sa 
propre  sœur  Blanche  d  Este.  Leonello  di  Alberto  et  Marco  di  (jiherto,  qui  aspi- 
raient à  expulser  de  Carpi  les  fils  de  Galasso,  avaient  adopté  une  politique 
opposée  et  suivaient  en  toute  occasion  le  parti  de  Borso. 

(i)  Borso  avait  rappelé  de  Naples  en  1463  Hercule  et  Sijjismond.  Au  premier 
il  avait  confié  le  gouvernement  de  Modène,  au  second  celui  de  Rejjjjio. 

(2)  Il  s'écoula  quarante  et  un  jours  (du  12  août  au  22  septembre)  entre  l'exé- 
cution de  Lodovico  et  celle  de  son  frère.  Dans  cet  intervalle,  Marco  Pio,  quatorze 
jours  avant  dêtre  décapité,  adressa  à  son  oncle  Borso,  le  jour  de  la  Nativité  de  la 
Sainte  Yierjje,  une  touchante  supplique  en  vers.  Il  avait  environ  quarante  ans. 
Il  laissa  trois  fils  et  une  fille  qu'il  avait  eus  de  Polissena  d'Appiano,  épousée  par 
lui  en  1458. 


LIVRE    PREMIER-  5T 

fuir  le  3  mars  1  472;  les  autres  ne  recouvrèrent  la  liberté  que 
le  27  juin  1477,  après  huit  ans  de  captivité  (1).  Parmi  les 
biens  confisqués  aux  Pio  se  trouvait  le  palais  du  Paradis  à 
Ferrare. 

Des  peines  infligées  aux  conspirateurs,  on  aurait  tort  de  con- 
clure que  Borso  fut  froidement  cruel.  Ces  peines,  nous  l'avons 
déjà  dit,  étaient  partout  d'usage  en  pareil  cas.  Le  souverain, 
placé  au-dessus  du  commun  des  mortels,  devait  en  quelque 
sorte  être  sacré  pour  tous.  Mal  parier  de  lui  était  même  un 
crime.  Peregrino  degli  Arduini,  un  des  Sages,  s'étant  permis 
pendant  un  séjour  à  Venise  des  propos  offensants  contre  Borso, 
propos  dont  on  eut  connaissance  à  Ferrare,  les  magistrats 
s'accordèrent  à  trouver  qu'il  méritait  l'exil  et  la  confiscation, 
et  peu  s'en  fallut  qu'un  citoyen  exalté  ne  le  tuât  devant  les 
Juges.  Peregrino  n'échappa  au  châtiment  encouru  qu'en  allant, 
la  corde  au  cou,  implorer  son  pardon  aux  pieds  du  duc  dans  le 
Castello.  Francesco  Filelfo,  le  célèbre  humaniste,  qui  résidait 
alors  à  Milan,  fut  informé  du  fait  par  un  récit  de  Bartolommeo 
Pendaglia  lu  devant  lui  et  devant  François  Sforza.  Il  écrivit 
sur-le-champ  au  seigneur  de  Ferrare.  Son  indignation  contre 
Peregrino  et  son  enthousiasme  pour  la  clémence  de  Borso, 
clémence  qui  ne  paraîtrait  aujourd'hui  que  peu  méritoire,  sont 
des  signes  du  temps.  Pensant  bien  que  sa  lettre  serait  mise 
sous  les  yeux  de  Peregrino,  il  s'écrie  :  «  Les  abeilles  se  laissent 
emporter  par  la  colère  et  s'entêtent  tellement  à  combattre, 
qu'elles  laissent  dans  la  blessure  le  dard  dont  les  a  armées  la 
nature.  Mais  la  nature  a  voulu  que  leur  roi  fût  sans  armes, 
doux  et  inoffensif.  Si  le  duc  Borso  s'est  montré  envers  toi 
comme  un  roi  de  cette  sorte,  ne  retire  pas  ton  dard  de  la  bles- 
sure pour  nuire  encore.  "  Filelfo  espère  bien  que  Peregrino, 
reconnaissant  de  la  grâce  obtenue,  ne  se  rendra  plus  coupable 

(1)  Voyez  le  travail  très  intéressant  dont  M.  Antonio  Cappelli  a  accompagné  la 
pul)li(ation  de  La  Congiura  ilei  l'io,  signori  di  Carpi,  coiitro  Borso  d'Esté 
(écrite  en  1469  par  Carlo  da  San  Giorgio  de  Rolojjne),  dans  les  Atti  e  Mein.  di 
storia  patiia  per  le  proviiicie  modeiiesi  e  pannensi,  1865,  vol.  II,  p.  367. 
Voyez  aussi,  dans  le  même  volume  (p.  493),  Supplicazione  di  Gio.  Marco  Pio  di 
Carpi  al  diica  Borso  d'Esté,  e  rettificazione  iiitorno  la  coiujiura  attribuita  ai  Pio. 


58  L'Ar.T    FERT\AT\AIS. 

des  actes  qui  lui  ont  attiré  une  juste  condamnation.  Dans  le 
cas  contraire,  Borso  aurait  le  devoir  de  sévir,  a  Trop  de  dou- 
ceur, ajoute-t-il,  pourrait  passer  pour  de  l'apathie  et  même 
pour  de  la  lâcheté,  car  l'excès  de  la  miséricorde  est  d'ordinaire 
le  comble  de  l'injustice.  Celui  qui  pardonne  toujours  n'est  pas 
regardé  comme  moins  cruel  que  celui  qui  ne  pardonne  jamais. 
En  toutes  choses,  il  faut  conserver  une  certaine  mesure.  L'abus 
de  la  clémence  engendre  de  nouveaux  crimes;  sous  le  couvert 
de  la  clémence,  la  justice  disparaît  tout  entière.  "  Filelfo  ter- 
mine en  exhortant  le  duc  de  Ferrare  à  se  conduire,  ainsi  qu'il 
l'a  toujours  fait,  en  prince  craignant  Dieu  (I). 

L'exemple  de  Peregrino  prouve  qu'il  était  nécessaire  de 
peser  ses  paroles,  même  en  dehors  des  États  ferrarais,  et  que 
personne  ne  devait  se  croire  à  l'abri  de  la  délation.  Le  duc 
entretenait,  en  effet,  un  bon  nombre  d'espions  (2),  et,  afin  de 
mieux  pourvoir  à  sa  propre  sûreté,  il  examinait  chaque  jour 
la  liste  des  étrangers,  que  les  aubergistes  étaient  tenus  de  lui 
présenter.  En  parcourant  cette  liste  ,  Borso  se  proposait 
aussi,  dit-on,  de  ne  laisser  passer  auprès  de  lui  aucun  person- 
nage de  marque  sans  lui  avoir  rendu  honneur  ou  offert  l'hos- 
pitalité (3). 

Comme  Lionel,  Borso  s'entoura  de  lettrés  et  encouragea  les 
études  classiques,  continuant  les  traditions  inaugurées  sous  le 
règne  précédent.  A  peine  était-il  en  possession  du  trône,  qu'il 
prit  à  sa  charge  le  traitement  des  professeurs  de  l'Université. 
Parmi  les  savants  qui  attirèrent  à  Ferrare  la  jeunesse  de  la 

(1)  Fracisci  Philelji  viri  grece  et  latine  eruditissimi  epislolarum  fumiliariiun 
libri  XXXVII  ex  ejus  exemplari  transwnpti  :  Ex  quibui;  ultimi  XXI  tiovissimi 
reperti  fuere  :  et  impressorie  tradili  officine.  —  Venetiis  in  aeclibus  Joannis  et 
Gregorii  de  Grec/oriis  fratres.  Reqnante  serenissimo  principe  D.  Leonardo  Lau- 
redano  inclyto  Venelorum  duce.  Anno  Domini  MDII  octavo  Kal.  octobris. 
(Bibl.  nat.,  Z  697,  reserve,  p.  103.) 

(2)  Les  espions  touchaient  une  partie  des  amendes  auxquelles  étaient  con- 
damnés les  citoyens  qu'ils  avaient  dénoncés.  Ainsi,  on  leur  remettait  le  tiers  de 
ce  que  devaient  payer  les  blaspliémateurs.  Certaines  lois  avaient  été  promulguées 
contre  quiconque  se  rendrait  coupable  de  blasphème.  Un  homme  fut  condamné 
pour  s'être  écrié  :  «  Dieu  ne  pourrait  le  faire  !  «  Jouer  aux  dés  et  aux  cartes 
était  également  interdit. 

(3)  BuRCKiiARDT,  Die  Cullnr  der  Rer    issance,  p.  40. 


LIVRE    PREMIER.  59 

Romagne,  de  l'Emilie  et  de  la  Lombardie,  figurèrent  des  exi- 
le's  tels  que  Gostantino  Lascaris  (1464.).  Guarino  de  Vérone, 
Giovanni  Aurispa,  Tito  Yespasiano  Strozzi,  Lodovico  Carbone, 
Girolamo  Castelli,  pour  ne  citer  que  quelques  noms  (1  ,  ob- 
tinrent toute  la  faveur  du  prince  et  furent  comblés  par  lui  de 
distinctions  et  de  bienfaits.  Borso  n'avait  pourtant  pas  reçu 
une  éducation  littéraire  très  soignée.  Il  ignorait  le  latin.  Aussi 
tempéra-t-il  les  excès  de  l'bumanisme  en  donnant  une  vive 
impulsion  aux  travaux  en  italien.  Carlo  Vannuccio  di  San 
Giorgio,  noble  bolonais,  à  qui  Ton  avait  reproché  d'avoir  écrit 
en  latin  la  conjuration  de  1469,  la  traduisit  en  laup^ue  vul- 
gaire et  la  dédia  à  Borso.  Il  traduisit  également  pour  le 
duc  deux  ouvrages  en  vogue  :  la  Vie  de  .A7cco/ô  Piccinino  et 
YÉloge  de  la  ville  de  Milan,  par  Decembrio.  Monsignor  Lorenzo 
Spirito,  de  Pérouse,  présenta  de  son  côté  à  Borso  un  poème 
intitulé  :  Valtro  Marte,  qui  lui  valut  un  don  de  cinquante 
florins  d'or.  Un  livre  de  Mario  Filelfo,  un  poème  :  //  Salvador, 
de  Candido  de'  Bontempi,  un  autre  poème  d'Alberto  de  Ver- 
ceil,  un  recueil  de  sonnets  :  In  lande  e  trionji  délia  S.  S.,  par 
Alessandro  Toscano,  procurèrent  aussi  h  leurs  auteurs  des 
rémunérations  importantes  de  la  part  du  souverain  (2).  On 
sait,  enfin,  que  plusieurs  ouvrages  anciens,  notamment  les 
Vies  de  Plutarque  (3),  les  Épures  de  Cicéron,  Hésiode  (4),  la 
Géographie  de  Strabon  et  la  Cosmographie  de  Ptolémée,  furent 
traduits  à  l'intention  de  Borso.  Imitant  l'exemple  de  leur 
maître,  les  hauts  personnages  de  la  cour,  entre  autres  Teofilo 
Calcagnini,  Albert  et  Hercule  d'Esté,  voulurent  avoir  la  tra- 
duction de  certains  ouvrages  qu'ils  ne  pouvaient  lire  dans 
le  texte  original.  Gurone  d'Esté,  en  1454,  fit  transcrire 
et    enluminer    les     Vite    di    Plutarcho.     Decembrio    traduisit 

(1)  On  trouvera  plus  loin,  à  propos  du  palais  de  Schifanoia   (liv.  II,  ch.  m), 
lYnumération  des  principaux  savants  qui  vécurent  alors  à  Ferrare. 

(2)  Vesturi,  L'arte  a  Ferrara  nel  periodo  di  Borso  d'Esté,  p.  690. 

(3)  En  1463  prohablement,  Ugolino  de  Riniini  et  son  fils  Girolaino  vendirent 
au  duc  quelques  extraits  des   Vies  de  Plutarque  écrites   «  in  sermone  moderno  »  . 

(4)  La  traduction  d'Hésiode,  dédiée  à  Borso,  l'ut  imprimée  à  Fcrrarc  en  1474 
par  Andréa  Gallo. 


60  L'ART    FERRARAIS. 

Appien,  Leoniceiio  traduisit  Procope.  M.  Veiituri  fait  remar- 
quer (luc  le  dialecte  particulier  à  Ferrare  règne  dans  ces 
traductions,  Tunité  de  la  langue  n'étant  pas  encore  un  fait 
accompli. 

Un  registre  où  sont  notés  les  livres  prêtés  aux  courtisans 
nous  apprend  en  outre  que,  à  la  cour  de  Ferrare,  on  recher- 
chait avidement  les  romans  français.  En  1  460,  étant  à  la  cam- 
pagne, Borso  envoie  prendre  dans  sa  bibliothèque  "  un  Lan- 
celot  en  français  »  pour  corriger  «  un  Lancelot  en  italien  »  , 
Blanche  d'Esté  lit  un  volume  ayant  pour  titre  «  Gothofred  de 
boion  "  ;  le  comte  Lodovico  da  Ganno  a  entre  les  mains  «  Ga- 
leoth  le  Brun  »  ;  c'est  à  n  Lancelot  »  que  Jacopo  Ariostiet  Jean- 
François  de  la  Mirandole  consacrent  leurs  loisirs;  Méliaduse, 
avec  un  Iristano  in  liiigua  gallica  et  avec  un  «  Lancelot  «  ,  Fran- 
cesco  d'Arezzo  avec  le  Saint  Graal  et  avec  Merlin,  Galeotto  di 
Campo  Fregoso,  Sigismond  d'Esté  et  Alberto  délia  Scala,  am- 
bassadeur du  duc  deCalabre,  avec  quelques  romans  du  cycle 
breton ,  se  transportent  au  milieu  des  fictions  chevalesques 
traitées  par  nos  poètes  et  en  repaissent  leur  imagination.  Dans 
les  classes  élevées  comme  dans  les  classes  moyennes,  on  prend 
aux  aventures  romanesques  un  vif  intérêt,  dont  témoignent  la 
tournure  d'esprit  des  écrivains  et  les  habitudes  journalières  de 
la  vie.  Sur  les  manches  et  les  collerettes  des  dames  on  brode 
des  devises  françaises  et  des  phrases  empruntées  aux  chansons 
de  geste.  Les  noms  des  princes  d'Esté  :  Méliaduse,  Isotte,  Gi- 
nevra,  Rinaldo,  rappellent  des  personnages  de  roman.  D'après 
les  historiens  officiels,  les  seigneurs  de  Ferrare  descendent 
des  paladins  de  la  Table  ronde  et  sont  eux-mêmes  de  parfaits 
paladins.  Cette  culture,  d'où  sortit  VOrlando  Innamoraio ,  de 
Boiardo,  préparait  l'éclosion  des  poèmes  immortels  de  l'Arioste 
et  du  Tasse  (1). 

La  bibliothèque  formée  par  Lionel  s'enrichit  sous  Borso  de 
nombreux  et  précieux  volumes.   Le  6  avril   Ii6l,  le  duc  fit 

(1)  Tous  les  détails  que  nous  venons  de  donner  nous  sont  fournis  par  la  puLli- 
calion  de  M.  Venturi  si  souvent  citée  déjà  :  Varie  a  Fcrrara  nel  periodo  di 
Dorso  d'Esté,  p.  689-693. 


LIVRE   PREMIER.  61 

payer  aux  héritiers  de  Giovanni  Aurispa  deux  cents  florins 
d'or  pour  plusieurs  livres  latins,  dont  quelques-uns  étaient 
destinés  à  la  Chartreuse.  Il  entretint  aussi  une  correspondance 
suivie  avec  le  Florentin  Vespasiano  da  Bisticci ,  le  principal 
représentant  du  commerce  des  livres,  homme  actif  et  d'un 
jugement  sûr,  qu'apprécièrent  fort  les  Médicis  et  Nicolas  V  : 
le  25  novembre  1469,  il  ordonna  de  lui  envoyer  quarante 
écus  d'or  pour  un  manuscrit  de  Josèphe  et  un  manuscrit  de 
Quinte-Curce  (I).  Dans  la  Bibhothèque  d'Esté  à  Modène  se 
trouve  un  Flavius  Blondus  (De  miiitaris  ai'tis  et  jiu-isprudentiœ 
différentiel)^  en  tête  duquel  on  lit  une  épitre  dédicatoire  adres- 
sée à  Borso  (1460)  (2);  et  c'est  également  à  Borso  qu'est  dédié 
le  Cornazani  Antonii  de  excellentium  viroriim  principibus  ab  ori- 
gine mundi  per  œtates  opus,  qui  semble  avoir  été  écrit  avec  un 
mélange  d'or  et  d'argent  (3). 

Avant  de  mourir,  Borso  eut  la  satisfaction  de  voir  Fimpri- 
merie  s'installer  à  Ferrare,  grâce  à  un  Français,  André  Beau- 
fort,  et  répandre  le  goût  des  livres  dans  toutes  les  classes  de  la 
société.  Quatre  ou  cinq  ouvrages  avaient  été  déjà  publiés 
quand  il  cessa  de  vivre. 

Protecteur  des  lettres,  il  le  fut  aussi  des  arts,  dont  il  favo- 
risa le  développement,  sinon  avec  toute  la  finesse  de  goût 
qu'avait  manifestée  Lionel,  du  moins  avec  constance  et,  en 
général,  avec  générosité. 

Le  campanile  de  la  cathédrale ,  commencé  depuis  long- 
temps, avait  été  interrompu;  le  premier  étage  et  le  second, 
ainsi  qu'une  partie  dn  troisième,  furent  construits  sous  Borso, 
qui  exempta  de  tout  droit  les  matériaux.  Dès  1452,  le  duc 
posa  les  fondements  d'une  église  et  d'un  monastère  pour  les 
Chartreux,  dans  le  faubourg  de  Saint-Léonard,  édifices  qui 
furent  achevés  en  1461 ,  et  qui,  agrandis  par  Hercule  I",  exci- 


(1)  Ceniii  slorici  delLi  Biblioteca  Estcnse  in  Motlciia,   1873. 

(2)  ^'"98  du  Catalogue. 

'3)  Ce  manuscrit  in-8"'  sur  parcheuiiu  porte  le  n"  872  dans  le  catalogue  de  la 
Bibliothèque  d'Esté  à  Modène.  Quelques  initiales  sont  enluminées,  et  les  couleurs 
vives  s'y  dctaclieiit  sur  un  fond  d'or. 


62  L'ART    FEURARAIS. 

tent  encore  l'admiration  du  Aoyageur.  Au  palais  de  Schifanoia, 
il  ajouta  un  étag^e,  dû  à  l'ingénieur  ducal  Pietro  Benvenuti, 
assisté  de  Biagio  Rossetti.  Des  travaux  d'amélioration  ou 
d'agrandissement  furent  exécutés  dans  le  Castello ,  dans  le 
palais  du  Paradis,  dans  ceux  de  Belriguardo  et  de  Belfiore, 
dans  les  villas  de  Copparo,  de  Benvegnante,  de  Bellombra,  de 
Migliaro,  de  Gonsandolo,  dans  les  résidences  de  Zenzalino,  de 
Bagnacavallo,  de  Modène,  de  San  Martino  in  Rio,  tandis  que 
de  nouveaux  palais  s'élevaient  à  Quartesana,  à  Ostellato,  à 
Monte  Santo,  à  Ficarolo,  à  Fossadalbero  et  à  Sassuolo,  où  la 
pureté  de  1  air  et  le  charme  du  site  attiraient  Borso,  qui  fit 
refaire  les  murs  autour  de  la  forteresse.  Le  duc,  en  effet,  dans 
sa  prudence,  ne  négligea  nulle  part  ce  qui  pouvait  contribuer 
à  la  sûreté  de  ses  Etats.  Reggio,  Lugo,  Rubiera,  Canossa, 
Argenta,  Finale  reçurent  un  surcroit  de  fortifications,  et 
Ferrare,  du  côté  du  midi,  fut  pourvue  des  nmrs  qui  lui  man- 
quaient. 

Deux  œuvres  importantes  de  sculpture  embellirent  la  ville. 
La  statue  équestre  de  Nicolas  III,  commencée  sous  Lionel,  fut 
exposée  aux  veux  du  public  le  jour  de  l'Ascension  de  Tannée 
1451.  Trois  ans  après,  on  put  admirer  devant  le  palais  délia 
Ragione  la  statue  assise  de  Borso,  ouvrage  en  bronze  exécuté 
par  Niccolô  Baroncelli ,  par  son  fils  Giovanni  et  son  gendre 
Domenico  Paris ^  de  Padoue(l).  Parmi  les  sculpteurs  qui  tra- 
vaillèrent alors  à  Ferrare,  nous  nous  bornerons  à  citer,  pour 
le  moment,  Lodovico  Caslellani  et  Antonio  Marescoti.  Ce  der- 
nier fut  aussi  médailleur  et  fit  une  médaille  de  Borso.  Il  eut 
pour  émules  dans  le  même  art  :  Aniadio,  Jacopo  Lixignolo  et 
Pelrecini. 

Passionné  pour  tout  ce  qui  rehaussait  l'éclat  des  costumes 
à  la  cour  ou  la  magnificence  de  ses  palais,  Borso  attira  dans 
sa  capitale  les  orfèvres  et  les  brodeurs  de  Milan  (2j,  les  joail- 

(1)  «  Borso  fut  le  premier  souverain  italien  qui  put  contempler  sa  propre 
effij^ie  dressée  sur  une  place  publique.  »  (E.  MuxTz,  Histoire  de  Vart  pendant  la 
Renaissance,  p.  146.  i 

(2)  Dès  l'époque  de  INicolas  III,  il  y  avait  à  Ferrare,   nous  l'avons  dit  ;p.  31), 


LIVRE   PREMIER.  63 

liers  de  Venise,  les  tapissiers  de  la  Flandre.  La  fabrique  de 
tapisseries  installée  à  Ferrare  atteignit  un  haut  point  de  pro- 
spérité, ce  qui  n'empêcha  pas  le  duc  d'acheter  au  dehors  un 
grand  nombre  de  pièces.  En  outre,  un  armurier  [magister 
armorum),  nommé  Ottolino  di  Corneio  da  Milano,  se  fixa  avec 
sa  famille  à  Ferrare  en  14()5.  Il  reçut  de  la  Commune  deux 
cents  florins  d'or  pour  établir  une  fabrique  d'armes  dans  la 
ville  et  pourvoir  à  ses  besoins  et  h  ceux  de  ses  aides.  Trois 
ans  plus  tard,  Ottolino  répara  quelques  armes  d'Albert  d'Esté 
par  ordre  de  Borso  qui  se  chargea  de  la  dépense  [pel  fratello 
suo  dilellissimo)  (  1  ) . 

Quant  à  la  peinture ,  elle  prend  alors  un  développement 
rapide  et  décisif.  Les  miniaturistes  couvrent  d'ornementations 
délicates  et  enrichissent  de  scènes  habilement  composées  les 
manuscrits  latins  et  grecs,  les  ouvrages  de  chevalerie,  les 
Bibles  et  les  missels.  On  ne  peut  guère  voir  rien  de  plus  sédui- 
sant que  les  livres  de  chœur  donnés  aux  Chartreux  par  Borso. 
Enfin  les  tableaux  et  les  fresques  nous  montrent  l'école  ferra- 
raise  définitivement  fondée,  avec  sa  marque  distinctive,  avec 
son  style  particulier.  Aux  artistes  vénitiens  elle  emprunte  son 
brillant  coloris,  à  l'école  de  Padoue  son  goût  pour  le  relief 
sculptural;  en  même  temps  elle  s'attache  à  rendre  scrupuleu- 
sement la  nature,  sans  se  préoccuper  assez  du  beau,  mais  en 
rachetant  la  vulgarité  des  formes  par  la  profondeur  du  senti- 
ment, parla  majestueuse  simplicité  des  attitudes.  C'est  l'époque 
de  Galasso,  de  Stefano  da  Ferrara^  de  Cosùno  Jura,  de  Fran- 
cesco  Cassa,  de  Baldassa>-e  d'Esté,  pour  ne  citer  que  les  noms 


un  certain  nombre  de  brotleurs  milanais.  Giacomino  dezadapo  ou  délia  dapa 
Ijroda  une  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus  sur  une  chape  de  damas  blanc  pour  la  cha- 
pelle de  la  cour.  Il  n'y  avait  pas  de  fête,  pas  de  solennité  polititpie  ou  relijjieuse 
dont  les  brodeurs  milanais  ne  concourussent  à  accroître  les  splendeurs. 
(Ad.  Venturi,  Belazioni artistichc  tra  le  corti  di  Milano  e  Ferrara  nel  secolo  XV, 
p.  252.)  —  En  1465,  on  trouve,  habitant  Ferrare,  un  i)rodeur  né  à  Crémone, 
Boccaccino,  le  père  du  peintre  bien  connu.  De  1468  à  1499  son  nom  fij^ure  sur 
les  registres  de  la  maison  d'Esté.  (Campoui,  I  piltori  dei/li  Estensi  nel  secolo  XV, 
P-5i-) 

(1)    Ad.  Venturi,  Belazioni  artistiche    tra   le   corti  di    Milano  e  Ferrara  nel 
secolo  XV,  dans  V Archivio  lonibardo,  livraison  du  30  juin  1885. 


64  L'ART    FElUlAr.AIS. 

les  plus  saillants.  Uorso  fait  orner  de  peintures  la  grande  salle 
du  palais  de  Schifanoia  et  la  chapelle  du  palais  de  Belriguardo. 
A  Baldassare  d'Esté,  qui  trouve  en  lui  un  généreux  appui,  il 
demande  surtout  des  portraits,  que  Ton  admirait  beaucoup, 
mais  qui  n'existent  plus.  Il  méconnut,  malheureusement,  ce 
que  le  talent  de  Cossa  avait  de  supérieur  :  en  refusant  de  faire 
droit  aux  réclamations  de  cet  artiste,  assimilé  par  ses  agents 
à  des  peintres  subalternes,  en  le  laissant  s'expatrier  à  Bologne, 
il  fut  injuste  et  manqua  de  discernement. 

Le  seul  peintre  étranger  que  Borso  occupa  dans  sa  capitale 
fut  Piero  délia  Francesca.  Cet  éminent  artiste  travaillait  à  Pesaro 
ou  à  Ancône,  quand  il  fut  appelé  à  Ferrare.  Si  l'on  ignore  en 
quelle  année  il  y  arriva,  on  sait  du  moins  qu'il  dut  y  venir, 
non  en  1470  comme  on  l'a  souvent  affirmé,  mais  au  commen- 
cement du  règne  de  Borso,  et  qu'il  y  demeura  longtemps. 
Rien  n'existe  aujourd'hui  des  œuvres  qu  il  y  exécuta,  u  11 
peignit,  dit  Vasari  (1),  un  grand  nombre  de  chambres  que 
le  duc  Hercule  l'Ancien  détruisit  pour  donner  au  palais  un 
aspect  moderne,  en  sorte  qu'il  n'est  resté  de  la  main  de 
Piero  qu  une  chapelle  décorée  de  fresques  à  Saut'  Agostino, 
et  encore  est- elle  dégradée  par  l'humidité.  »  On  avait  cru 
jusqu'ici  que  Vasari  faisait  allusion  à  des  peintures  ornant 
le  rez-de-chaussée  du  palais  de  Schifanoia,  peintures  qui 
auraient  été  anéanties  quand  Hercule  P  modifia  l'aménage- 
ment intérieur  de  l'édifice.  C'est  là  une  erreur  que  le  marquis 
Campori  a  relevée.  Dans  le  passage  de  Vasari  il  n'est  pas 
question  du  palais  de  Schifanoia,  mais  seulement  du  palais, 
c'est-à-dire  du  palais  par  excellence,  de  celui  ou  résidait  d'or- 
dinaire la  famille  régnante,  en  un  mot  du  palais  ducal  appelé 
le  Castello,  Hercule  P"",  cela  est  certain,  fit  démolir  une  partie 
du  Castello,  et  ce  sont  les  pièces  sacrifiées  qui  renfermaient 
évidemment  les  fresques  de  Piero  délia  Francesca.  Quant  aux 
peintures  qui  ornaient  l'église  de  Saint-Augustin,  l'existence 
en  est  confirmée  par  une  description  écrite  en  1589,  environ 

(1)   Tome  II,  p.  491. 


LIVRE   PREMIER.  65 

quarante  ans  après  que  Vasari   les  vit.  Cette  description  se 
trouve  en  manuscrit  dans  la  Bibliothèque  de  Ferrare  (1). 

La  longue  présence  de  Piero  délia  Francesca  à  Ferrare  ne 
demeura  pas  inutile  aux  peintres  de  la  localité.  Plus  d'un, 
sous  la  direction  d'un  maître  si  habile,  s'initia  à  la  science  de 
la  perspective.  On  prétend  que  Galasso  fut  un  de  ceux-là;  mais 
c'est  surtout  Francesco  Gossa  qui  mit  à  profit  les  enseignements 
du  peintre  de  Borgo  San  Sepolcro,  dont  il  s'appropria  jusqu'à 
un  certain  point  la  manière,  comme  le  prouvent  tout  spé- 
cialement plusieurs  de  ses  compositions  dans  le  palais  de 
Schifanoia. 

Quelques  détails  donnés  par  M.  Valdrighi  prouvent  que  la 
musique  ne  fut  pas  moins  goûtée  à  la  cour  de  Borso  qu'à  celle 
de  Lionel.  On  lit  dans  le  Giornale  délia  camet^a,  à  la  date  de 
1458,  que  soixante-dix  lire  furent  payées  à  des  artistes  floren- 
tins qui  avaient  chanté  aux  fêtes  de  Pâques  dans  les  princi- 
pales églises  de  Ferrare.  Pendant  les  repas  d'apparat,  Borso 
voulait  que  les  oreilles  de  ses  convives  fussent  flattées  par  les 
harmonies  de  la  musique.  Le  6  juin  1461,  des  gratifications 
récompensèrent  deux  Allemands,  joueurs  de  viole  et  de  cym- 
bales, que  Zoane  da  Trento  avait  amenés  dans  la  loggia  de  Bel- 
fiore,  où  Son  Excellence  prenait  ses  repas.  En  1469,  l'organiste 
Lionello  Fieschi  remplaça  Gaspare  dalV  Organo,  qui  venait  de 
mourir.  Le  marquis  Louis  III  Gonzague  désirait-il  se  procurer 
un  bon  maître  de  chant  pour  son  donzello,  il  s'adressait  à  un 
musicien  occupé  à  Ferrare,  à  Niccolo  Tedesco,  que  nous  avons 
déjà  mentionné.  Enfin,  Borso  tenait  à  ce  que  les  instruments 
de  ses  musiciens  se  ressentissent  du  luxe  qu'il  affectionnait 
tant.  En  1451,  on  commanda  pour  les  trompettes  de  Toniaso, 
de  Perino,  de  Guasparo  et  à' Agostino  de  nouvelles  flammes  en 
taffetas  blanc,  avec  la  licorne  peinte  dessus,  et  avec  des  cor- 
dons en  soie  rouge,  verte,  blanche  et  or. 

Vers  la  fin  du  règne  de  Borso  (1469),  l'empereur  Frédéric  III 
reparut  deux  fois  à  Ferrare  lors  de  son  second  voyagea  Rome. 

(1)  G.  CAMPoni,  /  pittori  dei/li  Estensi  nel  secolo  XV,  p.  32. 

I.  'i 


66  L'ART    FERRARAIS. 

La  première  fois,  il  entra  dans  la  ville  à  la  lueur  des  torches 
et  ne  fit  que  passer,  mais  il  ne  s'éloigna  pas  sans  avoir  eu  des 
preuves  nouvelles  de  la  munificence  de  Borso,  car  il  reçut  huit 
haquenées  blanches  et  plusieurs  bijoux.  En  revenant  de  Rome, 
il  séjourna  à  Ferrare  du  27  janvier  au  2  février,  et  logea  dans 
l'appartement  même  du  duc.  Les  distractions  somptueuses  ne 
furent  pas  ménagées.  Un  bal  splendide  eut  lieu  dans  le  palais 
de  Lorenzo  Strozzi.  Quant  à  l'Empereur,  il  créa  chevaliers  un 
grand  nombre  de  personnages,  notamment  Francesco  Ariosto 
et  Teofilo  Galcagnini.  Au  poète  ferrarais  Lodovico  Carbone,  il 
donna  la  couronne  poétique,  honneur  auquel  Carbone  répon- 
dit par  un  discours,  prononcé  dans  la  cathédrale.  Pour  com- 
bler le  vide  de  son  trésor,  il  prodigua,  moyennant  finances, 
les  titres  de  comte,  de  docteur,  de  notaire;  mais  plusieurs  des 
nouveaux  privilégiés  se  trouvèrent  déçus ,  car  ils  ne  purent 
obtenir  le  diplôme  dont  ils  avaient  versé  le  prix  au  chancelier 
impérial,  Frédéric  III  ayant  quitté  précipitamment  Ferrare. 
Parmi  ceux  qui  sollicitèrent  le  titre  de  comte  palatin  figura 
Andréa  Mantegna ,  ainsi  que  nous  l'apprend  une  lettre  de  Mar- 
silio  Andreasi,  écrite  de  Ferrare  à  la  marquise  de  Mantoue  le 
jour  du  départ  de  l'Empereur.  Fut-il  au  nombre  des  malheu- 
reux privés  du  diplôme  qu'ils  avaient  payé?  On  ne  saurait  le 
dire.  Vasari  prétend  que  le  titre  désiré  ne  fut  accordé  à  Man- 
tegna que  plus  tard,  grâce  au  marquis  de  Mantoue  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que,  quelques  années  après,  l'illustre  peintre 
s'intitula,  dans  les  fresques  de  la  chapelle  d'Innocent  VIII  à 
Rome,  eques  auratœ  militiœ ,  titre  correspondant  à  celui  de 
comte  palatin  (1). 

Duc  de  Modène  et  de  Reggio,  Borso  désirait  vivement  de- 
venir aussi  duc  de  Ferrare.  Ses  vœux  furent  idéalisés  par 
Paul  II,  qui  consentit  à  transformer  sa  seigneurie  en  duché. 
Invité  à  se  rendre  à  Rome,  le  vicaire  du  Saint-Siège,  après 
avoir  fait  célébrer  dans  la  cathédrale  une  messe  du  Saint-Es- 
prit et  remis  le  gouvernement  à  Hercule,  à  Sigismond  et  à 

(1)  G.  Gampohi,  1  pittori  degli  Eslensi  net  sccolo  XV,  p.  32-33. 


LIVRE    PREMIER.  67 

Rinaldo  ses  frères,  à  Niccolô,  son  neveu,  fils  de  Lionel,  et  ù 
Antonio  Sandeo,  Juge  des  Sages,  partit  de  sa  capitale  le  13  mars 
1471  avec  un  train  royal.  Il  était  accompagné,  dit  Frizzi  (1), 
de  son  frère  Albert,  de  son  autre  frère  Guron  Maria,  chanoine 
de  Ferrare,  protonotaire  et  abbé  commendataire  de  Nonan- 
tola,  de  Niccolè,  seigneur  de  Correggio,  de  Galeotto  Pic,  comte 
de  la  Mirandole,  de  Matteo  Boiardo,  comte  de  Scandiano,  de 
Teofilo  Calcagnini  et  de  cinq  cents  gentilshommes,  vêtus  de 
brocart  d'or  et  d'argent,  de  velours  et  de  soie.  Les  cham- 
bellans de  ces  personnages  avaient  des  vêtements  de  drap  d'or, 
et  leurs  écuyers  des  vêtements  de  brocart  d'argent.  On  remar- 
quait également  des  joueurs  de  fifre  et  de  trompette,  quatre- 
vingts  valets  conduisant  chacun  quatre  chiens,  et  une  nom- 
breuse escorte  de  cavaliers.  Cent  cinquante  mulets  couverts, 
soit  de  velours  cramoisi,  avec  les  armes  des  Este  brodées  en 
or,  soit  de  drap  blanc,  rouge  et  vert,  couleurs  de  la  livrée  de 
Borso,  portaient  les  équipages.  Ce  fut  en  jetant  des  monnaies 
d'argent  au  peuple  que  ce  prince  fit  son  entrée  à  Rome  le 
P""  avril.  Paul  II  le  logea  dans  son  propre  palais.  Pendant  la 
grand'messe  du  jour  de  Pâques  (14  avril),  Borso  prêta  le  ser- 
ment de  fidélité  et  fut  créé  chevalier  de  Saint-Pierre  par  le 
Souverain  Pontife,  dont  il  reçut  une  épée  que  lui  ceignit  Tom- 
maso,  despote  de  Morée,  tandis  que  Napoleone  Orsini,  général 
de  l'Église,  et  Costanzo  Sforza,  seigneur  de  Pesaro,  lui  chaus- 
saient les  éperons.  Après  la  communion,  Paul  II  le  proclama 
duc  de  Ferrare  et  lui  accorda  le  droit  de  disposer  du  duché, 
puis  lui  remit  les  insignes  de  sa  nouvelle  dignité,  c'est-à-dire 
un  manteau  de  brocart  d'or,  garni  de  vair  et  d'un  haut  collet, 
un  béret  orné  de  nombreuses  pierreries  parmi  lesquelles  on 
distinguait  un  rubis  d'une  merveilleuse  beauté,  le  l)àton  de 
commandement  et  un  collier  d'or  entremêlé  de  pierres  pré- 
cieuses. Le  lendemain,  Borso  accompagna  en  habit  ducal  le 
Pape  à  Saint-Pierre,  et,  à  l'issue  de  la  messe,  le  Pape  lui  donna 
la  rose  d'or,  qui  se  composait  de  pierreries  valant  cinq  cents 

(i)   Mem.  per  la  stoiiu  di  Fer/ara,  l.  IV,  p.  74-78. 


68  L'ART    FEUUARAIS. 

ducats  d'or.  Précède  de  quinze  cardinaux,  le  souverain  de 
Ferrare  se  rendit  ensuite  à  cheval  au  palais  de  Saint-Marc  (1), 
où  l'attendait  un  repas  somptueux  (2).  Son  séjour  à  Rome  dura 
un  mois  environ.  Une  grande  chasse  eut  lieu  en  son  honneur, 
et  les  Ferrarais  organisèrent  un  hrillant  tournoi  (3).  Fidèle  à 
ses  habitudes  de  générosité,  Borso  ne  distribua  pas  moins  de 
quatre  mille  ducats  à  la  cour  pontificale.  En  regagaant  ses 
États,  il  visita  le  sanctuaire  de  Lorette  et  rentra  le  18  mai  dans 
sa  capitale. 

A  Rome,  il  avait  eu  quelques  atteintes  de  lièvre;  la  fatigue 
d'un  voyage  à  cheval  acheva  d'ébranler  sa  santé.  Ayant  pris 
quelque  repos  dans  sa  villa  de  Belliore,  il  put  encore  assister, 
le  26  mai,  à  une  course  de  chevaux,  mais  le  soir  même  il 
devint  plus  malade  et  se  fit  transporter  au  Castello,  afin 
d'arrêter  les  mesures  nécessaires  pour  assurer  le  trône,  après 
sa  mort,  à  son  frère  Hercule  qu'il  aimait  tendrement,  et  dans 
l'intérêt  duquel  il  avait  renoncé  à  se  marier.  Niccolô,  fils  de 
Lionel,  qui  comptait  d'assez  nombreux  partisans,  dut  s'éloi- 
gner et  se  retira  à  Mantoue,  patrie  de  sa  mère.  Près  de  soixante- 
dix  personnes  furent  également  invitées  à  quitter  Ferrare,  et 
les  murs  de  la  ville  furent  mis  à  l'abri  d'un  coup  de  main. 
Borso  mourut  le  19  août,  très  regretté  de  ses  sujets,  et  fut 
enseveli  dans  cette  Chartreuse  qu'il  avait  eu  la  gloire  de  fon- 
der. Trois  cents  courtisans  et  cinq  cent  cinquante  personnes 
vêtues  de  deuil  aux  frais  du  nouveau  duc  assistèrent  aux  funé- 
railles, que  suivirent  aussi  Niccolô,  fils  de  Lionel,  rappelé  à 
Ferrare  par  Hercule  P%  et  le  peintre  Baldassare  d'Esté.  Tito 
Novelli  de  Ferrare,  évêque  d'Adria,  prononça  l'oraison  funè- 
bre. Au  mois  de  septembre  fut  célébré  un  autre  service,  à  loc- 
casion  duquel  Hercule  distribua  aux  pauvres  six  cents  mesures 

(1)  Cet  édifice  perte  aujourd'hui  le  nom  de  palais  de  Venise. 

(2)  Le  15  et  le  16  avril  1471,  Borso  écrivit  à  son  secrétaire  Giovanni  di  Cora- 
pagno,  resté  à  Ferrare,  pour  lui  rendre  compte  de  ce  qui  s'était  passé.  Mjjr  Anto- 
nelli  a  publié  la  première  lettre  à  l'occasion  des  noces  !Mazza  Botta;;isio;  Ferrara, 
m-S",  1869.  M.  Antonio  Gappelli  a  publié  la  seconde  avec  les  Aotizie  di  Ugo 
Caleffini;  Modena,  1864,  p.  43. 

(3)  Voyez  Ca>>esio,  Vita  di  Paolo  II. 


LIVRE    PREMIER.  69 

de  farine  et  Lodovico  Carbone  fit  l'éloge  de  Borso.  L'Arioste, 
plus  tard,  devait  aussi  payer  à  ce  prince  son  tribut  d'admira- 
tion :  «  Vois,  dit-il,  Lionel  et  le  premier  duc,  l'illustre  Borso, 
l'honneur  de  son  temps.  Il  règne  en  paix  et  remporte  plus  de 
triomphes  que  tous  les  princes  qui  ont  envahi  les  terres  d'au- 
trui.  Il  enfermera  Mars  dans  une  obscure  prison  et  enchaînera 
ses  fureurs.  Ce  magnifique  seigneur  n'aura  pas  d'autre  ambi- 
tion que  celle  de  rendre  son  peuple  heureux  (1).  » 


VIII 

HERCULE    !"■  (2). 
(Né  le  24  octobre  1431,  il  régna  de  1471  à  1503.) 


Fils  légitime  de  Nicolas  III  et  de  Rizzarda  de  Saluées,  Her- 
cule V  était  encore  enfant  lorsque,  après  la  mort  de  son  père,  il 
fut  envoyé  à  la  cour  d'Alphonse  V  le  Magnanime  (Alphonse  V 
d'Aragon),  prince  auquel  Ferdinand  I"  succéda  en  1458.  Il 
s'y  forma  aux  exercices  du  corps,  au  maniement  des  armes,  et 
mérita  le  surnom  de  «  chevalier  sans  peur  "  .  Un  combat  sin- 
gulier avec  le  valeureux  Galeazzo  Pandone,  comte  de  Venafre, 
lui  fournit  l'occasion  de  montrer  qu'à  la  bravoure  il  unissait 
la  générosité.  L'épée  de  son  adversaire  étant  tombée,  accident 
qui  devait  faire  regarder  Pandone  comme  vaincu,  il  la  ramassa 
et  la  lui  remit.  La  lutte,  du  reste,  se  prolongea  peu,  car,  à  la 

(1)  Vedi  Leonello,  e  vedi  il  primo  duce, 
Faïua  délia  sua  età,  l'inclito  Borso 
Che  siede  in  pace,  c  più  trionfo  adduce 
Di  quanti  in  altrui  terre  abbiano  corso. 
Chiuderà  Marte  ove  non  veggia  luce, 

E  stringera  al  Furor  le  mani  al  dorso. 
Di  questo  signor  splcndido  ogni  intcnto 
Sarà,  che'l  popol^  suo  vi\a  contento. 

(Gh.  III,  st.  45.) 

(2)  11  a  été  déjà  question  de  lui,  p.  38,  43,  52  note  5,  56  et  56  note  1. 


70  L'ART    FEP.RARAIS. 

vue  des  blessures  du  comte,  le  Roi  s'opposa  à  ce  qu'elle  conti- 
nuât. En  1494,  Pandone  se  rendit  secrètement  à  Ferrare; 
mais  sa  présence  fut  révélée  au  duc  Hercule,  qui  l'accueillit 
avec  honneur,  le  retint  plusieurs  jours  et  le  combla  de  cadeaux. 

Pendant  la  guerre  que  Ferdinand  P'  soutint  contre  Jean  de 
Galabre,  fils  de  René  d'Anjou,  et  qui  lui  fit  perdre  momen- 
tanément presque  tout  son  royaume,  Hercule,  blessé  par  les 
défiances  dont  il  était  l'objet,  prit  parti  pour  le  prétendant 
français  :  à  la  bataille  de  Sarno  (1460),  il  faillit  s'emparer  du 
Roi,  qui  ne  s'échappa  qu'en  laissant  entre  les  mains  de  son 
ennemi  un  lambeau  de  son  vêtement. 

En  1463,  Hercule  fut  rappelé  par  Borso,  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  dit,  et  devint  gouverneur  de  Modène.  Il  avait 
alors  trente-deux  ans. 

Quatre  ans  plus  tard,  après  la  conjuration  de  Luca  Pitti 
contre  Pierre  de  Médicis,  deux  armées  puissantes  étaient  aux 
prises  dans  la  Romagne,  l'une  commandée  par  Golleone,  l'autre 
par  Frédéric  d'Urbin.  Dans  une  grande  mêlée.  Hercule  eut  la 
gloire  de  sauver  les  troupes  vénitiennes  en  délivrant  Golleone 
que  l'ennemi  avait  enveloppé.  Quoique  blessé  au  pied,  il  com- 
battit jusqu'à  la  nuit  sans  s'accorder  un  instant  de  repos.  Au 
bout  de  quelques  jours ,  sa  blessure  le  força  de  regagner 
Ferrare.  Malgré  les  soins  d'un  Juif,  nommé  Jacob,  il  resta 
boiteux  pour  le  reste  de  ses  jours. 

Tel  était  le  prince  qui  remplaça  Borso  sur  le  trône  de  Fer- 
rare. Comme  Borso,  il  commença  par  prendre  des  mesures 
qui  pussent  lui  concilier  la  bienveillance  générale.  Il  exempta 
la  Gommune  de  certaines  charges,  accorda  à  ses  sujets  la 
liberté  de  vendre  le  sel  et  de  tuer  les  bêtes  nécessaires  à  leur 
nourriture,  gracia  un  grand  nombre  de  prisonniers,  et  promit 
son  pardon  à  tous  les  partisans  de  Niccolo  qui  avaient  quitté  la 
ville,  s'ils  y  revenaient  dans  l'espace  de  deux  mois,  procla- 
mant que  "  rien  ne  convenait  mieux  à  un  seigneur  que  de 
remettre  les  injures  (1)  »  . 

(1)   Ad.   Veînturi,    L'arte  ferrarese   nel  periodo  d'Ercole   I  iFEstc,    dans    les 


LIVRE   PREMIER.  71 

Niccolo,  fils  de  Lionel,  comptait  des  adhérents  prêts  à  risquer 
leur  vie  pour  sa  cause.  Filippo  de  Chypre  essaya  de  provoquer 
un  soulèvement,  tomba  entre  les  mains  des  gens  du  duc 
(22  novembre  1471),  et  fut  écartelé  sur  la  place  publique.  Peu 
après,  un  coup  de  main  fut  tenté  contre  la  Stellata  di  Ficarolo, 
mais  ceux  qui  s'y  étaient  employés  échouèrent,  furent  décapi- 
tés et  pendus  (1).  Niccolo,  cependant,  ne  renonça  pas  à  ses 
prétentions.  Encouragé  et  secrètement  soutenu  par  son.bed«-frvuJiA  J  *IX<> 
fr-ère,  Louis  III,  marquis  de  Mantoue,  et  par  le  duc  de  Milan, 
il  s'approcha  de  Ferrare  avec  sept  cents  soldats  cachés  sous  du 
foin  et  de  la  paille  dans  plusieurs  navires,  pendant  qu'Hercule 
séjournait  à  Belriguardo.  Une  brèche  aux  murailles  que  Ton 
était  en  train  de  réparer,  et  la  connivence  d'un  ami  qui  brisa 
une  des  portes,  lui  facilitèrent  l'accès  de  la  ville,  où  il  essaya 
avec  ses  partisans  de  soulever  le  peuple  au  cri  de  :  "  Yela, 
vêla  (2)  !  "  Mais  le  peuple  ne  répondit  guère  à  cette  provoca- 
tion. Sigismond,  Albert  et  Rinaldo,  frères  d'Hercule  I",  rassem- 
blèrent à  la  hâte  les  citoyens  fidèles  au  duc,  en  criant  :  "  Bia- 
manie,  diamante  [',i)\  »  assaillirent  les  rebelles  et  les  forcèrent 
à  s'enfuir.  Niccolô  était  parvenu  sur  une  barque  jusqu'à  Bon- 
deno,  quand  les  habitants  de  cette  ville  lui  barrèrent  le  pas- 
sage. Il  se  réfugia  dans  un  marais  et  y  fut  arrêté.  On  le  déca- 
pita à  Ferrare,  le  -4  septembre  1476,  dans  le  Castello,  aux 
créneaux  duquel  on  pendit  plusieurs  de  ses  complices,  tandis 
qu'on  en  pendait  d'autres  à  l'angle  du  palais  délia  Ragione  et 
aux  colonnettes  des  fenêtres  de  cet  édifice.  Un  vieux  cuisinier 
de  Niccolô,  auquel  on  voulut  sauver  la  vie  en  lui  conseillant  de 
crier  :  «  Viva  il  diamante  !  »  préféra  la  mort  à  ce  qu'il  regar- 
dait comme  une  lâcheté.  Muant  à  ceux  qui  prétendirent  avoir 
agi  sans  connaître  les  desseins  de  Niccolô,  on  les  condamna  à 

Atti  e  memorie  délia  deputazione  di  storia  patria  per  le  provincie  di  floniaçna, 
3"  série,  t.  VI,  fasc.  I,  II  et  III,  janvier-juin  1888,  p.  91. 

(1)  Francesco,  fils  naturel  de  Lionel  et  frère  de  Niccolo,  quitta  en  1471  la 
Bourgogne,  où  il  s'était  fixé,  pour  prêter  son  appui  à  INiccolô.  Déclaré  rebelle  par 
Hercule  l",  il  regagna  la  Bourgogne  et  n'en  sortit  plus. 

(2)  La  voile  était  l'einhlèine  de  Niccolo. 

(3)  Hercule  avait  adopté  le  diamant  comme  emblème. 


72  L'ART   FERRARAIS. 

avoir  une  main  coupée  ou  à  perdre  un  œil.  En  1493,  un 
pardon  général  fut  accordé  aux  anciens  amis  de  Niccolo  qui 
vivaient  dans  l'exil. 

Toutes  ces  tentatives  d'usurpation  auraient  pu  rendre  Her- 
cule I"  soupçonneux,  mais  il  Tétait  déjà  par  caractère,  comme 
le  montra  sa  conduite  à  l'égard  de  son  frère  Albert.  Si,  après 
son  avènement,  il  sut  gré  à  celui-ci  d'avoir  détourné  les  Fer- 
rarais  du  parti  de  Niccolo  et  le  récompensa  en  lui  donnant  le 
palais  de  Scliifanoia,  avec  des  revenus  considérables,  il  ne 
tarda  pas  h  prendre  ombrage  de  la  popularité  dont  jouissait 
Albert,  lui  confisqua  le  palais  de  Schifanoia  et  l'exila  à  Naples 
(1474),  sous  prétexte  que  ce  prince  n'avait  pas  voulu  aller  à  la 
rencontre  d'un  certain  ambassadeur.  Lorsque ,  à  la  suite  de 
la  conjuration  des  Pazzi,  l'Italie  se  divisa  en  deux  camps  et 
que  Ferdinand  I"  se  trouva  en  hostilité  avec  Hercule  I", 
Albert,  chargé  par  Ferdinand  de  bouleverser  Ferrare  (1476), 
révéla  les  manœuvres  du  roi  de  Naples  au  duc,  qui  le  logea 
dans  son  propre  palais,  sans  l'autoriser  encore  à  se  fixer  de 
nouveau  dans  sa  ville  natale.  Plus  tard,  il  affirma  derechef  sa 
fidélité  en  refusant  de  servir  la  République  de  Venise  contre 
son  frère  et  reçut  pour  prix  de  son  dévouement  le  palais 
Pasini  (1485). 

A  l'exemple  de  Borso,  Hercule  traita  avec  une  grande  géné- 
rosité ceux  de  ses  ministres  ou  de  ses  sujets  qui  lui  avaient 
rendu  de  réels  services.  Giacomo  Trotti,  Francesco  Bevilacqua 
et  Ambrogio  di  Uguccione  Contrario  furent  au  nombre  des 
personnages  comblés  de  ses  bienfaits.  A  son  chambellan 
Tassone  Tassoni,  il  donna  un  palais  magnifiquement  meublé, 
celui  qu'on  appelle  tantôt  palais  Gavassini ,  tantôt  palais 
Pareschi.  Il  nomma  maître  de  chambre  Lodovico  Fiaschi,  un 
de  ses  gentilshommes,  et  lui  fit  présent  de  vastes  domaines  et 
d'un  beau  palais  confisqué  à  un  Milanais,  Matteo  dall'  Erbe, 
qui  avait  été  impliqué  dans  la  conspiration  de  Niccolo. 

Hercule,  dans  sa  jeunesse,  ayant  suivi  le  parti  de  Jean  de 
Calabre,  qui  disputa  le  royaume  de  Naples  h  la  maison  ré- 
gnante, on  eût  pu  croire  que  Ferdinand  lui  tiendrait  toujours 


LIVRE   PREMIER.  73 

rigueur.  Cependant,  à  peine  eut-il  succédé  à  Borso  que  Ferdi- 
nand envoya  à  Ferrare  Fabricio  Garafa  pour  le  féliciter.  Carafa 
séjourna  plus  d'un  an  dans  la  capitale  des  Este  et  négocia 
même  le  mariage  d'Eléouore  d'Aragon ,  fille  aînée  de  son 
maître,  avec  le  duc  (1).  Le  contrat,  qui  assurait  à  Éléonore 
une  dot  de  quatre-vingt  mille  ducats  (2),  fut  rédigé  à  Naples 
le  17  août  1472,  grâce  aux  soins  de  l'ambassadeur  d'Hercule, 
Ugolotto  Faccino  da  Vicenza,  et,  le  P'  novembre.  Hercule 
épousa  la  princesse  par  procureur,  événement  qui  fut  annoncé 
à  son  de  trompe  aux  Ferrarais  sur  le  balcon  de  la  résidence 
ducale.  Quelques  mois  après,  une  nombreuse  et  brillante  com- 
pagnie, dans  laquelle  figuraient  Sigismond  et  Albert,  frères 
d'Hercule,  Galeotto  Pic  de  la  Mirandole,  Niccolo  da  Correggio, 
Tito  Strozzi,  le  poète  Matteo  Maria  Boiardo,  Niccolô  Contrarii 
et  Lodovico  Carbone,  partit  avec  cinq  cent  cinquante  chevaux 
pour  aller  chercher  la  nouvelle  duchesse  et  la  conduire  à  Fer- 
rare.  Plus  de  deux  cents  personnes  de  distinction  accompa- 
gnèrent, en  outre,  la  princesse  quand  elle  quitta  sa  cité  natale. 
Elle  se  rendit  d'abord  à  Rome,  où  le  cardinal  Riario  lui  offrit 
dans  son  palais  la  plus  somptueuse  hospitalité.  l"ne  messe  dite 
à  Saint- Pierre  par  Sixte  IV  le  jour  de  la  Pentecôte,  une  pièce 
religieuse  représentée  par  une  troupe  de  comédiens  florentins 
sur  la  place  de  l'église  des  Saints-Apôtres  (3),  et  un  festin  servi 
avec  une  incroyable  prodigalité,  lui  montrèrent  que  la  cour 
des  Papes  ne  le  cédait  pas  à  la  cour  des  Césars  les  plus  fameux 
pour  leur  magnificence  (4).  Son  cortège  s'augmenta  de  quinze 

(1^/  Eléonore  avait  dû  épouser  le  duc  de  Bari,  Sforza  Maria,  frère  du  duc  de 
Milan  Galéas  Marie,  mais  le  projet  de  mariage  fut  rompu  avec  l'autorisation  du 
Pape. 

(2)  La  dot  fut  en  apparence  de  80,000  ducats,  et  en  réalité  de  60,000  seule- 
ment. Les  oI)jets  mobiliers  furent  portés  pour  une  somme  de  24,300  ducats; 
Ferdinand  n'eut  à  verser  que  35,700  ducats  en  numéraire.  (Luigi  Olivi,  Belle 
nozze  (H  Ercole  I  d'Esté  cou  Eleoiiora  d' Airifjoiie.  Modenn,  coi  tipi  délia  Societa 
tipogralica,  antica  tipograiia  Soliani,  1887.' 

(3)  Voyez  dans  la  Nitova  Aiitolotjia,  vol.  XXVIII,  série  II,  1.^  août  1881,  l'ar- 
ticle de  M.  Isidoro  del  Lungo  intitulé  :  L'Orfeo  del  Poliziaiio  alla  coite  di  Maii- 
tova,  p.  554. 

(4)  Voyez  la  description  du  séjour  d'Eléonore  à  Rome  dans  Giikgouovu's,  Ge- 
schichte  der  Stadt  Rom  im  Mittelalter,  t.  VII,  p.  235-238 


74  L'AllT    FERRATIAIS. 

cents  personnes  quand  elle  partit  de  Rome.  En  se  dirigeant 
vers  Ferrare,  elle  s'arrêta  trois  jours  à  Sienne,  où  elle  fut 
hébergée  aux  frais  de  la  République,  et,  à  la  frontière  des 
États  ferrarais,  elle  trouva  le  duc  venu  à  sa  rencontre  en  com- 
pagnie de  nombreux  gentilshommes  et  l'attendant  avec  un 
navire  qui  la  déposa  près  de  l'église  suburbaine  de  Saint- 
Georp^es.  Vêtue  de  drap  d'or,  couverte  de  pierreries,  les  che- 
veux dénoués,  la  tête  ceinte  d'une  couronne  d'or,  elle  fit  son 
entrée  à  cheval,  sous  un  baldaquin,  selon  la  coutume.  Les  rues 
étaient  jonchées  de  feuillages,  et  des  draps  suspendus  d'une 
maison  à  l'autre  formaient  comme  un  dais  continu.  Sur  le 
passage  de  la  princesse  on  avait  disposé  des  trophées,  des  arcs 
de  triomphe,  des  orchestres,  des  estrades  garnies  de  dan- 
seurs (1).  Le  lendemain,  dans  la  cathédrale,  l'évêque  de 
Ferrare,  Lorenzo  Roverella,  célébra  la  messe,  et  le  cardinal 
Bartolommeo  Roverella,  frère  de  Lorenzo,  bénit  les  nouveaux 
époux,  que  Giovanni  Castelli  harangua.  Des  fêtes  publi([ues 
eurent  lieu  pendant  huit  jours .  Les  diverses  corporations 
offrirent  à  Éléonore  des  cadeaux  dont  l'ensemble  fut  évalué 
à  deux  mille  huit  cent  quarante-quatre  lire  rnarchesane.  Conti- 
nuant les  traditions  inaugurées  par  Borso,  Hercule  entretint  à 
ses  frais  non  seulement  les  ambassadeurs  des  princes  de 
l'Italie,  qui  étaient  arrivés  avec  huit  cents  chevaux  environ, 
mais  les  Napolitains  et  les  Romains  qui  avaient  suivi  à  Ferrare 
la  fdle  de  Ferdinand. 

Éléonore  d'Aragon  était  une  femme  d'un  réel  mérite  et 
dune  rare  énergie.  En  l'absence  de  son  mari  et  pendant  une 
grave  maladie  de  celui-ci,  elle  exerça  le  pouvoir  avec  autant  de 
sagesse  que  de  fermeté,  dans  des  circonstances  fort  difficiles. 

(1)  Antonio  Pochettino  da  Venezia  reçut  cinq  lire  et  douze  soldi  «  per  havere 
depintonellenozeetfestefacteperla  lllma  nofUra  Madona»  .  (L.-JN.  Cittadella, 
Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  215.)  A  l'occasion  des  mêmes  noces,  Fran- 
cesco  da  Veiona  restaura  et  peignit  deux  statues  de  géants  pour  une  crédence. 
Guglielmo  da  Pavia  (qui  mourut  en  1476)  alla  ;i  Venise  afin  d'y  acheter  des 
assiettes  d'étain  et  divers  autres  objets.  Bartolomeo  di  Benedetto  de  Trévise, 
Geminiano  di  Boiigiovanni,  Agnolo  Imola,  Xiccolô,  Ludovico  Bonacossi ,  Gio- 
vanni Battista  et  Gherardo  Cossa  travaillèrent  comme  peintres  aux  préparatifs 
des  fêtes  et  aux  arcs  de  triomphe. 


LIVRE    PREMIER.  75 

Elle  encouragea  les  lettrés,  entre  autres  Pandolfo  Collenuc- 
cio  (1).  Par  la  solide  et  brillante  éducation  qu'elle  fit  donner  à 
ses  filles  Isabelle  et  Béatrix,  on  peut  juger  de  l'importance 
qu'elle  attachait  à  la  culture  de  l'esprit.  Elle  aimait  beaucoup 
aussi  la  musique  et  jouait  même  de  la  harpe.  Parmi  les  œuvres 
d'art  qu'elle  rassembla,  il  y  en  avait  qui  étaient  dues  à  Man- 
tegna  et  à  Giovanni  Bellini.  Elle  ne  dédaignait  pas  non  plus 
celles  des  maîtres  flamands  et  allemands  (2),  Dans  l'inven- 
taire de  ses  livres  dressé  après  sa  mort,  on  trouve  surtout 
des  livres  de  piété,  des  bréviaires,  des  offices,  des  missels,. 
des  légendes  de  saints,  des  laudi,  des  sermons,  les  Fioretti. 
Au  nombre  des  livres  profanes  figurent  un  Pline  traduit  en 
italien,  un  éloge  du  roi  Ferrand,  l'ouvrage  de  Fazio  degli 
Uberti,  les  Coirunentaires  de  César,  le  De  laudihns  mulierum, 
par  Bartolommeo  Gogio,  le  De  consolatione,  de  Boëce  (3).  G-'est 
le  11  octobre  1403  qu'elle  mourut.  Son  oraison  funèbre  fut 
prononcée  par  l'historien  Benvenuto  da  San  Giorgio.  Battista 
Guarino  en  composa  une  aussi  (4),  et,  par  ordre  d'Isabelle 
d  Este,  le  Carme  Giambattista  Mantovano  en  écrivit  une  troi- 
sième en  langue  latine.  L'Arioste,  qui  n'avait  alors  que  dix- 
neuf  ans,  fit  de  son  côté  une  élégie  sur  la  mort  de  la  du- 
chesse (5).  Fra  Filippo  Foresti,  de  Bergame,  a  mis  Éléonore 

(1)  Fixé  à  Ferrare  depuis  1486,  Collenuccio  fut  envoyé  avec  Francesco  Ariosto 
par  Hercule  I*-'""  vers  l'empereur  Maxitnilien,  alin  de  le  féliciter  de  son  niariageavec 
Blanche  Sforza,  nièce  de  Ludovic  le  More,  et  il  obtint  alors  pour  son  maître  (1494} 
le  renouvellement  de  l'investiture  que  Frédéric  III  avait  accordée  à  Borso.  Le 
1"  mai  1500,  il  fut  nommé  capitaine  de  justice.  Après  la  mort  d'Alexandre  VI, 
Hercule  I^'',  qui  aimait  mieux  voir  la  Bomagne  occupée  par  César  Bor<;ia  cjue 
soumise  à  l'influence  des  Vénitiens,  chargea  Collenuccio  d'engager  les  populations 
à  demeurer  fidèles  à  leur  duc;  mais  Jean  Sforza,  le  protégé  des  Vénitiens,  parvint 
à  s'emparer  de  Pesaro,  y  attira  Collenuccio  par  des  promesses  fallacieuses,  le  fit 
jeter  en  prison  et  décapiter  (11  juillet  1504). 

(2j  G.  Campori,  Jiaccolta  di  cataloçjhi  ed  inveutaiii  iiiedlti  di  (juadri,  disegni, 
broiizi,  doreriœ,  smalti,  medarjlie,  avori,  etc.,  dal  secolo  XV,  vol.  XIX.  Modena, 
1870.  (Inventaire  de  1493.)  —  G.  CAMPOni ,  Tiziano  e  r/li  Estensi ,  p.  2.  — 
M.  Venturi  a  publié  un  supplément  d'inventaire  dans  son  Arle  feiraiese  iiel 
periodo  d'Ercole  I  d'Esté,  p.  32,  note  4. 

(3)  Ad.  Vëxtcri,  Larte  fennrese  ncl  periodo  d'Ercolc  I  d'Esté,  ii.  99. 

(4)  C'est  probablement  Andréa  Gallo  qui  a  imprimé  ce  discours. 

(5)  Opère  miiwri,  éd.  Le  Monnicr,  t.  I,  p.  425,  élégie  17.  —  BrHCKiiARDT, 
Die  Ciiltur  der  Renaissance,    p.  41. 


76  L'ART    FERRARAIS. 

d'Aragon  nu  nombre  des  femmes  illustres  dont  il  a  écrit  l'his- 
toire (1). 

La  bravoure  et  l'habileté  militaire  qu'Hercule  avait  mon- 
trées dans  sa  jeunesse  ne  furent  pas  oubliées  en  Italie  quand 
il  fut  devenu  duc  de  Ferrare,  et,  de  divers  côtés,  on  rechercha 
son  appui.  Après  la  conjuration  des  Pazzi  (1478),  les  Floren- 
tins, avec  les  Vénitiens,  les  Milanais  et  leurs  autres  alliés,  le 
nommèrent  capitaine  général  de  l'armée  qui  avait  à  combattre 
les  troupes  de  Sixte  IV,  du  roi  de  Naples,  du  duc  d'Urbin  et 
des  Siennois,  et  lui  promirent  une  solde  de  soixante  mille  écus 
par  an.  C'est  dans  le  palais  qui  avait  appartenu  à  Renato 
de'  Pazzi  qu'Hercule  logea  à  Florence,  ce  palais  lui  ayant 
été  donné  par  la  République.  Deux  ans  plus  tard,  Laurent 
le  Magnifique  et  Ferdinand ,  réconciliés ,  le  prirent  comme 
général. 

Pendant  les  dix  premières  années  du  règne  d'Hercule, 
Ferrare  continua  de  goûter  les  bienfaits  de  la  paix.  Mais  vers 
la  fin  de  1481,  des  nuages  menaçants  s'amoncelèrent  à  l'hori- 
zon politique.  Les  Vénitiens  ne  pardonnaient  pas  h  Hercule 
d'avoir  épousé  la  fille  du  roi  de  Naples,  leur  ennemi,  et  le  désir 
d'accroître  leurs  possessions  aux  dépens  du  duc  grandissait  en 
eux  de  jour  en  jour.  Pour  en  venir  à  une  agression,  les  griefs 
ou  tout  au  moins  les  prétextes  ne  manquèrent  pas.  La  présence 
à  Ferrare  d'un  tribunal  vénitien,  qui  avait  le  droit  exclusif  de 
juger  les  sujets  de  la  République  résidant  dans  les  États  de  la 
maison  d'Esté,  amenait  sans  cesse  des  conflits  de  juridiction 
que  le  visdonnno,  président  de  ce  tribunal,  pouvait  facilement 
aggraver  par  des  abus  de  pouvoir.  La  délimitation  encore 
incertaine  des  frontières  était  aussi  une  cause  de  démêlés 
incessants.  Venise,  enfin,  se  plaignait  d'infractions  aux  traités 
qui  lui  assuraient  le  monopole  du  sel  à  Ferrare  et  qui  inter- 
disaient aux  Ferrarais  d'exploiter  leurs  marais  salants.  Une 
série  de  mesures  vexatoires  et  quelques  actes  belliqueux  de  la 
part  des  Vénitiens  prouvèrent  h  Hercule  que  ses  intentions 

(1)  Voyez  plus  loin  (liv.  V,  ch.  iv)  Les  livres  publiés  à  Ferrare  avec  des  (jra- 
vures  sur  bois. 


LIVRE   PREMIER.  77 

conciliantes  n'arrêteraient  pas  la  guerre  méditée  contre  lui  (1). 
Elle  lui  fut,  en  effet,  officiellement  déclarée  le  2  mai  1482,  et 
il  constata  bientôt  que  la  République  de  Venise  avait  pour 
allié  Sixte  IV,  qui  ne  songeait  qu'à  satisfaire  l'insatiable  am- 
bition de  son  neveu  Girolamo  Riario  (2).  Le  roi  Ferdinand,  le 
duc  de  Milan,  les  Florentins,  Frédéric,  marquis  de  Mantoue,  et 
Giovanni  Bentivoglio,  seigneur  de  Bologne,  se  déclarèrent  en 
faveur  du  souverain  de  Ferrare  et  formèrent  une  ligue,  dont 
les  troupes  furent  mises  sous  les  ordres  de  Frédéric  d'Urbin, 
alors  âgé  de  soixante-dix  ans,  privé  de  l'œil  droit  et  estropié 
de  la  jambe  gauche  (3).  Malheureusement,  les  renforts  envoyés 
par  Ferdinand  furent  interceptés,  et  les  soldats  dont  pouvaient 
disposer  le  duc  de  Milan  et  les  Florentins  n'étaient  pas  très 
nombreux.  Les  forces  vénitiennes  et  pontificales  étaient  d'ail- 
leurs   sous    le    commandement    d  un    capitaine    aussi   habile 

(1)  Afin  d'auguienter  le  nombre  de  ses  canons,  il  fit  fondre  une  partie  des  clo- 
ches,  n'en  laissant  qu'une  à  chaque  éfjlise.  La  plomberie  des  boutiques  adossées  à 
la  cathédrale  eut  le  même  sort. 

(2)  Jusqu'alors  Sixte  IV  n'avait  témoigné  à  Hercule  que  de  la  bienveillance.  Il 
lui  avait  confirmé  le  titre  de  duc  de  Ferrare,  titre  transmissible  à  sa  postérité;  il 
lui  avait  même  accordé  le  droit  d'ajouter  à  ses  armes  les  clefs  pontificales,  et,  en 
1475,  il  lui  avait  fait  don  d'une  précieuse  épée  et  d'un  chapeau  de  soie  orné  de 
perles. 

(3)  Parmi  les  ingénieurs  militaires  employés  dans  cette  guerre,  il  faut  citer 
Benvenitti,  Rossetti,  Giovanni  dalla  Massa  Fiscaglia,  maître  Domenico,  bombar- 
dier, et  Santé  Novellino.  Ces  ingénieurs  étaient  Ferrarais.  Plusieurs  ingénieurs 
étrangers  au  service  des  alliés  du  duc  concoururent  aussi  à  la  défense  du  pays. 
Tel  fut  Patrizio  ou  Pedrizia,  ingénieur  du  roi  de  ÏSaples,  qui  gagna  non  seule- 
ment l'estime,  mais  l'affection  d'Hercule  par  sa  promptitude  d'esprit  et  son  expé- 
rience. Il  fortifia  et  défendit,  notamment,  Bondeno  et  Lugo.  Etant  tombé  malade, 
il  s'adressa  à  la  duchesse  Eléonore  pour  obtenir  un  secours,  que  Paolo  Antonio 
Trotti,  trésorier  ducal,  fut  chargé  de  lui  remettre.  «  Tu  verras,  écrivait  Eléonore 
à  Trotti,  quels  sont  les  besoins  de  ce  pauvre  homme.  Tu  sais  avec  quel  dévoue- 
ment il  nous  a  servis,  et  tu  n'ignores  pas  qui  nous  l'a  envoyé,  circonstance  digne 
d'être  prise  en  considération.  Ce  serait  mal  de  nous  comporter  de  telle  sorte  avec 
lui,  quand  il  est  malade,  qu'il  pût  se  plaindre  de  nous.  Tu  dois  savoir  quels  sont  ses 
appointements.  Avise  donc  à  ce  que  l'on  peut  faire  et  aux  moyens  de  le  secou- 
rir. »  A  côté  de  Pedrizia,  on  peut  nommer  Giovanni  du  Capua  et  Cristoforo  da 
Montecchio.  Les  livres  de  dépenses  nous  apprennent  que  le  duc  donna  à  ce  der- 
nier le  velours  et  le  satin  nécessaires  à  la  confection  d'un  pourpoingt  et  d'un 
manteau  [qiuppone  e  giornea).  Cristoforo  da  Montecchio,  célèbre  pour  sa  bra- 
voure non  moins  que  pour  ses  connaissances  techniques,  tomba  au  pouvoir  de 
l'ennemi  en  1483,  fut  conduit  à  Venise  et  mis  à  mort.  (G.  Campouc,  Gli  archi- 
tetti  e  (jV  ingegneii  civili  e  militari  degli  Estensi^  p.  38-42.) 


78  L'ART    FERllARAIS. 

qu'énergique,  de  Roberto  Sanseveiino,  qui  justifia  sa  répu- 
tation par  ses  succès.  Adria  et  Comacchio  ne  tardèrent  pas  à 
tomber  au  pouvoir  des  Vénitiens.  Après  quarante  jours  d'un 
siège  où,  de  part  et  d'autre,  on  fit  des  prodiges  d'audace  et  de 
bravoure,  Roberto  Sanseverino  s'empara  de  Ficarolo,  ville 
regardée  comme  la  clef  de  Ferrare.  Hercule  perdit  ensuite 
toute  la  Polésine  de  Rovigo  (1),  pendant  que  les  inondations 
et  la  peste  sévissaient  à  Ferrare,  et  il  eut  la  douleur  de  voir 
mourir  dans  sa  capitale,  à  la  suite  d'une  courte  maladie,  Fré- 
déric d'Urbin.  Tant  de  désastres  finirent  par  ébranler  la  santé 
du  duc  :  il  tomba  gravement  malade  et  dut  abandonner  le 
gouvernement  à  sa  femme.  Presque  en  même  temps,  Sanse- 
verino parvint  à  passer  le  Pô,  à  Francolino,  et  pénétra  jusque 
dans  le  parc  du  palais  de  Belfiore  (2).  Ne  perdant  ni  le  cou- 
rage ni  le  sang-froid,  la  duchesse  mit  ses  enfants  en  sûreté  à 
JModène,  ranima  la  confiance  et  la  fidélité  du  peuple  en  lui 
adressant  d'héroïques  exhortations  et  en  l'admettant  auprès  du 
duc.  Par  surcroît  de  prudence,  elle  fit  transporter  le  malade  du 
Castello  ou  Castel  Vecchio  dans  le  Castel  Nuovo,  afin  de  lui 
assurer  un  moyen  de  s'échapper  si  la  ville  venait  à  être  prise, 
car  la  fuite  n'était  pas  possible  ailleurs.  Dans  ces  conjonctures, 
les  alliés  d  Hercule  firent  comprendre  au  Pape  que  la  ruine  de 
Ferrare  profiterait  seulement  aux  Vénitiens,  et  que  les  droits 
de  suzeraineté  du  Saint-Siège  sur  cette  province  allaient  être  à 
jamais  perdus.  Le  23  décembre  1482,  un  vice-légat  aposto- 
lique annonça  que  le  Souverain  Pontife,  prenant  en  pitié  la 
situation  des  Ferrarais,  se  rangeait  de  leur  côté,  et  qu'ordre 
serait  donné  aux  Vénitiens  de  cesser  les  hostilités.  De  Ferrare, 
le  vice-légat  se  rendit  à  Venise  et  enjoignit  à  la  République  de 
déposer  les  armes  et  de  restituer  ses  conquêtes.  Les  Vénitiens 
refusèrent  d  obéir  à  cette  injonction  :  ils  s'étaient  imposé  trop 

(1)  Les  îles  formées  par  l'Adige  et  le  Pô  sont  appelées  des  Polésines. 

(2)  Les  soldats  emportèrent  une  licorne  en  bronze,  emblème  de  Borso,  qui 
ornait  une  citerne  dans  la  Chartreuse.  Ils  enlevèrent  aussi  une  statue  en  stuc  du 
marquis  Nicolas  III,  qui  se  trouvait  à  l'intérieur  de  Sainte-Marie  des  Anges  au- 
dessus  de  la  porte,  laissant  le  cheval,  également  en  stuc,  sur  lequel  était  placée 
cette  statue. 


I.IVr.E    PREMIER.  79 

de  sacrifices  pour  s'arrêter  quand  ils  touchaient  au  but.  Mais  les 
Ferrarais  reçurent  du  Pape,  des  Florentins  et  du  roi  de  Naples 
des  secours  qui  leur  permirent  de  prolonger  la  lutte.  Une  ten- 
tative de  l'ennemi  contre  la  ville,  admirablement  fortifiée  et 
pourvue  de  vivres,  fut  repoussée.  Peu  après.  Hercule,  revenu  à 
la  santé,  parvint  à  reprendre  la  forteresse  de  Stellata,  non  sans 
avoir  déployé  une  audace  et  une  intrépidité  extraordinaires, 
qu'imita  Antonio  Costabili,  personnage  dont  nous  aurons  l'oc- 
casion de  parler  à  propos  du  palais  Galcagnini-Beltrame  (1). 
Sixte  IV  excommunia  tous  les  chefs  de  la  République  et  frappa 
d'interdit  le  territoire  vénitien,  tandis  que  le  marquis  de  Man- 
toue  et  le  duc  de  Milan  déclaraient  la  guerre  à  Venise  pour 
leur  propre  compte  et  opéraient  d'utiles  diversions.  Les  craintes 
diminuèrent  donc  à  Ferrare,  mais  les  souffrances  de  la  popula- 
tion devinrent  plus  poignantes  que  jamais,  la  peste  et  la  disette 
ayant  de  nouveau  fait  irruption  avec  une  effroyable  intensité. 
Louis  XI  essaya  une  médiation  que  sa  mort  fit  avorter.  Venise, 
cependant,  commençait  à  se  lasser  d'une  guerre  qui  lui  avait 
déjà  coûté  tant  d'argent  et  tant  d'hommes.  N'était-il  pas  dans 
son  intérêt  de  mettre  des  bornes  h  son  ambition?  Ce  qui  l'in- 
clinait aussi  vers  les  idées  pacifiques,  c'était  l'humanité  avec 
laquelle  Hercule  avait  traité  certains  prisonniers  de  distinction, 
leur  épargnant  l'horreur  des  prisons,  leur  faisant  donner  la 
nourriture  que  l'on  servait  à  sa  propre  table,  et  leur  laissant 
la  faculté  de  recevoir  des  visites.  Gagnés  par  les  intrigues  et 
les  promesses  de  la  République,  Ludovic  le  More  et  le  roi 
Ferdinand  amenèrent  le  duc  de  Ferrare  à  accepter  la  paix  de 
Bagnolo  (7  août  1484),  en  lui  laissant  entrevoir  qu  ils  cesse- 
raient de  le  soutenir  s'il  la  repoussait.  Cette  paix,  qui  avait  été 
conclue  à  l'insu  de  Sixte  IV  avec  une  puissance  excommuniée, 
et  qui  ne  procurait  aucun  avantage  à  Girolamo  Riario,  causa 
au  Pontife  une  telle  surprise,  une  telle  indignation,  qu'il  en 
mourut.  Elle  autorisait  les  Vénitiens  à  garder  la  Polésine  de 
Rovigo.  On  l'annonça  aux  Ferrarais  le  8  septembre,  en  Tab- 

(1)  Liv.  II,  ch.  m. 


80  L'AKT    FERRARAIS. 

sence  du  duc,  qui  ne  voulut  pas  être  témoin  de  Thumiliation 
imposée  à  son  peuple  (1). 

Si  l'on  fait  abstraction  de  la  triste  période  pendant  laquelle 
eut  lieu  la  guerre  avec  Venise,  le  règne  d'Hercule  I"  ne  fut  pas 
moinsbrillant  que  ceux  de  Lionel  et  de  Borso(2).  Que  de  fêtes, 
que  de  spectacles,  quel  déploiement  de  luxe,  quelle  pompe 
dans  les  cérémonies  et  les  réceptions  (3)  !  En  1472,  le  duc 
célébra  le  premier  anniversaire  de  son  avènement  par  une 
messe  solennelle  et  par  une  procession  aussi  imposante  que 
celle  du  Corpus  Domini  :  toutes  les  boutiques  étaient  fermées 
sur  le  passage  de  cette  procession,  au  centre  de  laquelle  mar- 
chaient les  membres  de  la  famille  ducale,  en  riches  habits 
brodés  d'or.  —  Un  des  divertissements  favoris  d'Hercule  fut 
inauguré  l'année  suivante.  Accompagné  d'un  grand  nombre 
de  jeunes  seigneurs  et  de  citoyens  notables  à  pied  et  à  cheval, 
le  duc,  la  veille  et  le  lendemain  de  l'Epiphanie,  parcourait  de 
nuit  la  ville  à  la  lueur  des  torches  et  au  son  des  instruments  ;  le 
cortège  s'arrêtait  devant  les  maisons  des  personnes  bien  dis- 
posées qui  offraient  des  poulets,  des  faisans,  des  perdrix,  des 
cailles,  des  fromages,  des  confitures,  des  tourtes,  des  jambons, 
des  fruits,  du  vin,  et  jusqu'à  des  veaux  et  des  bœufs  vivants  (4). 
Ces  vivres  étaient  chargés  sur  des  mulets  et  des  charrettes  ;  une 
partie  était  consommée  en  festins  par  les  compagnons  du 
prince,  une  autre  partie  était  distribuée  à  leurs  amis,  et  les  pau- 
vres recevaient  le  reste.  —  Les  tournois,  les  joutes,  les  courses 
de  chevaux,  d'ànes,  de  bœufs,  de  femmes  et  d'enfants  ani- 

(1)  Fnizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  115-152.  —  Sismoxdi, 
Histoire  des  re'public/ues  italiennes  du  moyen  âge.  Paris,  1840,  t.  VII,  ch.  vu. 

(2)  De  toutes  parts,  Hercule  reçut  des  témoigna{jes  de  haute  estime.  Le  roi  de 
Naples  Ferdinand  lui  conféra  l'ordre  d'Arminio  récemment  institué.  Edouard  IV, 
roi  d'Angleterre,  lui  envoya  l'ordre  de  la  Jarretière. 

(3)  Les  princes  italiens,  en  se  conviant  à  la  cour  les  uns  des  autres,  n'avaient 
pas  seulement  en   vue  d'agréables  passe-temps.    Ils  profitaient  de   ces   réunions 

«  pour  se  connaître,  s'épier,  concerter  leurs  ambitions,  se  tendre  des  pièges, 
projeter  des  mariages,  préparer  des  ligues,  conclure  des  enrôlements,  demander 
et  offrir  des  services,  stipuler  des  avantages  et  prendre  des  mesures  de  préserva- 
tion » .  (Isidore  DEL  Luxco,  L'Orfeo  del  Poliziano  alla  coj-le  di  Mantora,  dans  la 
J!fuova  Antolofjia,  vol.  XXVIII,  série  II,  15  août  1881,  p.  545.) 

(4)  On  appelait  cela  :    «  andare  alla  ventinâ  »  . 


LIVRE    PREMIER.  81 

mèrent  aussi  fort  souvent  soit  les  rues  de  la  capitale  des  Este, 
soit  le  parc  de  Belfiore  (1).  A  ces  délassements  s'ajoutait  celui 
de  la  chasse.  Le  duc  possédait  une  meute  très  considérable. 
En  1476,  il  chassale  sanglier  à  Raccano.  Au  printemps  de  1  485, 
en  revenant  des  bains  de  Montferrat,  il  amena  le  marquis  de 
Mantoue  à  Ferrare  et  multiplia  pendant  un  mois  les  chasses 
et  les  tournois  en  l'honneur  de  son  hôte.  —  Quand  Béatrice, 
sœur  de  la  duchesse  Éléonore,  se  rendit  en  Hongrie  pour 
épouser  Mathias  Corvin,  elle  arriva  à  Ferrare  (10  octobre  1476) 
avec  un  nombreux  cortège  de  Napolitains  et  de  Hongrois,  et 
ce  fut  au  son  des  fifres  et  des  trompettes  qu'elle  fit  son  entrée. 
Aux  festins  furent  entremêlées  des  danses  hongroises  qui  ob- 
tinrent le  plus  grand  succès  à  la  cour.  Béatrice  repassa  en  1501 
h  Ferrare,  mais  il  n'était  plus  question  de  réjouissances  :  elle 
avait  perdu  son  mari  et  elle  regagnait  Naples,  où  elle  voulait 
finir  ses  jours.  —  Hercule  accueillit  également  de  son  mieux, 
en  1493,  Ludovic  le  More  (2)  et  sa  femme,  bientôt  suivis  du 
marquis  et  de  la  marquise  de  Mantoue,  et  il  leur  prodigua  les 
divertissements  alors  en  usage,  tels  quejoutes,  danses,  banquets 
et  spectacles. 

Comme  ses  prédécesseurs.  Hercule  I"  tint  aussi  à  honneur 
d'offrir  aux  victimes  des  révolutions  accomplies  dans  les  pays 
voisins  un  asile  sûr  auprès  de  lui,  C'est  ce  que  constatèrent  à 
leur  profit  Carlo  Manfredi  de  Faënza,  détrôné  en  147  7  par  son 
fz^ère  Galeotto,  qu'avaient  soutenu  Venise  et  Florence,  et 
Ercole  Varano  de  Camerino.  Ce  dernier,  dont  la  famille  fut  en 
partie  décimée  par  César  Borgia  et  qui  parvint,  en  fuyant,  à 
sauver  sa  vie,  se  fixa  à  Ferrare  en  1502.  Fils  de  Ridolfo  da 
Camerino  et  de  Camilla,  une  des  filles  de  Nicolas  III,  Ercole 
Varano  était  le  neveu  d'Hercule  I",  duc  de  Ferrare. 

Tout  en  s'occupant  de  ses  plaisirs  et  en  se  donnant  un  renom 
de  magnificence  auprès  des  princes  étrangers,  Hercule  I"  ne 

(1)  Des  jeux  de  cette  sorte  tarent  organisés  en  1498,  pendant  qu'à  Florence 
Savonarole,  un  des  plus  nobles  enfants  de  Ferrare,  expirait  en  martyr. 

(2)  Ludovic  le  More,  qui  allait  bientôt  appeler  (Charles  VIII  en  Italie  et  qui 
venait  de  conclure  une  ligue  avec  Venise  et  Alexandre  VI,  voulait  faire  entrer 
liercjle  dans  cette  ligue.  Voilà  pourquoi  il  avait  entrepris  un  voyage  à  Ferrare. 

I-  6 


82  L'ART    FERRARAIS. 

négligea  pas  les  travaux  utiles  à  son  peuple.  Le  dessèchement 
des  marais,  notamment  dans  la  Polésine  de  Ferrare  ou  de 
Saint-Jean-Baptiste,  fut  poursuivi  avec  persévérance,  au  grand 
avantage  de  l'agriculture  et  de  la  salubrité,  et  une  liberté  plus 
étendue  fut  laissée  au  commerce,  ce  qui  contribua  à  l'accrois 
sèment  du  bien-être  général  et  de  la  richesse  publique.  Un 
autre  bienfait  fut  la  construction  d  une  prison  pour  dettes  : 
les  débiteurs  cessèrent  dès  lors  d'être  confondus  avec  les  cri- 
minels. 

Par  le  mariage  de  ses  enfants,  Hercule  s'efforça  de  se  con- 
cilier des  voisins  qui  auraient  pu  être  menaçants  et  de  s'at- 
tacher les  cours  de  Bologne,  de  Mantoue  et  de  Milan. 

Il  accorda  Lucrezia,  sa  fdle  naturelle,  qu'il  avait  eue  de 
Lodovica  Condolmieri,  à  Annibale,  fds  de  Giovanni  Benti- 
vogiio,  et  lui  assura  une  dot  de  dix  mille  ducats.  Décidée 
le  29  mars  1478,  cette  union  ne  fut  réalisée  que  le  25  jan- 
vier 1487  (1)  ;  ce  fut  Francesco  Fiancia  qui  fit  la  vaisselle  d'ar- 
gent dont  on  se  servit  le  jour  des  noces  (2).  Il  livra  aussi  en 
cette  occasion  des  tasses  enrichies  de  pierres  précieuses  et  des 
lampadaires  d'argent  sur  lesquels  on  voyait  des  feuillages  et 
des  fleurs.  Afin  de  rehausser  l'éclat  d'un  tournoi,  il  peignit 
sur  des  targes  des  emblèmes  et  des  figures  (3). 

Isabelle  d'Esté,  fille  légitime  d'Hercule  I"  et  d'Éléonore 
d'Aragon,  était  née  le  18  mai  1474.  Elle  fut  promise  le 
28  mai  1480  à  Jean-François  II,  fils  de  Frédéric  I"  de  Gon- 
zague,  marquis  de  Mantoue.  François,  né  en  14G6,  avait 
succédé  à  son  père  depuis  six  ans,  quand  elle  l'épousa  (fé- 
vrier 1490).  Elle  lui  apporta  une  dot  de  quinze  mille  ducats 
en  argent  et  de  trois  mille  ducats  en  objets  précieux.  A  Toc- 
casion  de  ce  mariage,  des  fêtes  brillantes  eurent  lieu  à  Ferrare, 
et  une  comédie  fut  représentée.   En  outre,   un  repas  somp- 

(1)  Lucrezia  mourut  à  Ferrare,  en  1516  selon  les  uns,  en  1518  selon  les 
autres. 

(2)  Salimbeni,  Epitulaniio  nulle  pompe  nuùali  di  Annibulc  Bentivo(jlw. 
Bologna,  1487. 

1^3)  Ad.  Vexturi,  Lu  pittiira  bolot/iiese  nel  secolo  A'F,  clans  VAichivw  stoiico 
cleir  arte,  juillet-aoïit  1890,  p.  294. 


LIVRE    PREMIER.  83 

tueux  rassembla  les  illustres  convives  autour  d'une  table  sur 
laquelle  le  service  était  entremêlé  de  deux  cent  cinquante 
banderoles  peintes  par  Giovanni  Bianchini,  surnommé  Trullo, 
qui  reçut  soixante-cinq  lire  pour  ce  travail.  Hercule  donna  à 
sa  fille  un  carrosse  doré,  tendu  de  drap  d'or,  et  quatre  che- 
vaux. Un  bucentaure  doré  et  magnifiquement  aménagé,  qu'ac- 
compagnèrent quatre  autres  bucentaures  et  cinquante  et  un 
navires,  la  conduisit  dans  sa  capitale,  où  l'attendaient  de  nou- 
velles fêtes  (1).  Parmi  les  objets  qu'elle  emportait  se  trou- 
vaient un  coffre  de  mariage  qu'avait  peint  Giovanni  Arelusi, 
dit  Munari,  artiste  de  Modène,  un  petit  office  que  Galeazzo 
Trotti  avait  fait  couvrir  d'ornements  en  argent  par  maître 
Lachi,  orfèvre  milanais,  et  un  petit  tableau  en  argent,  œuvre 
dont  Fra  Rocco  de  Milan  était  l'auteur  et  qui  avait  coûté  six 
cents  ducats.  Isabelle  d'Esté  avait  eu  pour  précepteur  Maria 
Equicola  d'Alveto,  qui  écrivit  une  Histoire  de  Mantoiie  publiée 
à  Ferrare  en  1521  et  un  traité  Délia  natura  cCamore  (1525). 
Très  distinguée  d'esprit,  elle  s'entoura  de  lettrés  et  manifesta 
un  goût  délicat  pour  les  arts.  Les  artistes  ferrarais  eurent  en 
elle  une  dévouée  protectrice  (2). 

Deux  autres  mariages,  l'année  suivante,  établirent  des  rap- 
ports intimes  entre  les  cours  de  Ferrare  et  de  Milan  (3),  celui 


(1)  Voyez,  dans  la  Gazette  des  Beaux-Atls  (janvier,  mars,  mai  et  août  1895, 
mars  et  avril  1896),  les  articles  de  M.  Charles  Yriarte  sur  Isabelle  d'Esté  et  les 
artistes  de  son  temps. 

(2)  Nous  parlerons  spécialement  d'elle  à  propos  de  Lorenzo  Costa  (liv.  IV, 
eh.  i). 

(3)  Les  bonnes  relations,  avec  des  intermittences,  avaient  été  inaujjurces  depuis 
lonfjtemps.  On  se  rappelle  que  Philippe-Marie  Visconti  contia  le  youvernenient 
de  ses  Etats  au  marquis  d'Esté  Nicolas  III,  l'année  même  où  mourut  ce  prince. 
Béatrice,  fille  naturelle  de  Nicolas  III,  veuve  de  Niccolô  di  Gherardi  da  Cor- 
re{;^;io  et  mère  d'un  autre  Niccolô  da  Corrcjjgio  dont  Pastorino  a  fait  la  médaille, 
épousa  Tristano  Sforza  en  1454.  Quant  à  Hercule  V",  il  aida  Bone  de  Savoie, 
mère  et  tutrice  de  Jean  Galéas,  à  recouvrer  Gènes  qui  s'était  révoltée  (1477),  ce 
qui  ne  l'empêcha  pas  d  héberjjer  la  même  année  dans  le  palais  de  Schifanoia  les 
trois  oncles  de  Jean  Galéas  que  Bone  avait  exilés  pour  avoir  fonienté  des  troubles. 
Bone,  de  son  côté,  s'efforça   de  se  concilier  Hercule  en  lui  donnant  à  Milan  le 

I  palais  de  Sanseverino  (1478).  Plusieurs  échanges  de  portraits  cimentèrent  les  i 
rapports  entre  les  deux  cours,  comme  on  le  verra  notamment  quand  il  sera 
question  de  Niccolô  Teutonicus,  de  Cosimo  Tura  et  de  Baldassare  d'Esté. 


SV  L'AllT    FERRARAIS. 

de  Beatrix  d'Esté  avec  Ludovic  le  More,  alors  duc  de  Bari,  et 
celui  d'Alphonse  avec  Anna  Sforza,  sœur  du  duc  de  Milan 
Jean  Galéas  (1). 

Beairix,  fille  d'Hercule  I"  et  d'Éléonore  d'Aragon,  naquit  à 
Naples  le  29  juin  1475  et  y  resta  jusqu'à  l'âge  de  cinq  ans. 
C'est  à  Naples,  par  l'intervention  du  Roi  dont  Ludovic  le  More, 
alors  duc  de  Bari,  avait  sollicite  les  bons  offices,  que  fut  conclu 
le  projet  d'union  entre  Beatrix  et  le  futur  duc  de  Milan.  En 
1489  on  jugea  que  le  moment  propice  pour  le  réaliser  appro- 
chait, et  le  10  mai  Giacomo  Trotti  signa  au  nom  d'Hercule  l" 
les  conventions  matrimoniales.  Le  mariage  devait  être  con- 
sommé à  Pavie  en  1491.  Ludovic  le  More,  le  12  avril  1490, 
donna  ses  instructions  à  Francesco  Casati,  chargé  de  conduire 
Beatrix  à  Milan.  Casati  devait  se  concerter  avec  le  duc  de  Fer- 
rare  sur  le  moment  du  départ,  exprimer  à  Hercule  et  à  Éléo- 
nore  d'Aragon  les  sentiments  de  respect  et  d'affection  de  son 
maître  envers  eux,  assurer  à  la  jeune  princesse  combien  le  duc 
de  Bari  l'aimait  et  désirait  d'être  uni  à  elle.  Il  avait  aussi  pour 
mission  de  régler  la  question  de  la  dot,  de  spécifier  l'entourage 
de  Beatrix,  de  s'entendre  sur  les  vêtements  et  les  joyaux 
qu'elle  emporterait  (2).  Dès  que  l'époque  du  voyage  fut 
arrêtée,  on  prit  des  mesures  pour  que  la  duchesse  et  sa  fille, 
avec  leur  suite,  trouvassent  sur  leur  passage,  entre  Ferrare  et 
Milan,  des  vivres  de  toute  sorte  et  des  logements  dignes 
d'elles.  Les  illustres  voyageuses,  qu'accompagnaient  Isabelle, 
marquise  de  Mantoue,  Alphonse  d'Esté  et  Sigismond,  frère 
d'Hercule  I",  arrivèrent  par  eau  à  Pavie,  où  le  mariage  fut 
célébré  en  grande  pompe,  le  17  janvier  1491  (3).  Le  22  jan- 

(1)  Giulio  PORRO,  Nozze  di  Béatrice  d'Esté  e  di  Anna  Sforza,  dans  V Archivio 
storico  lombardo,  année  IX,  fasc.  III,  30  septembre  1882. 

(2)  Au  nombre  de  ces  objets  fijjiira  un  coffre  de  mariajje  décoré  par  le  peintre 
de  Modène  Giovanni  Aretusi,  dit  Munari,  qui  avait  peint  un  coffre  analogue, 
nous  l'avons  vu,  pour  Isabelle  d'Esté. 

(3)  Ce  mariage  devait  avoir  pour  l'Italie  des  conséquences  fatales.  L  altière  et 
jalouse  Beatrix  entra  bientôt  en  hostilité  avec  Isabelle  d'Aragon,  mariée  au  jeune 
duc  Jean  Galéas  en  février  1489.  Ludovic  le  More,  il  est  vrai,  dirigeait  en  fait  le 
gouvernement,  et  il  faisait  graver  sur  les  monnaies  :  «  Ludovico  patriio  guber- 
nanie  »  ;'mais  sa  femme  souffrait  de  voir  la  vraie  duchesse  de  Milan  occuper  en 


LIVRE   PREMIER.  85 

vier,  on  se  transporta  à  Milan,  afin  d'assister  au  mariage 
à' Alphonse  d'Esté  (1)  avec  Anna  Sforza, 

La  cérémonie  eut  lieu  le  :23  janvier,  avec  une  messe  solen- 
nelle, et  se  passa  en  famille,  mais  elle  fut  renouvelée  le  len- 
demain en  public.  Le  26,  le  27  et  le  28,  un  grand  nombre  de 
seigneurs  et  de  vaillants  cbampions,  vêtus  de  satin,  de  ve- 
lours, de  damas,  de  brocart,  mais  protégés  par  des  armures 
et  des  casques,  prirent  part  à  des  tournois  demeurés  célèbres. 
Jean  Galéas  y  avait  invité,  entre  autres  personnages,  Galeotto 
Pic,  seigneur  de  la  Mirandole,  Niccolo  da  Correggio,  les  Gon- 
zague,  Giberto  Borromeo,  Renato  Trivulzio,  Annibale  Benti- 
voglio,  et  plusieurs  évêques.  Lui-même,  dans  une  lettre  du 
28  janvier  1491,  rend  compte  de  ce  qui  se  passa.  Jamais  on 
n'avait  rompu  tant  de  lances,  ni  vu  des  lances  d'une  telle  gros- 
seur. Des  prix  de  brocart  d'or  étaient  réservés  aux  vainqueurs. 
Galéas  remporta  le  premier  prix;  le  second  prix  fut  gagné  par 
Mariolo  Guiscbardo,  chambellan  et  élève  de  Ludovic  le  More, 
et  par  Jacomo,  élève  de  Galéas.  Annibale  Bentivoglio  jouta, 
non  comme  un  jeune  homme,  mais  comme  un  vétéran  con- 
sommé :  cependant  la  fortune  ne  le  favorisa  pas;  après  un 
heureux  début,  il  se  blessa  à  la  main,  ce  qui  fut  pour  lui  une 
cause  d'infériorité.  II  recueillit  néanmoins  autant  de  gloire  que 
s'il  avait  été  victorieux.  — A  ces  tournois  s'ajouta  un  bal  dans 
une  grande  salle  du  Castello,  dont  le  plafond  bleu  était  parsemé 
d'étoiles  d'or;  les  murailles  étaient  couvertes  de  toiles  peintes 

pu!>lic  le  premier  rang,  et  elle  encouragea  le  régent  dans  les  voies  do  la  violence. 
Pendant  qu'Isabelle  invoquait  la  protection  de  son  frère  Alphonse,  Ludovic  le 
More  excita  le  roi  de  France  Charles  VIII  à  descendre  en  Italie  et  à  chasser  du 
royaume  de  Naples  les  Aragonais.  Relégué  au  château  de  Pavie  dès  qu'il  eut 
vingt  et  un  ans,  Jean  Galéas  y  mourut,  peut-être  empoisonné  (1494).  Quant  à 
Beatrix,  elle  mourut  en  couches  le  2  janvier  1497.  (A.  Dika,  Lodovico  Sforza  e 
Giovan  Galeazzo  Sforza  nel  canzoniere  di  Beriutrdo  Bellincione,  dans  VArcliivio 
storico  lombardo,  31  déceinljre  1884.) 

(1)  Alphonse  naquit  le  21  juillet  1476  dans  le  palais  de  Schifanoia.  Filleul  de 
la  République  de  Venise  et  de  la  République  de  Florence,  il  fut  baptisé  dans  la 
cathédrale  de  Ferrare.  Dès  le  20  mai  1477,  son  mariage  avec  Anna  Sforza  fut 
décidé,  et  le  14  juillet  les  ambassadeurs  milanais  vinrent  ratifier  les  conventions 
en  présence  d'Alphonse,  porté  sur  les  bras  de  Manuele  Rellaîa,  gentilhomme 
attaché  à  sa  personne.  Les  clauses  du  contrat  furent  signées  en  1490. 


86  L'ART    FERRARAIS. 

sur  lesquelles  étaient  représentés  les  actes  mémorables  et  les 
victoires  de  François  Sforza;  à  Tun  des  bouts  delà  salle,  on 
voyait,  en  outre,  l'image  de  François  Sforza  sous  un  arc  de 
triomphe. 

Le  29  janvier,  une  lettre  officielle  prévint  les  religieux  de 
la  Chartreuse  de  Pavie  qu'Éléonore  d'Aragon,  en  regagnant 
Ferrare,  visiterait  leur  monastère,  ^  une  des  choses  les  plus 
curieuses  du  duché  de  Milan  >'  .  On  les  avertissait  aussi  que  la 
femme  d'Hercule  V  aurait  avec  elle  quatre  cents  chevaux,  et 
on  engageait  les  moines  à  se  procurer  force  lamproies  afin  de 
préparer  un  repas  honorable.  Enfin  on  ajoutait  qu'aucune 
excuse  pour  ne  pas  recevoir  cette  visite  ne  serait  admise.  Le 
prieur,  cependant,  répondit  qu'il  lui  était  impossible,  sans 
l'autorisation  du  Pape,  d'admettre  des  femmes  dans  les 
cloîtres;  mais  le  duc  de  Milan  fit  écrire  que,  vu  les  circon- 
stances qui  ne  lui  laissaient  pas  le  temps  de  se  procurer  une 
dispense,  il  assumait  toute  la  responsabilité,  et  que  si  les  Char- 
treux désiraient  lui  être  agréables,  ils  devaient  montrer  leur 
couvent  à  la  duchesse  Éléonore  (1). 

Anna  Sforza  (2),  avec  son  mari,  quitta  Milan  le  1"  février 
en  compagnie  d'Éléonore  d'Aragon,  sa  belle-mère,  du  mar- 
quis Ermes  Maria  Sforza,  frère  du  duc  de  Milan,  de  Giovanni 
Francesco  Sanseverino,  comte  de  Cajazzo,  son  cousin,  et  d'en- 
viron deux  cents  gentilshommes  et  courtisans.  Elle  passa  par 
Binasco,  Pavie,  Plaisance,  Crémone,  naviguant  sur  le  Pô  dans 
un  riche  bucentaure,  et  arriva  le  1 1  au  lieu  du  débarquement, 
près  de  Ferrare  (3),  où  Hercule  I"  l'attendait  avec  une  suite 
imposante.  Dans  la  matinée  du  12,  elle  fit  à  cheval,  sous  un 
baldaquin,  son  entrée  dans  la  ville,  et  traversa  quatre  arcs  de 


(1)  On  lit  dans  les  Memorie  inédite  sulla  Certosa  di  Pavia  [Archivio  storico 
lombardo  de  1879,  année  VI"!  :  «  Vanno  1490  alli  6  febraro  vene  al  Monasteio 
la  moglic  del  Duca  di  Ferrara,  et  Marchcsa  di  Mantoa,  et  fratello,  et  sOrella  del 
diica  di  Milaiio  con  400  cavalli,  et  altre  peisone,  al  numéro  de  800,  et  si  fece 
spcsa  de  L.  400  in  tutto,  in  confetture,  pesce  et  malvasia.  » 

(2)  Aucun  portrait  ne  nous  a  conservé  ses  traits. 

(3)  Le  Pô  était  i>,elc.  Les  re{;istres  de  dépenses  mentionnent  le  payement  fait 
aux  ouvriers  qui  travaillèrent  pendant  plusieurs  jours  à  rompre  la  jjlace. 


LIVRE   PREMIER,  87 

triomphe  qu'avait  disposés  Farchitecte  Biagio  Rossetii.  On  y 
voyait  représentés  le  char  du  soleil  traîné  par  deux  chevaux 
fougueux  (1),  Cupidon  monté  sur  un  char  (2),  deux  géants 
dorés  entre  lesquels  se  tenait  un  cheval  cuirassé  (3),  Mercure, 
Jupiter,  Vénus  et  Mars,  avec  des  inscriptions  (4).  Outre  les 
membres  de  la  famille  d'Esté  et  de  la  famille  Sforza,  il  y  avait 
là  le  marquis  et  la  marquise  de  Mantoue,  Giovanni  Benti- 
voglio  et  sa  femme,  Blanche  d'Esté,  femme  de  Galeotto  Pic  de 
la  Mirandole,  le  résident  milanais  Antonio  Balbiano,  les  am- 
bassadeurs de  Florence,  de  Lucques,  de  Venise  et  de  Naples, 
venus  tout  exprès  pour  féliciter  les  nouveaux  époux,  et  une 
foule  de  seigneurs  et  de  dames  des  diverses  villes  du  territoire 
ferrarais  et  du  reste  de  l'Italie (5).  Les  ambassadeurs  vénitiens 
Zaccaria  Barbaro  et  Francesco  Gapello  n'avaient  pas  amené 
moins  de  cent  cinquante  chevaux.  Anna  Sforza  fut  reçue  à  la 
porte  du  château  par  la  duchesse  et  conduite  dans  son  appar- 
tement. En  écrivant  au  duc  de  Milan,  leur  frère  et  leur  cousin, 
Ermes  Maria  Sforza  et  Giovanni  Francesco  Sanseverino  ont 
retracé  l'emploi  du  jour  suivant.  Le  matin,  dans  la  chapelle 
privée,  messe  dite  par  l'évèque  avec  accompagnement  d'orgue 
et  de  chant.  Dans  l'après-midi,  bal  suivi  de  la  représentation 
des  Ménechmes  de  Plante  (6).  Pour  cette  représentation,  sur 
laquelle  nous  reviendrons,  A7co/ef/o  del  Cogo,  ainsi  nommé  parce 
qu'il  était  fils  d'un  cuisinier,  peignit  les  décors  et  un  navire 

(1)  Cet  arc  de  triomphe  se  trouvait  près  du  palais  de  Schifanoia. 

(2)  C'est  dans  le  voisinage  de   l'é.jjlise   de  Saint-François  (ju'on   avait  érifjé  cet 
arc  de  triomphe. 

(3)  Cet   arc   de    triomphe  avait  été  construit   entre  la   cathédrale  et    le   palais 
ducal. 

(4)  Francesco  Magagnolo,  que  Cesare  Cesariano,  dans  ^es   Commentaires  sur 
Vitruve,  mettait  au  niveau  de  Piero  délia  Francesca  et  de  Melozzo  da  Forli,  prit 

part,  avec  Bartolomeo  Gavella  et  plusieurs  autres  artistes,  à  la  décoration  de  ces 
arcs  et  à  quelques  autres  travaux  d'ornementation  pour  la  même  circonstance. 
Romano  de'  Bonacossi  fut  chargé  de  décorer  l'arc  de  triomphe  surmonté  d'une 
Vénus.  (G.  Campoui,  I  pittori  clec/li  Estensi  nel  secolo  XV,  p.  55-56.  —  A.  Vex- 
TURi,  L'arte  ferrarese  nel  periodo  d'Ercole  I  d'Esté,  p.  75.^ 

(5)  L'affluencc  fut  si  grande  à  la  cour  que  l'on  consomma  ijuarante-cinq  mille 
cent  onze  livres  de  viande. 

(6)  G...,  Noces  et  comédies  à  la  cour  de  Ferrare  en  février  1491,  dans  V Ar- 
chivio  storico  lombardo ,  année  XI,  1884,  p.  749. 


88  L'ART    FERRARAIS. 

Anna  Sforza  n'arriva  pas  à  Ferrare  sans  un  nombre  consi- 
dérable d'objets  précieux,  renfermés  soit  dans  des  coffres 
décorés  de  reliefs  dorés  ou  de  peintures,  soit  dans  des  coffrets 
d'ivoire  ou  de  cyprès.  Elle  apporta,  entre  autres  choses, 
de  l'arpenterie,  un  petit  tableau  en  argent,  un  missel  romain 
et  un  petit  office  ornés  de  miniatures,  une  toile  sur  laquelle 
était  peinte  une  Vierge  (cette  toile  était  destinée  à  son  ora- 
toire), et  des  tapisseries  représentant  V Ayinoiiciation  et  le 
Portement  de  croix,  h'mventari'o  di  giiadaroba  Estense,  publié 
par  le  marquis  Campori,  mentionne  aussi,  à  l'année  1493, 
un  Saùit  François  placé  dans  l'oratoire  de  la  princesse  Anna. 

Au  point  de  vue  du  commerce  et  des  arts,  les  mariages 
d'Alphonse  et  de  Beatrix  d'Esté  eurent  une  heureuse  in- 
fluence :  ils  amenèrent  de  très  fréquents  rapports  entre  Fer- 
rare  et  Milan  (1).  Mais  les  relations  avaient  commencé  depuis 
longtemps.  En  1480,  Cesare  Valentini ,  ambassadeur  d'Her- 
cule, pressa  l'armurier  Francesco  da  Merate  d'achever  les  tra- 
vaux qui  lui  avaient  été  commandés  et  pour  lesquels  il  avait 
touché  un  acompte  de  cent  ducats.  Vers  la  fin  de  l'année, 
Francesco  apporta  lui-même  des  armes  destinées  à  fortifier  le 
Castello.  Il  fut  si  bien  accueilli,  d'après  les  recommandations 
de  Valentini,  qu'il  s'installa  à  Ferrare.  Dans  les  livres  de 
dépenses,  il  est  qualifié  de  -'  prestante  uomo  »  ,  et  l'on  men- 
tionne qu'il  fut  exempté  des  taxes  habituelles.  Peut-être  resta- 
t-il  toute  l'année  1482  dans  la  capitale  des  Este.  Au  mois 
de  juillet,  il  reçut  de  Lombardie  deux  ballots  d'armes  et  du 
fer  pour  confectionner  d'autres  armes.  —  Pendant  la  guerre 
avec  Venise,  le  duc,  ayant  un  plus  grand  besoin  d'armes, 
s'adressa  de  nouveau  à  Milan,  afin  de  pourvoir  d'ouvriers  sa 
propre  fabrique,  et  un  armurier  milanais  nommé  Biagio  se 
chargea  d'armer  les  troupes  qui  étaient  sous  les  ordres  de 
Niccolô  da  Correggio.  —  Francesco  da  Merate  et  Biagio  ne 
semblent  pas  avoir  fait  œuvre  d'artistes  dans  les  armes  qu'ils 

(J)  Ad.  Ve^ïuri,  Relazioni  artistiche  tra  le  corli  di  Milano  e  Ferrara  nel 
secolo  XV,  dans  VAichivio  storico  lombardo,  année  XII,  fasc.  II,  30  juin  I880. 
A  ce  travail  sont  empruntés  les  détails  que  l'on  va  lire. 


LIVRE    PREMIER.  89 

fabriquèrent.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  Missaglia.  Désirant 
donner  une  armure  exceptionnellement  belle  à  son  gendre, 
venu  à  Milan  en  1497,  c'est  chez  Missaglia  que  Ludovic  le 
More  la  commanda,  en  présence  d'Alphonse  d'Esté  lui-même 
et  de  l'ambassadeur  ferrarais  Antonio  Gostabili. 

Quoique  Ferrare  possédât  des  orfèvres  et  des  joailliers  fort 
habiles,  entre  autres  Amadio  et  ses  fils,  dont  le  duc  et  la  du- 
chesse furent  les  clients  assidus,  la  cour  d'Esté  s'approvisionna 
fréquemment  à  Milan,  et  les  princesses  de  la  maison  régnante 
reçurent  à  tire  de  cadeaux  des  objets  fort  précieux,  exécutés 
dans  cette  ville.  Ludovic  le  More,  de  son  côté,  se  montra  dési- 
reux de  posséder  des  pièces  pareilles  à  celles  qu'Hercule  devait 
à  des  ouvriers  ferrarais (1). 

Sous  Nicolas  III,  Lionel  et  Borso,  l'art  de  la  broderie  avait 
été  en  général  cultivé  à  Ferrare  par  des  brodeurs  milanais. 
Vers  la  fin  du  quinzième  siècle,  il  eut  pour  principal  repré- 
sentant un  Espagnol  nommé  Jurba  ou  Jorha.  Ludovic  le  More 
et  sa  femme  Beatrix  d'Esté  l'attirèrent  auprès  d'eux,  et  le 
14-  mai  1493  il  revint  avec  une  lettre  dans  laquelle  Beatrix  se 
déclarait  très  satisfaite  de  lui.  Il  dessina  alors  les  ornements 
d'une  chambre  pour  Beatrix.  Bientôt  Isabelle  et  Beatrix  se 
disputèrent  la  présence  de  l'habile  brodeur,  qu'elles  voulaient 
avoir  à  leur  service.  Isabelle  lui  offrit  deux  cents  ducats  par 
an.  On  ne  sait  pas  en  faveur  de  qui  Jurba  se  prononça. 

Quoique  la  confection  des  jeux  de  cartes  enluminés  fût  très 
florissante  dans  la  capitale  de  la  Lombardie,  les  jeux  de  cartes 
ferrarais  furent  très  appréciés  à  Milan.  En  1495,  Ludovic  le 
More  écrivit  à  son  beau-père  le  duc  de  Ferrare  pour  le  prier 
de  lui  faire  parvenir  par  retour  du  courrier  douze  paires  de 

(1)  On  peut  se. faire  une  idée  de  la  variété  des  objets  qui  s'accumulaient  dans 
le  palais  des  ducs  de  Ferrare  en  parcourant  les  registres  de  la  maison  d'Esté, 
L'inventaire  de  1494  énunière  des  bijoux,  des  vases,  des  candélabres,  des  cristaux, 
des  gobelets,  des  bassins,  des  verres,  des  bronzes,  des  coupes,  des  croix,  des 
Agnus  Dei,  des  figures  de  saints  en  or  et  en  argent,  de  petits  bas-reliefs,  des  sa- 
lières, des  cuillers  d'argent,  des  miroirs,  des  médailles  et  des  intaillcs,  des  coffrets 
en  ivoire,  des  armoires,  des  caisses,  des  échecs,  de*  targes.  Plusieurs  médailles 
d'argent  avaient  été  offertes  au  duc  par  Monseigneur  d'Adria  et  par  l'audolfo  da 
Pesaro. 


90  L'ART    FERRA  HAIS. 

jeux  de  cartes.  L'année  suivante,  il  se  plaignit  au  cardinal 
Hippolyte  qu'Alphonse,  son  gendre,  ne  lui  eût  pas  procuré  les 
cartes  que  celui-ci  lui  avait  promises,  et  le  cardinal  assura  que, 
à  peine  revenu  à  Ferrare,  il  réparerait  les  négligences  dont  se 
plaignait  le  duc  de  Milan.  Dans  le  même  temps,  Camillo,  frère 
de  l'ambassadeur  Antonio  Costabili,  promit  d'envoyer  à  Milan 
le  maître  qui  faisait  ces  cartes. 

Au  milieu  des  divisions  de  l'Italie,  le  duc  Hercule,  si  cruel- 
lement éprouvé  par  la  guerre  qu'il  avait  soutenue  contre  les 
Vénitiens  et  Sixte  IV,  s'efforça  de  garder  la  neutralité  entre  des 
puissances  dont  la  politique  variait  sans  cesse.  Il  savait  que 
l'allié  de  la  veille  devenait,  au  moindre  souffle  des  événe- 
ments, l'ennemi  du  lendemain.  Ne  pas  se  compromettre,  ne 
pas  se  brouiller  avec  des  solliciteurs  importuns  et  dangereux, 
telle  fut  sa  ligne  de  conduite,  souvent  très  difficile  à  suivre. 
Quand  Ludovic  le  More  sollicita  son  appui  pour  Charles  VIII, 
appelé  par  lui  dans  la  Péninsule,  il  évita  de  se  prononcer,  et, 
lorsque  les  ambassadeurs  du  roi  de  France,  en  quête  d'alliés, 
vinrent  le  trouver  à  Ferrare,  il  les  reçut  avec  froideur.  Toute- 
fois, après  l'arrivée  de  Charles  VIII  (1 494),  il  alla  offrir  au 
monarque  un  pavillon  de  soie  et  d'or.  A  la  nouvelle  que  l'en- 
vahisseur s'était  rendu  maître  du  royaume  de  Naples,  il  fit 
partir  pour  le  féliciter  des  ambassadeurs,  auxquels  il  donna 
ordre  de  rebrousser  chemin  dès  qu'il  eut  appris  la  formation 
d'une  ligue  provoquée  parles  succès  inattendus  de  Charles  VIII 
et  ayant  pour  but  son  expulsion  de  l'Italie  (I).  En  outre,  il 
défendit  k  ses  sujets,  dont  toutes  les  sympathies  étaient  acqui- 
ses à  la  France,  de  se  vêtir  à  la  française,  ainsi  que  de  se  pro- 
noncer pour  ou  contre  les  Français,  «  voulant,  disait-il,  être 
bon  Italien  »  .  Afin  de  mieux  prouver  encore  sa  ferme  résolu- 
tion de  ne  pas  favoriser  un  parti  plus  que  l'autre,  il  laissa  aux 
Vénitiens  comme  aux  Français  le  libre  passage  dans  ses  États, 
et  il  permit  à  son  fils  Ferrante  de  combattre  avec  le  roi  de 

(i)  Cette  ligue  se  composait  de  Ludovic  le  More,  qui  avait  été  l'instigateur  de 
l'invasion,  des  Vénitiens  et  d'Alexandre  VI,  auxquels  l'empereur  Maximilien  et 
le  roi  d'Espagne  promettaient  un  concours  qu'ils  ne  donnèrent  pas. 


LIVRE   PREMIER.  91 

France,  tout  en  autorisant  son  autre  fils  Alphonse  à  servir 
dans  l'armëe  de  la  ligue.  Après  que  Charles  VIII,  parti  préci- 
pitamment de  Naples,  se  fut  assuré  par  la  bataille  de  Fornoue  -^  llf^S' 
la  possibilité  de  regagner  la  France,  il  ménagea  un  traité  entre 
Ludovic  le  More  et  le  Roi,  que  les  troupes  italiennes  tenaient 
l^^o      assiégé  à  Yerceil  et  qu'il  accompagna  jusqu'à  Lyon. 

En  nommant  Charles  VIII,  on  songe  tout  naturellement  à 
Savonarole  qui  le  regarda  comme  envoyé  de  Dieu  pour  châtier 
l'Italie  et  provoquer  la  rénovation  de  l'Église,  et  l'on  est 
amené  à  se  demander  quelle  fut  la  nature  des  rapports  entre 
l'illustre  Dominicain  et  le  duc  de  Ferrare.  Hercule  I"  ne  pou- 
vait oublier  que  Savonarole  était  le  petit-fils  d'un  médecin, 
d'un  lettré,  qui  avait  joui  à  la  cour  d'Esté  d'une  haute  et  légi- 
time faveur.  Il  était  fier  de  la  popularité  du  moine  ferrarais 
parmi  les  Florentins  et  subissait  à  distance  l'ascendant  d'un 
grand  esprit  que  recommandait  une  éminente  vertu.  Quant  à 
Savonarole,  il  gardait  pour  sa  patrie  d'origine  un  souvenir 
filial  (1),  tout  en  consacrant  sa  vie  à  sa  patrie  d'adoption,  et, 
tandis  que  les  autres  princes  de  l'Italie  étaient  l'objet  de  ses 
sévères  admonestations,  le  souverain  de  Ferrare  était  traité 
par  lui  avec  ménagement,  avec  déférence.  L'ambassadeur 
d'Hercule  I"àFlorence,  ^lanfredo  de'  Manfredi,  était,  du  reste, 
un  intermédiaire  bienveillant,  qui  entretenait  chez  son  maître 
les  bonnes  dispositions  à  l'égard  du  prieur  de  Saint-Marc. 
«  Notre  Frère  Savonarole,  écrivait-il,  est  révéré  comme  un 
saint,  et,  en  vérité,  ce  sont  ses  bonnes  œuvres  qui  lui  procu- 
rent tant  de  crédit  dans  la  ville...  Il  ne  tend  qu'au  bien  géné- 
ral, ne  cherche  qu'à  établir  l'union  et  la  paix.  »  Un  autre 
ambassadeur  de  la  maison  d'Esté,  Pandolfo  Collenuccio,  ne 
rendait  pas  moins  bon  témoignage  de  Savonarole  dans  une 
lettre  adressée  au  duc  :    «  Je  me  suis  réjoui  et  je  me  réjouis 

(1)  Il  entretint  un  commerce  épistolairc  non  seulement  avec  sa  mère,  son 
frère  Albert,  médecin  à  Ferrare,  et  sa  sœur  Beatrix;  mais  on  a  de  lui  des  lettres 
adressées  à  deux  jeunes  Fcrraraises  qui  voulaient  se  faire  rcli{;icuses,  à  Maria 
Angela  Sforza  d'Esté,  à  Lodovico  Pittorio,  secrétaire  d'Hercule  I",  à  Lodovico 
Carri,  médecin  de  la  cour,  auquel  il  offrit  un  exemplaire  du  Compciidio  délie 
rivelazioni,  et  à  messire  Bertrand  de  Ferrare,  protonotaire  apostolique. 


92  L'ART    FERRARAIS. 

toujours  d'avoir  vu  notre  Fra  Hieronymo  da  Ferrara,  homme 
vraiment  divin,  qui  apparaît  plus  grand  encore  quand  on  se 
trouve  en  sa  présence  que  quand  on  lit  ses  écrits.  Nous  avons 
longtemps  parlé  ensemble.  »  Par  Manfredo,  qui  avait  de  longs 
et  fréquents  entretiens  avec  Savonarole  (1),  Hercule  I"  fut 
exactement  informé  de  tous  les  incidents  qui  marquèrent 
l'existence  agitée  du  religieux  mêlé  aux  graves  événements 
dont  Florence  fut  alors  le  théâtre.  Il  était  persuadé  de  la  puis- 
sance du  Frère  auprès  de  Dieu,  implorait  ses  prières,  deman- 
dait ses  avis  sur  la  situation  de  l'Italie  en  général  et  sur  celle 
de  Ferrare  en  particulier,  ainsi  que  sur  la  conduite  à  tenir  dans 
certaines  conjonctures  critiques,  louait  la  prudence  et  la  cha- 
rité des  conseils  reçus,  et  prodiguait  au  religieux  non  seule- 
ment les  assurances  d'affection,  mais  les  promesses  de  bons 
offices.  Il  alla  même,  se  conformant  aux  recommandations  du 
moine  réformateur,  jusqu'à  prendre  des  mesuies  pour  extirper 
les  vices  à  Ferrare  et  pour  inspirer  à  ses  sujets  le  désir  d'une 
vie  sincèrement  chrétienne  (2).  Savonarole,  de  son  côté,  ne  • 
négligeait  aucune  occasion  d'être  agréable  au  duc.  Il  fit  tirer 
sur  papier  de  choix,  en  l'honneur  d'Hercule  I",  un  exemplaire 
d'un  de  ses  recueils  de  sermons.  Le  :20  août  1495,  il  remit  à 
Manfredi,  afin  que  celui-ci  l'envoyât  au  prince,  le  Compendio 
délie  rivelaziom,  et  reçut  du  destinataire  ces  lignes  flatteuses  : 
«  En  lisant  le  petit  livre  que  vous  nous  avez  envoyé,  nous 
avons  éprouvé  une  telle  satisfaction,  un  tel  plaisir,  que  rien 
n'aurait  pu  nous  en  procurer  davantage,  tant  il  est  composé 
avec  ordre  et  avec  grâce.  Nous  vous  en  remercions  vivement 
et  nous  vous  en  sommes  très  obligé.  Vous  n'avez  pas  besoin  de 
vous  excuser  d'avoir  tardé  à  nous  le  faire  parvenir,  car  il  est 
si  bon,  si  excellent,  qu'il  dédommage  aisément  de  tout  retard. 
Nous  vous  demandons  instamment  de  vouloir  prier  Notre  Sei- 
gneur Dieu  pour  nous  et  pour  la  patrie,  afin  que,  grâce  à  vos 

(1)  Antonio    Cappelli,    Fra    Girolamo   Savonarola    e    notizie    intorno    il   suo 
tempo.  Modène,  1869. 

(2)  Voyez  la  belle  lettre  écrite  par  Savonarole  à  Hercule  I"  le  27  avril  1496, 
dans  la  nouvelle  édition  du  Savonarole  de  M.  Villari  (1887},  t.  II,  p.  clix. 


LIVRE   PREMIER.  93 

saintes  oraisons,  dans  lesquelles  nous  mettons  nos  meilleures 
espérances,  et  grâce  aux  efforts  que  nous  avons  faits  et  que 
nous  ferons  en  vue  d'honorer  Dieu,  nos  intérêts  et  ceux  de  la 
patrie  soient  sauvegardés  et  demeurent  sous  la  protection  de 
la  majesté  divine.  "  Deux  mois  plus  tard,  Hercule  reçut  le 
même  opuscule  en  latin  et  ne  témoigna  pas  un  moindre  con- 
tentement. «  Nous  le  lirons,  écrivit-il,  avec  autant  d'attention 
que  dans  l'édition  italienne,  car  toutes  vos  œuvres  nous  sont 
agréables.  Nous  vous  remercions  donc  sincèrement  de  ce  petit 
livre  et  de  l'affection  que  vous  avez  pour  nous.  Nous  nous 
offrons  à  faire  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  "  Le  10  janvier  1  496, 
Savonarole  adressa  au  duc  un  nouvel  ouvrage,  en  l'accompa- 
gnant d'une  lettre  qui  témoigne  à  la  fois  de  la  confiance  que 
lui  inspirait  Hercule  1"  et  du  désir  de  lui  être  utile  au  point  de 
vue  spirituel  :  *  J'envoie  à  Votre  Excellence  le  présent  livre 
sur  la  Simplicité  de  la  vie  chrétienne,  quoiqu'il  ne  soit  pas  entiè- 
rement achevé.  Je  souhaite  si  ardemment  de  vous  voir  vivre 
en  parfait  chrétien,  que  je  ne  m'inquiète  pas  de  rechercher  les 
éloges...  Vous  m'obligerez  beaucoup  en  chargeant  maître 
Lodovico  Carri  de  me  communiquer  les  critiques  dont  mon 
ouvrage  aura  été  l'objet,  afin  que  je  puisse  y  faire  droit.  Nous 
touchons  maintenant  aux  tribulations  qui  doivent  s'appesantir 
sur  l'Italie...  J'exhorte  donc  Votre  Excellence  à  s'appliquer 
aux  choses  divines,  parce  que  Dieu  est  notre  unique  refuge, 
et  principalement  à  bannir  les  méchants  de  votre  ville,  à  con- 
fier les  charges  et  le  pouvoir  aux  gens  de  bien,  et  à  les  enlever 
aux  pervers  et  aux  infâmes  qui  provoquent  hautement  la 
colère  du  Ciel  (1).  " 

Le  traité  sur  la  Simplicité  de  la  vie  chrétienne  ne  fut  pas  le 
dernier  hommage  de  Savonarole  à  Hercule  P".  Le  fameux 
Carême  de  1495,  imprimé  à  Florence,  parut  le  8  février  1-496 
avec  une  dédicace  au  duc  de  Ferrare,  et,  le  20  mai  1497, 
le  prieur  de  Saint-Marc  fit  remettre  à  celui-ci  VEpistola  conso- 
latoria  a  tutti  gli  eletti  di  Dio    e  fedeli  cristiani,  écrite   quand 

(1)  Voyez  la  lettre  entière  dans  les  OEuvres  spirituelles  e/ioisies  de  Savona- 
role, traduites  par  le  P.  Geslas  Uayonne,  t.  III,  p.  225. 


94  L'ART    FERUARAIS. 

Finterdiction  de  prêcher  eut  été  imposée  au  Frère  par  Alexan- 
dre YI. 

De  temps  à  autre  aussi,  Savonarole  écrivait  au  souverain 
de  sa  ville  natale,  soit  pour  mettre  devant  ses  yeux  les  obliga- 
tions morales  des  princes  chrétiens,  soit  pour  lui  recomman- 
der la  prudence  politique  et  la  nécessité  de  se  concilier  la 
bienveillance  de  ses  voisins  et  même  celle  des  Français.  Le 
duc  se  montrait  reconnaissant  et  écrivait  à  son  tour  au  pieux 
Dominicain  sur  le  ton  du  respect  et  de  l'affection  :  a  Nous 
vous  exprimons,  lui  disait-il  le  8  août  1  497,  nos  plus  chaleu- 
reux remerciements  pour  les  bons  conseils  que  vous  nous  don- 
nez avec  tant  de  charité  ;  ils  sont  dignes  de  votre  bonté  et 
répondent  à  l'amour  que  vous  nous  portez.  Nous  ne  vous  en 
avons  pas  peu  d'obligation.  Nous  vous  attestons  que  nous 
n'avons  jamais  douté  de  la  réalisation  des  événement  prédits 
par  vous,  et  nous  en  sommes  toujours  profondément  con- 
vaincu. " 

Quand  Hercule  écrivit  ces  lignes,  le  temps  n'était  pas  loin 
où  les  persécutions  commencées  contre  Savonarole  (1)  par 
Alexandre  YI  allaient  aboutir  à  une  condamnation  inique,  et 
où  le  Frère  allait  payer  de  sa  vie  son  dévouement  à  la  rénova- 
tion d'un  clergé  corrompu,  à  la  liberté  et  au  relèvement  spiri- 
tuel des  Florentins.  Hercule  s'interposa-t-il  auprès  de  ceux-ci 
ou  auprès  du  Souverain  Pontife  pour  sauver  un  homme  auquel 
il  avait  maintes  fois  offert  ses  services  et  dont  il  reconnaissait 
l'innocence  et  la  sainteté?  Rien  ne  le  prouve,  et  son  abstention 
est  fort  probable.  A  la  vérité,  sa  situation  vis-à-vis  des  princes 
italiens  et  sa  qualité  de  vassal  du  Saint-Siège  devaient  le  mettre 
dans  un  grand  embarras.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  avant 
la  mort  de  Savonarole  (23  mai  14.98),  il  écrivit  le  26  mars  à 
Alexandre  YI,  afin  de  reconnaître  son  autorité  et  de  protester 
contre  une  apologie  de  Savonarole  que  Jean-François  Pic  de 

(1)  Le  duc  de  Ferrare  chargea  son  ambassadeur  à  Florence  d'attirer  l'attention 
de  Savonarole  sur  les  embûches  qu'on  lui  tendait  "  perche  dalla  longa  se  mettono 
le  retc  per  condurre  il  pesce  alla  ripa  »  .  (Villari,  La  storia  di  Girolamo  Savo- 
narola  e  de'  suoi  teinpi,  1887,  p.  490.) 


LIVRE    PREMIER.  95 

la  Mirandole  avait  imprimée  et  dans  laquelle  ce  zélé  partisan 
du  prieur  de  Saint-Marc  prétendait  répondre  à  une  consulta- 
tion du  duc  de  Ferrare. 

La  gravité  des  événements  qui  ne  tardèrent  pas  à  s'accom- 
plir dans  la  Péninsule  effaça  probablement  bientôt  de  la 
mémoire  d'Hercule  I"  le  souvenir  importun  de  Savonarole.  A 
Charles  VIII  avait  succédé  Louis  XII  (7  avril  1  498).  Dès  que 
ce  prince,  dont  l'Italie  excita  aussi  les  convoitises,  eut  rem- 
porté dans  le  Milanais  des  succès  décisifs  (1499),  le  duc  de 
Ferrare  envoya  au-devant  de  lui,  en  compagnie  d'un  ambassa- 
deur, ses  deux  fils  Alphonse  et  Ferrante,  qu'il  rejoignit  avec 
cinq  cents  chevaux,  et  Louis  XII  l'eut  à  ses  côtés  en  faisant 
son  entrée  triomphale  à  Milan.  Pour  être  agréable  au  Roi,  il 
fit  venir  de  Ferrare  ses  propres  léopards,  ses  propres  fauôons, 
et  prit  part  à  plusieurs  chasses.  Quand  il  regagna  sa  capitale 
avec  Alphonse,  il  laissa  Ferrante  au  service  du  monarque. 
Nouvelles  démonstrations  de  dévouement  lors  d'une  seconde 
expédition  de  Louis  XII  en  Italie  (1502).  Enfin,  il  ne  crut  pas 
pouvoir  se  dispenser  de  fournir  au  Roi  quelques  renforts  pour 
l'armée  qui  fut  défaite  à  la  bataille  du  Garigliano  (1503).  Il 
n'en  demeura  pas  moins  en  paix  avec  les  voisins  dont  il  aurait 
eu  lieu  de  redouter  le  mécontentement. 

Parmi  les  événements  qui  le  jetèrent  dans  une  grande 
perplexité,  il  faut  compter  les  instances  d'Alexandre  VI  (1) 
pour  marier  Lucrèce  Rorgla  à  Alphonse  d'Esté  (2),  devenu 
veuf  (3).  Le  Pape  souhaitait  vivement  cette  union,  qui,  en 
rattachant  à  ses  intérêts  les  souverains  de  Mantoue  et  d'Ur- 


(1)  Une  autre  question  avait  failli  brouiller  irrévocablement  le  duc  et  le  Pape. 
Alexandre  VI  avait  prétendu  nommer  son  neveu  Jean  Borjjia  à  l'évêché  de  Fer- 
rare malgré  Hercule  P'',  (jui  en  retint  les  revenus.  Il  mit  Ferrare  en  interdit  le 
li  novemijre  14-96,  mais  le  duc  crut  prudent  de  céder,  et  l'interdit  fut  levé  le 
12  juin  1497. 

(2)  Fnizzi,  Memorie  per  la  storia  cli  Feirara,  t.  IV,  p.  202-208.  —  Gkkgoro- 
vius,  Lucrèce  Borqia,  trad.  française  par  Paul  llcgnaud.  Paris,  Sandoz  et  Fisch- 
baclier,  2  vol.  in-8".  |/,  ,v 

(3)  Anna  Sforza  mourut  à  la  suite  de  couches  le  2  décendtro.lTW.  Le  2  janvier 
de  la  même  année,  Bcatrix  d'Esté,  femme  de  Ludovic  le  More,  était  morte  dans 
les  mêmes  circonstances.  Anna  Sfor/.a  ne  laissa  pas  d'enfants. 


96  L'ART    FEURAllAIS. 

bin  (1),  eut  mis  le  Saint-Siège  et  César  Borgia,  soutenus  en 
outre  par  la  France,  à  l'abri  de  tous  leurs  ennemis.  Aux 
premières  ouvertures,  Hercule  répondit  par  un  refus.  Il  lui 
répugnait  de  voir  son  fds,  auquel  Louis  XII  avait  promis 
la  main  de  Louise,  duchesse  d'Angouléme,  épouser  une 
femme  si  décriée,  qui  était  la  fille  d'un  prêtre,  et  Alphonse 
ne  se  montra  pas  moins  récalcitrant,  car  ^  il  n'envisageait 
pas  sans  quelque  trouble  la  façon  dont  les  Borgia  avaient 
coutume  de  rompre  les  chaînes  conjugales  de  Lucrèce  (2)  »  . 
Mais  Louis  XII,  d'abord  hostile  au  projet  d'Alexandre  YI, 
finit  par  l'appuyer,  ne  voulant  pas  blesser  le  Pape  dont  le 
bon  vouloir  lui  était  nécessaire  pour  l'expédition  qu'il  était 
sur  le  point  d'entreprendre  contre  Naples.  Perdre  la  faveur 
du  roi  de  France,  être  attaqué  et  dépossédé  par  le  Souve- 
rain Pontife  et  César  Borgia,  voilà  ce  qu'avait  à  redouter  le 
duc  de  Ferrare  s'il  persistait  dans  sa  résolution.  Les  calculs  de 
la  politique  l'emportèrent  chez  lui  sur  les  autres  considéra- 
tions, et  il  obtint,  non  sans  peine,  le  consentement  de  son  fils. 
Il  résolut  toutefois  de  ne  vendre  qu'au  plus  haut  prix  possible 
l'honneur  de  sa  maison.  Après  de  longues  négociations  et  de 
véritables  marchandages  (3),  Alexandre  VI,  vivement  pressé 
par  Lucrèce,  adhéra  à  toutes  les  exigences  du  duc  ;  le  contrat 
de  mariage  fut  dressé  au  Vatican  le  26  août  1501  et  envoyé  à 
Ferrare.  Lucrèce  devait  recevoir  de  son  père  cent  mille  ducats 
comptant,  trois  mille  ducats  au  moins  en  argenterie,  des  joyaux, 
du  linge  fin,  des  ornements  précieux  pour  les  mulets  et  les 
chevaux  formant  ensemble  la  valeur  de  cent  autres  mille 
ducats.  La  réduction  à  cent  florins  du  cens  de  quatre  mille 
ducats  payé  chaque  année  au  Saint-Siège,  la  remise  de  Cento 
et  de  Pieve,  villes  qui  dépendaient  de  l'archevêché  de  Bologne, 

(1)  Isabelle  d'Esté,  fille  d'Hercule  l",  avait,  nous  l'avons  vu,  épousé  le  marquis 
de  Mantoue;  et  Elisabeth  Gonzayue,  sœur  du  marquis  de  Mantoue,  était  la  femme 
du  duc  d'Urbin  Guidobaldo,  fils  de  Frédéric. 

(2)  Gebhart,  Les  Borgia,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  l'"'  mars  1888, 
p.  158.  —  Lucrèce  avait  eu  déjà  deux  maris. 

(3)  «  Les  deux  pères  discutèrent  plusieurs  mois  sur  le  chiffre  de  la  dot  avec 
une  àpretc  d'usuriers.  »  GEBtiAnT,  p.  158. 


LIVRE   PREMIER.  07 

et  la  concession  d'une  foule  de  bénéfices  à  la  famille  d'Esté, 
figuraient  aussi  parmi  les  stipulations.  Le  mariage  ad  verha 
fut  conclu  au  château  de  Belfiore  le  1"  septembre  1501  (1)  et 
publié  le  lendemain  dans  la  ville  au  son  des  trompettes  et  des 
cloches. 

Le  duc  de  Ferrare  envoya  chercher  sa  belle-fille  par  une 
cavalcade  composée  d'environ  cinq  cent  soixante-dix  per- 
sonnes. Dans  cette  cavalcade  se  trouvaient  trois  fils  d'Hercule  \" 
(le  cardinal  Hippolyte,  Ferrante  et  Sigismond),  son  neveu 
Ercole  (fils  de  Sigismond),  Niccolô  Maria  d'Esté,  évéque 
d'Adria,  Méliaduse  d'Esté,  évéque  de  Comacchio,  les  seigneurs 
de  Carpi,  de  la  Mirandole  et  de  Correggio,  Annibale  Bentivo- 
glio,  les  Rangoni  de  Modène,  un  des  Pio  de  Carpi,  quelques 
membres  des  familles  Bevilacqua ,  Roverella ,  Sacrato  et 
Strozzi  de  Ferrare.  Tous  ces  personnages  étaient  magnifique- 
ment vêtus  et  portaient  au  cou  des  chaînes  d'or.  On  se  mit  en 
marche  le  9  décembre.  Treize  trompettes  et  huit  hautbois  pré- 
cédaient le  cortège,  qui  entra  à  Rome  le  23  par  la  porte  du 
Peuple.  Sept  jours  après,  la  cérémonie  du  mariage  par  procu- 
ration eut  lieu  en  présence  du  Pape,  assis  sur  son  trône,  et 
d'un  certain  nombre  de  cardinaux.  Ferrante  passa  l'anneau  au 
doigt  de  Lucrèce  en  lui  disant  :  «  Illustre  dame,  l'illustre 
don  Alphonse  vous  envoie  de  son  plein  gré  cet  anneau  de 
mariage,  et  je  vous  l'offre  en  son  nom.  »  Elle  répondit  :  «  Je 
l'accepte  aussi  de  mon  plein  gré.  '^  Hippolyte  donna  ensuite  à 
la  fille  d'Alexandre  VI,  de  la  part  d'Hercule  P',  des  joyaux 
évalués  à  soixante-dix  mille  ducats,  et,  pour  son  propre 
compte,  quatre  croix  d  un  très  beau  travail.  Le  présent  du  duc 
de  Ferrare  se  composait  de  chaînes,  d'anneaux,  de  pendants 
d'oreilles,  de  pierres  précieuses  merveilleusement  naontées,  et 
d'un  superbe  collier  de  perles.  Pendant  plusieurs  jours,  les 
fêtes  les  plus  ingénieuses  et  les  représentations  théâtrales, 
dont  on  peut  lire  le  détail  dans  le  livre  de  M.  Gregorovius  sur 
Lucrèce  Borgia,  se  succédèrent  sans  interruption.  Alexandre  VI 

(1)    Lucrèce  avait  vin^jt-dcux  ans,  et  Alphonse  en  avait  vinjjl-six. 

I.  7 


98  L'ART    FERRARAIS. 

ayant  remis  à  qui  de  droit  le  montant  de  la  dot  promise  et 
ayant  expédié  les  bulles  ardemment  attendues  par  le  duc  de 
Ferrare,  Lucrèce  quitta  Rome  le  G  janvier  1502.  Au  cortège 
ferrarais  se  joignit  un  nouveau  cortège  comprenant  jusqu'à 
six  cents  personnes.  Plusieurs  chariots  et  cent  cinquante 
mulets  avaient  pris  les  devants  pour  transporter  le  trousseau. 
Une  robe  de  soie  rouge  garnie  d'hermine  et  un  chapeau  sur- 
monté d'une  plume  constituaient  le  costume  de  voyage  de 
Lucrèce.  La  cavalcade  passa  par  Civita-Castellana,  Narni, 
Terni,  Spolète,  Foligno,  Nocera,  Gualdo,  Gubbio,  Cagli,  Urbin, 
Pesaro,  Rimini,  Cesena,  Forli,  Faënza,  Imola,  Castel-Rolo- 
gnese  et  Bologne.  En  sortant  de  Bologne,  Lucrèce  gagna  par 
un  canal  Gastel-Bentivoglio,  où  eut  lieu  sa  première  entrevue 
avec  Alphonse,  entrevue  qui  la  satisfit  pleinement,  et  Torre 
délia  Fossa,  où  le  canal  débouchait  dans  un  bras  du  Pô.  Là,  elle 
trouva  le  duc  Hercule  et  Alphonse  qui  la  firent  monter  sur  un 
bucentaure  pompeusement  orné.  On  débarqua  au  borgo  dit 
San  Luca  et  l'on  passa  la  nuit  dans  un  palais  qu'y  possédait 
Albert  d'Esté,  frère  naturel  d'Hercule.  L'entrée  solennelle  à 
Ferrare,  le  2  février,  v^  lut  un  des  plus  brillants  spectacles  de 
l'époque...  A  deux  heures  de  l'après-midi,  le  duc,  suivi  de 
tous  les  ambassadeurs  et  de  sa  cour,  se  rendit  à  la  maison  de 
campagne  d'Albert  afin  de  venir  prendre  sa  belle-fille.  La 
cavalcade  se  mit  en  ordre  pour  traverser  le  pont  du  bras  du 
Pô  et  entrer  par  la  porte  de  Castel-Tedaldo...  La  marche  était 
ouverte  par  soixante-quinze  archers  à  cheval  portant  les  cou- 
leurs de  la  maison  d'Esté,  le  blanc  et  le  rouge;  ces  archers 
étaient  suivis  de  quatre-vingts  trompettes  et  d'un  grand  nom- 
bre de  hautbois.  Puis,  venaient  la  noblesse  de  Ferrare  sans 
distinction  de  rang,  la  maison  de  la  marquise  de  Mantoue 
et  celle  de  la  duchesse  d'Urbin.  On  voyait  ensuite,  à  côté  de 
son  beau-frère  Annibal  Bentivoglio,  don  Alphonse  à  cheval, 
escorté  de  huit  pages.  Il  était  vêtu  de  velours  rouge  à  la  mode 
française  et  avait  la  tète  couverte  d'une  toque  de  velours  noir, 
à  laquelle  était  adapté  un  ornement  en  or  repoussé.  Il  portait 
des  guêtres  françaises  de  velours  noir,  appelées  gamaches,  et 


LIVRE   PREMIER.  99 

des  bottines  de  couleur  incarnat.  Son  cheval  brun  était  cou- 
vert de  caparaçons  en  velours  cramoisi  et  or...  Derrière 
Alphonse  venaient  sa  cavalcade,  composée  de  pages  et  d'offi- 
ciers de  cour,...  et  les  ambassadeurs  rangés  dans  l'ordre  de 
leur  importance.  Les  quatre  députés  de  Rome,  montés  sur  de 
beaux  chevaux  et  revêtus  de  longs  manteaux  de  brocart,  avec 
une  toque  de  velours  noir  sur  la  tête,  venaient  les  derniers. 
Après  eux  suivaient  six  tambours  et  les  deux  bouffons  favoris 
de  Lucrèce.  Ensuite  s'avançait,  montée  sur  un  coursier  blanc 
en  caparaçon  écarlate  et  suivie  d  écuyers,  la  mariée  rayon- 
nante de  beauté  et  de  joie.  Lucrèce  portait  une  camorra  de 
velours  noir  aux  manches  larges,  avec  de  délicates  franges 
d'or  et  une  sbernia  de  brocart  d'or,  garnie  d'hermine.  Sa  tête 
était  couverte  d'un  réseau  en  forme  de  voile,  étincelant  d'or 
et  de  diamants,  que  lui  avait  donné  son  beau-père  ;  autour  de 
son  cou  était  une  chaîne  de  grosses  perles  et  de  rubis  qui  avait 
appartenu  jadis  à  la  duchesse  de  Ferrare,  comme  Isabelle  Gon- 
zague  en  fit  la  remarque  en  soupirant.  Ses  beaux  cheveux  se 
déroulaient  librement  sur  ses  épaules.  Elle  chevauchait  sous 
un  baldaquin  de  pourpre  que  les  docteurs  de  Ferrare...  por- 
taient à  tour  de  rôle.  Pour  faire  honneur  au  roi  de  France, 
protecteur  de  Ferrare  et  des  Borgia,  Lucrèce  avait  placé  à  sa 
gauche  l'ambassadeur  de  Louis  XII,  Philippe  délia  Rocca 
Berti,  qui  chevaucha  à  côté  d'elle  en  dehors  du  baldaquin  (1) .  ■ 
Derrière  Lucrèce  venait  le  duc, . . .  ayant  à  sa  droite  la  duchesse 
d'Urbin.  11  était  suivi  des  nobles,  des  pages  et  des  autres 
princes  de  la  maison  d'Esté.  Quatorze  voitures  de  gala,  deux 
mules  blanches,  deux  chevaux  blancs  couverts  de  velours  et 
de  soie  et  de  précieux  ornements  d'or,  et  quatre-vingt-six 
mulets  portant  la  garde-robe  de  la  mariée,  complétaient  le 
cortège. . .  u  A  la  porte  du  Castel-Tedaldo,  le  cheval  de  Lucrèce, 
effrayé  par  une  salve  d'artillerie,  jeta  à  terre  l'héroine  de  la 
solennité  !  La  nouvelle  mariée  se  releva,  le  duc  la  fit  monter 
sur  un  autre  cheval,  et  le  cortège  se  remit  en  marche  (2).  " 

(1)  Gregorovius,  t.  II,  p.  24-27. 

(2)  Ibid.,  p.  29. 


100  L'ART    FERllARAIS. 

Il  rencontra  sur  son  passage  plusieurs  arcs  de  triomphe  (1), 
des  statues,  des  symboles,  des  orchestres,  des  scènes  mytho- 
logiques :  «  La  plus  remarquable  était  figurée  par  une  troupe 
de  nymphes  qui  entouraient  leur  reine  montée  sur  un  taureau 
roux,  tandis  que  des  satyres  gambadaient  à  côté  d'elles... 
Quand  on  arriva  sur  la  place  de  la  cathédrale,  deux  dan- 
seurs de  corde  descendirent  de  deux  tours  et  vinrent  com- 
plimenter l'épousée.  A  cette  époque,  le  facétieux  se  mêlait 
toujours  ainsi  au  solennel.  Le  soir  tombait  lorsque  la  caval- 
cade atteignit  la  résidence  du  duc,  ou  Lucrèce  fut  reçue  par 
la  marquise  de  Mantoue  accompagnée  de  plusieurs  dames. 
En  ce  moment  tous  les  prisonniers  furent  mis  en  liberté, 
et  les  trompettes  et  les  hautbois  se  mirent  à  jouer  de  leurs 
instruments  (2) .  ^  Conduits  h  la  salle  de  réception ,  les  deux 
jeunes  époux  prirent  place  sur  un  trône  (3),  et  les  présentations 
officielles  commencèrent.  Enfin,  plusieurs  poètes  célébrèrent 
le  mariage  d'Alphonse  d'Esté  avec  Lucrèce  Borgia,  notam- 
ment Celio  Calcagnini  et  l'Arioste ,  alors  âgé  de  vingt-deux 
ans. 

Les  fêtes  données  à  l'occasion  de  la  noce  furent  rehaussées 
par  la  beauté  de  Lucrèce  Borgia,  d'Isabelle  d'Esté  et  d  Elisa- 
beth Gonzague.  Elles  durèrent  six  jours,  du  3  au  8  février. 
Cinq  pièces  de  Plante,  représentées  dans  le  palais  délia  Ra- 
gione,  alternèrent  avec  les  festins  (4)  et  les  bals.  Le  vendredi  4, 


(1)  Corradino  et  les  frères  Giorcjio  et  Maurelio  de  Sudochis^  tous  trois  de 
Modène,  employèrent  leurs  pinceaux  à  la  décoration  de  ces  arcs.  Le  peintre  Gio- 
vanni d'Iinola  travailla  avec  eux. 

(2)  Gregorovius,  t.  II,  p.  30. 

(3)  La  salle  était  ornée  de  cinq  grandes  tapisseries,  tissées  d'or,  d'aryent  et  de 
soie,  et  représentant  divers  sujets.  Quelques  autres  tapisseries  très  précieuses 
étaient  disposées  sous  le  baldaquin  qui  surmontait  le  trône.  (Chronique  de  Zam- 
botti,  citée  par  L.-N.  Cittadella  dans  ses  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I, 
p.  649.) 

(4)  Il  y  en  eut  un  qui  fut  donné  par  la  marquise  de  Mantoue.  Elle  plaça  le 
représentant  de  la  France,  que  l'on  flattait  de  toutes  les  façons,  entre  elle  et  la 
duchesse  d'Urbin.  «  On  s'amusa  à  des  conversations  galantes  soumises  aux  formes 
les  plus  délicates.  Après  le  repas,  la  dame  marquise  chanta  en  s'accompagnant 
sur  le  luth  de  très  belles  chansons  pour  être  agréable  au  seigneur  aadjassadeur. 
Elle   le   conduisit   ensuite   dans  sa   chambre,  et  s'entretint   intimeuient   avec  lui 


LIVRE    PREMIER.  101 

le  duc  conduisit  ses  hôtes  dans  le  couvent  habité  par  Sœur 
Lucie  de  Narni  pour  leur  montrer  les  stigmates  de  cette  sainte 
religieuse  (1),  et  il  leur  fit  visiter  en  détail  le  Castello,  pourvu 
d'une  imposante  artillerie.  Dans  la  journée  du  5,  on  parcourut 
Ferrare,  puis  l'ambassadeur  de  France,  au  nom  de  Louis  XII, 
donna  au  duc  un  bouclier  d'or  avec  le  portrait  de  saint  Fran- 
çois en  émail,  à  don  Alphonse  un  bouclier  semblable  avec  le 
portrait  de  Marie-Madeleine  et  une  instruction  écrite  sur  la 
fonte  des  canons,  à  don  Ferrante  un  bouclier  également  en  or, 
et  à  Lucrèce  un  chapelet  d'or  avec  des  grains  remplis  de  musc. 
Le  dimanche  6,  une  messe  solennelle  fut  dite  dans  la  cathé- 
drale ;  un  camérier  papal  remit  à  don  Alphonse  un  chapeau 
et  un  glaive  bénits  qu'Alexandre  VI  avait  envoyés  pour  lui. 
Le  7,  un  tournoi  eut  lieu  sur  la  place  du  Dôme  entre  un 
tenant  de  Bologne  et  un  tenant  d'Imola.  Le  8,  les  ambas- 
sadeurs firent  cadeau  à  Lucrèce  de  belles  étoffes  et  d'objets 
en  argent  travaillé.  Le  présent  le  plus  singulier  fut  celui  de 
Niccolô  Dolfini  et  d'Andréa  Foscolo,  représentants  de  Venise, 
présent  qu'accompagnèrent  une  harangue  en  latin  et  une  en 
italien  :  il  consistait  en  manteaux  de  velours  cramoisi  garnis 
de  fourrures  et  de  capuchons  pareils.  Ces  manteaux  avaient 
été  confectionnés  aux  frais  de  l'État  pour  Dolfini  et  Foscolo, 
et  avaient  excité  la  plus  vive  admiration  dans  la  salle  du  grand 
conseil  et  sur  la  place  de  Saint-Marc.  L'un  comprenait  trente- 
deux  aunes  de  velours  et  l'autre  vingt-huit.  On  attachait  alors 
une  grande  importance  à  la  beauté  des  vêtements  ;  <  les  pein- 
tres indiquaient  la  disposition  des  couleurs,  le  jet  des  drape- 
ries et  la  forme  de  la  coupe  (2)  ''  ,  et  les  tailleurs  opéraient  sur 
de  magnifiques  étoffes  de  velours  et  de  soie,  agrémentées  de 


pendant  près  d'une  heure  en  présence  de  deux  dames  d'honneur,  l'uis  elle  ôta  ses 
gants  et  lui  en  fit  honimaye,  en  accompagnant  ce  cadeau  de  gracieuses  paroles,  et 
le  seigneur  ambassadeur  accepta  d'une  manière  aimable  et  respectueuse  un  pré- 
sent dont  l'origine  était  si  charmante.  »  (Gregorovius,  Lucrèce  Borqia,  t.  II. 
p.  54.) 

(1)  Il  sera  question  de   Sœur  Lucie  et  de  cette  visite  \  propos  de  la  cathédrale 
(liv.  II,  ch.  II). 

(2)  GREGORovirs,  t.  II,  p.  57. 


102  L'ART    FERRARAIS. 

broderies.  »  L'habillement  était  la  condition  essentielle  d  une 
belle  prestance  individuelle  (1).  '^  Enfin,  le  9  février,  les  am- 
bassadeurs vénitiens  vinrent  prendre  congé  de  Lucrèce  dans 
la  chambre  de  celle-ci,  où  se  trouvaient  Elisabeth  Gonzague 
et  Isabelle  d'Esté.  Ils  s'entretinrent  avec  la  marquise  de 
Mantoue,  qui  ne  les  charma  pas  moins  par  l'élégante  facilité 
de  son  élocution  et  la  prudence  de  ses  paroles  que  par  sa 
grâce  et  sa  beauté,  comme  l'écrivit  le  soir  même  à  son  mari 
son  secrétaire  Capilupo  (2). 

Lorsque  Lucrèce  Borgia  entra  dans  la  famille  d'Esté,  Ferrare 
avait  déjà  les  développements  que  nous  lui  voyons  aujourd'hui 
et  qui  étaient  dus  à  Hercule  I".  Trouvant  que  l'étendue  de  sa 
capitale  n'était  pas  en  rapport  avec  le  chiffre  d'une  population 
devenue  beaucoup  plus  nombreuse,  ce  prince,  en  1492,  crut 
nécessaire  de  l'agrandir  au  moins  de  moitié  du  côté  du  nord  et 
du  midi  (3).  D'après  les  plans  et  sous  la  direction  de  l'archi- 
tecte Biagio  Rosselti,  se  forma  un  nouveau  quartier  {ï Addiziotie 
Erculea  ou  Terra  Niiova) ,  qui  engloba  le  parc  de  Belfiore, 
Sainte-Marie  des  Anges,  le  petit  Barco,  la  Chartreuse,  Saint- 
Léonard  et  trois  des  faubourgs.  Tous  les  propriétaires  du 
duché  durent  fournir  à  leurs  frais  un  certain  nombre  de 
paysans  pour  les  travaux  ;  des  contributions  en  argent  furent 
imposées  à  tout  le  territoire  ferrarais  ;  les  artisans  eux-mêmes 
eurent  à  payer  un  impôt  particulier,  et  une  retenue  fut  faite 
sur  le  traitement  des  employés  de  la  cour  et  sur  celui  des  pro- 
fesseurs de  l'Université.  Autour  du  quartier  improvisé  par 
ordre  du  duc,  on  construisit  des  murs  avec  seize  tours  et  trois 
portes  munies  de  ravelins  (4),  tandis  qu'à  l'intérieur  on  per- 

(1)  Grecohovius. 

(2)  Voyez  cette  lettre  dans  l'intéressant  travail  de  M.  Alessandro  Luzio, 
intitulé  :  I precettori  d'Isabella  d'Esté.  Ancona,  Morclli,  1887,  p.  36. 

(3)  De  ce  dernier  coté,  la  cathédrale,  la  {grande  place  et  le  palais  ducal  se 
trouvaient  près  des  murs  et  des  fossés  de  la  cité. 

(4)  Biagio  Rossetti  fit  exécuter  ces  travaux  par  Alessandro  Biondo.  Les  tours  et 
les  portes  furent  achevées  dès  1497;  mais  les  murs,  commencés  en  1493,  ne 
furent  terminés  qu'en  1510.  (G.  Campobi,  GU  architetti  e  gV  ingegneri  civili  e 
militari  degli  Eatensi,  p.  47,  —  L.-]N'.  Cittadella,  Notizie  relative  a  Ferrara, 
t.  I,  p.  237.) 


LIVRE   PREMIER.  103 

çait  des  rues  spacieuses  et  droites  (1),  aujourd'hui  désertes,  le 
long  desquelles  plusieurs  grands  personnages,  pour  complaire 
au  souverain,  s'empressèrent  de  construire  des  palais,  qui 
n'ont  pas  tous  disparu. 

Quelque  attaché  qu'il  fût  à  sa  capitale,  Hercule  s'en  absen- 
tait volontiers,  tantôt  pour  réaliser  un  voyage  d'agrément, 
tantôt  pour  s  acquitter  d'un  vœu.  En  1476,  il  se  rendit  à 
Modène  et  à  Reggio,  comptant  y  trouver  des  distractions  inu- 
sitées. Venise  surtout,  Venise,  où  il  possédait  un  superbe  palais, 
l'attira  souvent  par  la  magnificence  des  fêtes  auxquelles  la 
République  le  convia  (2).  Après  la  paix  de  Bagnolo  (148  4),  en 
exécution  d'un  vœu  qu'il  avait  fait  pendant  la  maladie  dont  il 
avait  failli  mourir,  il  partit  de  Comacchio  avec  quatre  gros 
navires  et  une  fuste,  et  visita  Sainte-Marie  de  Lorette,  Saint- 
Nicolas  de  Bari  et  l'île  de  Tremiti.  C'est  aussi  à  l'occasion  d'un 
vœu  qu'il  entreprit,  en  1487,  un  pèlerinage  à  Saint-Jacques 
de  Gompostelle.  Ayant  annoncé  ses  intentions  à  la  France,  à 
l'Espagne ,  à  la  République  de  Venise ,  il  quitta  Ferrare  à 
cheval  le  29  janvier,  accompagné  de  cent  cinquante  personnes. 
Mais  il  n'avait  pas  dépassé  Milan  lorsque,  à  l'instigation  de 
Ludovic  le  More  qui  redoutait  une  entente  avec  le  duc  d'Or- 
léans dont  il  n'ignorait  pas  les  convoitises  sur  le  Milanais,  du 
roi  de  Naples  qui  ne  croyait  pas  impossibles  des  intrigues 
avec  le  roi  d'Aragon  regardé  par  lui  comme  un  rival  redou- 
table, et  des  Vénitiens  qui  craignaient  quelques  manœuvres 
ayant  pour  objet  de  leur  ravir  la  Polésine  de  Rovigo  récem- 
ment conquise.  Innocent  VIII  (3)  lui  ordonna,  sous  peine  d'ex- 
communication,  de  ne  pas  sortir  de  l'Italie,   et  changea   le 

(1)  Entre  autres  la  Via  délia  Giovecca,  qui  prit  la  place  des  fossés  de  la  ville, 
et  la  Via  degli  Aurjeli,  que  bordent  encore  plusieurs  palais  remarquables.  h'Ad- 
dizioiie  Erculea  est  traversée  par  deux  rues  lonj^ues  et  larjjes,  le  Corso  di  Porta 
Pô  avec  son  prolongement,  le  Corso  di  Porta  Mare  et  la  Strada  dei  Piopponi. 

(2)  Voyez  les  payes  consacrées  au  palais  des  princes  d'Esté  à  Venise  (iiv.  II, 
ch.  m). 

(3)  Innocent  VIII  avait  succédé  en  1484  à  Sixte  IV.  Pour  le  féliciter  do  son 
avènement,  Hercule  envoya  vers  lui  Gristoforo  Ranjjone,  un  de  ses  conseillers, 
Francesco  Ariosti  et  le  poète  Tito  Strozzi.  Celui-ci  prononça  un  discours  qui  a 
été  imprimé  deux  fuis. 


lOV  L'ART   FRriUARAlS. 

pèlerinage  de  Saint-Jacques  de  Compostelle  en  un  pèlerinage 
à  Rome.  Le  duc  de  Ferrare  se  résigna  et  partit  pour  Rome,  où, 
défrayé  de  tout  par  le  Souverain  Pontife,  il  passa  treize  jours. 
Il  n'y  perdit  pas  son  temps,  car  il  parvint  à  opérer  une  récon- 
ciliation entre  le  roi  de  Naples,  son  beau-père,  et  Innocent  VIII, 
entre  ceux-ci  et  le  duc  de  Milan,  son  futur  gendre,  service 
que  le  Pape  récompensa  en  ratifiant  la  nomination  d'Hippo- 
lyte  d'Esté  à  Farchevêché  de  Strigonio.  En  1493,  Hercule 
retourna  à  Milan,  afin  de  rendre  à  Ludovic  le  More  la  visite 
qu'il  en  avait  reçue,  et  l'année  suivante  il  y  séjourna  un  mois  ik  ?h 
environ  comme  lieutenant  de  Ludovic  le  More,  qui  avait  cru 
devoir  rejoindre  Charles  VIII  et  le  suivre  dans  sa  marche  à  iM'^^ 
travers  l'Italie.  Le  15  février  1504,  il  assista  dans  la  ville  de 
Mantoue  à  la  représentation  de  plusieurs  comédies.  Au  mois 
de  juillet,  il  se  jfit  transporter  en  litière  à  Florence,  dans  l'in- 
tention de  s'acquitter  d'un  vœu  à  l'Annunziata,  et,  après  avoir 
inspiré  de  graves  inquiétudes  à  son  entourage,  il  revint  fort 
malade  à  Ferrare. 

Ces  absences  réitérées  ne  restèrent  pas  sans  inconvénient 
pour  l'administration  du  duché.  La  sécurité  des  routes  laissa 
souvent  à  désirer.  A  Ferrare  même,  il  arriva  que  des  boutiques 
furent  saccagées  en  plein  midi  (1). 

Ce  que  l'on  peut  reprocher  surtout  à  Hercule  P"",  c'est  la 
vente  à  outrance  des  offices  publics,  expédient  qui  comblait 
le  vide  fait  dans  le  trésor  ducal  par  des  dépenses  excessives, 
mais  qui  amenait  d'insupportables  extorsions,  les  possesseurs 
des  charges  pressurant  le  peuple  à  l'envi  pour  recouvrer  les 
sommes  exigées  d'eux,  ou  se  permettant  les  plus  étranges  abus 
de  pouvoir  (2).   Ces  extorsions  provoquèrent  plus  d'une  fois 

(1)  Frizzi,  Memorie  per  la  stoi-ia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  160. 

(2)  Le  peintre  Baldassare  d'Esté  se  plaijjnit  d'avoir  été  payé  par  les  trésoriers 
du  duc  en  monnaie  qui  n'avait  pas  cours.  —  Voyez  tous  les  abus  de  fiscalité  que 
M.  Venturi  a  sijjnalés  dans  son  curieux  travail  sur  Hercule  I".  Le  duc  n'encou- 
rageait-il pas  lui-ruènie  les  méfaits  de  ses  agents  quand  il  réclamait  des  somuies 
exorbitantes?  Après  la  guerre  contre  les  Vénitiens,  il  les  poussa  à  imposer  des 
amendes,  s'étonnant  que  le  produit  des  contraventions  eût  diminué.  «  On  n'est 
pourtant  pas  plus  saint  qu'autrefois  » ,  s'érriait-il.  [Atti  e  memorie  dclle  deputazioni 
di  storia  patria  per  le  provincie  di  liomagiia,  janvier-juin  1888,  p.  93-96.) 


LIVRE    PREMIER.  105 

d'atroces  vengeances  :  elles  coûtèrent  la  vie  au  podestat  de 
Massafiscaglia(1488)  et  à  celui  d'Argenta  (1489),  que  le  peuple 
massacra.  Un  capitaine  de  justice  ou  directeur  de  la  police, 
Gregorio  Zampante,  fut  aussi  la  victime  de  ressentiments  trop 
justifiés  (1496)  (1).  Tout  le  monde,  y  compris  les  fils  et  les 
frères  du  duc,  tremblait  devant  lui.  Grâce  aux  amendes 
énormes  qu'il  infligeait,  cet  u  ennemi  de  Dieu  et  des  hommes  " 
ne  mettait  pas  de  côté  moins  de  deux  mille  ducats  par  an.  S'il 
était  redouté  des  honnêtes  gens,  il  avait  pour  lui  certains  mal- 
faiteurs qui  satisfaisaient  sa  cupidité  et  auxquels  il  procurait 
non  seulement  l'impunité,  mais  la  faveur  du  souverain.  Jamais 
il  ne  sortait  sans  être  escorté  d'archers  et  de  sbires.  Quoiqu'il 
fût  toujours  sur  ses  gardes,  il  fut  étranglé  pendant  qu'il  faisait 
sa  sieste  par  deux  étudiants  et  un  Juif  baptisé,  qui  parvinrent 
à  s'introduire  chez  lui,  et  qui,  après  ce  meurtre,  réussirent  à 
quitter  le  territoire  avant  que  les  troupes  lancées  à  leur  pour- 
suite eussent  pu  les  atteindre. 

Une  des  principales  passions  d'Hercule  P'  fut  celle  de  bâtir 
et  de  rehausser,  par  des  constructions  nouvelles,  l'éclat  de  sa 
capitale  (2).  Il  agrandit  la  partie  supérieure  du  Castello,  mit 
cet  édifice  en  communication  avec  l'ancienne  résidence  de  sa 
famille  au  moyen  de  cinq  arcades  (1472),  fit  disposer  au  nord 
du  château  ducal,  près  de  la  porte  des  Lions,  un  jardin  avec 
une  fontaine  ornée  de  marbres  et  de  sculptures  (3),   et  con- 


(1)  BuRCKHARDT,  Die  Cultur  (1er  Renaissance,  p.  40-41. 

(2)  Lui-même  s'entendait  en  .trchitecture  et  avait  des  connaissances  pratiques. 
C'est  ce  que  Matteo  Bossi  reconnaissait  lorsque,  écrivant  de  Venise  à  un  certain 
Desiderio  occupé  à  surveiller  la  construction  d'un  monastère  à  Ferrare,  il  lui 
conseillait  de  s'en  tenir  aux  idées  du  duc  :  «  Sil  ille  nuigister,  sit  ille  auclor  et 
architectus  rerum  islavuin  :  qui  ut  in  ceteris  prœclarixsimis  mullis,  sic  plane  in 
iircltitectura  et  fahref activa  prœcedit  onmes.  «  '^Campoiu,  Gli  aicltitctti  e  gl'  in'/c- 
gneri  detjli  Estensi,  p.  8-9.) 

(3)  Cette  fontaine  eut,  dit-on,  pour  auteur  Scaco  de  Porno  da  Nizza,  ingénieur 
au  service  du  duc  avec  un  traitement  de  seize  lire  par  mois.  La  Commune,  de 
son  côté,  fit  établir  sur  la  place  du  Marché,  près  do  la  Loggia  dei  cordonnicri, 
une  fontaine  qui  a  été  détruite  en  1548.  —  Un  autre  injjcnieur  qui  excellait  à 
tailler  le  porphyre  et  à  faire  des  fontaines  fut  maitre  Donienico  da  Verona,  que 
Peilejirino  Prisciano  recommanda  instaninient  au  du(;  dans  une  lettre  écrite  de 
Venise  le  3  décendjre  1491.  —  Un  Juif  milanais  offrit  à  Hercule   I"  en  1480  un 


106  T/ART    FERRARAIS. 

struirc  la  chapelle  de  la  cour  (1),  ainsi  que  l'escalier  par  lequel 
on  monte  à  présent  au  palais  municipal.  Un  petit  parc  et  un 
grand  augmentèrent  les  agréments  du  séjour  de  Belfiore. 
Simone  Bettini  édifia  un  palais  à  Montecchio  en  1498,  proba- 
blement d'après  le  dessin  de  Biagio  Rossetti  (2).  Le  duc  tint 
à  honneur  de  renouveler  les  églises  de  Saint-François  et  de 
Sainte-Marie  des  Anges  (3),  et  d'élever  celles  de  Santa  Maria 
in  A'ado,  de  Saint-Benoît  et  de  Sainte-Marie  de  la  Consolation, 
sans  compter  l'église  actuelle  des  Chartreux  (i).  La  cathédrale 
lui  dut  le  chœur  qu'on  admire  aujourd'hui.  Pour  les  religieuses 
de  Mortara,  il  prépara  un  monastère  et  une  église.  Enfin,  le 
2  juin  1499,  il  fonda  pour  la  B.  Lucia  Broccadelli  de  Narni 
et  pour  quelques  religieuses  dirigées  par  les  Dominicains  de 
Sainte-INIarie  des  Anges  le  monastère  de  Sainte-Catherine  de 
Sienne,  qui  fut  en  état  d'être  habité  le  5  août  1501  (5).  Her- 
cule I"  employa  surtout  comme  architectes  Piero  di  Benve- 
nuto,  qui  mourut  vers  la  fin  de  1483,  Biagio  Rossetti,  qui  cessa 
de  vivre  en  1516,  et  Bartolomeo  Tiistano  (6). 


dessin  de  fontaine  pour  lequel  il  reçut  trois  brasses  et  demie  de  satin  noir.  — 
Enfin  le  duc  fit  faire  aussi  à  Reggio  des  fontaines  si  bien  aménagées  que  le  duc  de 
Mantoue  envoya  son  premier  ingénieur  Luca  Fancelli  pour  les  examiner  et  lui 
en  rendre  compte  (1479).  (Campori,  Gli  architetti  e  rjl'  inijequeri  degli  Estcnsi, 
p.  42-43.) 

(1)  Francesco   Ariosto  a   décrit  cette  chapelle  en   1476.   Sa  description,  con 
servée   en    manuscrit    dans  la    Bibliothèque    d'Esté    à    Modcne,    a    pour    titre  : 
»  Origine  c  silo  del  iiovo  sacello  dedicado...  intro  el  magiio  e  mitgnijtco  ptdltizo 
ducale  de  Ferrara.  » 

(2)  Le  20  juin  1493,  Hercule  avait  accordé  à  Bettini  l'usufruit  de  l'auberge 
del  Baccanello  et  l'avait  exempté  de  certaines  taxes  à  condition  que  Bettini  prit 
à  sa  charge  l'entretien  des  ouvra{;es  en  bois  dans  la  forteresse  de  Brescello  et 
qu'il  assumât  la  surveillance  des  édifices  à  Brescello,  à  Castelnovo,  à  Scurano  et 
à  Bazzano.  (Campori,  Gli  architelti,  etc.,  p.  44.) 

(3)  C'est  à  Sainte-Marie  des  Anges  qu'il  fut  enseveli. 

(4)  A  la  plupart  des  églises  de  Fcrrare,  il  donna  des  objets  sacrés  d'une  valeur 
considérable. 

(5)  Sur  la  demande  de  la  reine  de  ÎNaples,  sa  belle-sœur,  Hercule  I"  intro- 
duisit aussi  à  Ferrare  (1486)  l'Ordre  des  Minimes,  fondé  par  saint  François  de 
Paule  encore  vivant.  —  Ses  libéralités  aux  couvents  de  sa  capitale  témoignèrent 
souvent  de  sa  piété.  H  se  plaisait  à  envoyer  aux  religieux  et  aux  religieuses  des 
légumes,  des  poissons,  des  salaisons,  des  fromages. 

;6)  Sans  être  au  service  d'Hercule  \",  Sebastiano  Serlio  dédia  à  ce  prince  ses 
Begole  getierali  d'architettiua,    mais  il    ne   s'en   trouva  probablement  pas  assez 


LIVTiE    PREMIER.  107 

Sous  le  successeur  de  Borso ,  la  protection  accordée  aux 
lettres  et  aux  sciences,  ainsi  qu'à  ceux  qui  en  étaient  les  dignes 
représentants,  ne  fut  pas  interrompue.  Grâce  à  lui,  l'Université 
devint  de  plus  en  plus  florissante  :  quoique  les  maîtres  ne 
fussent  plus  payés  par  la  chambre  ducale,  elle  compta  jusqu'à 
cinquante  professeurs,  parmi  lesquels  se  firent  remarquer 
Lorenzo  Roverella,  qui  fut  évêque  de  Ferrare ,  Fra  Cesario 
Contughi  (1),  Felino  Sandeo  (2),  Battista  Guarini  (3),  Giuliano 
da  Parma,  Ludovico  Coccapani  de  Carpi  (4).  Sans  être  dénué 
de  toute  culture  littéraire.  Hercule  I"  n'avait  guère  appris  à 
Naples,  où  il  fut  élevé,  que  le  maniement  des  armes,  l'art 
militaire  et  les  exercices  du  corps  en  honneur  dans  toutes  les 
cours  italiennes.  Mais  le  goût  de  l'histoire  s'éveilla  en  lui, 
pendant  une  maladie,  à  la  lecture  d'un  Qulnte-Curce,  traduit 
en  italien  par  Candido  Decembrio,  qui  le  lui  avait  mis  entre 
les  mains.  Dès  lors,  il  encouragea  la  traduction  des  ouvrages 
historiques.  Matteo  Maria  Boïardo,  l'illustre  auteur  de  Y Orlando 

récompensé,  car  il  offrit  ensuite  le  même  ouvrajje  avec  une  nouvelle  dédicace  au 
roi  de  France,  appelé  par  lui  «  mio  uiiico  Signore  »  .  Né  en  1475,  Serlio  mourut 
en  1552. 

(1)  Il  existe  une  médaille  de  ce  personnage  par  Sperandio. 

(2)  Felino  Sandeo  (1444-1513)  appartenait  à  une  famille  de  Lucques  qui, 
après  avoir  émigré  à  Venise,  s'était  fixée  à  Ferrare.  Il  eut  pour  père  Antonio 
Sandeo,  pour  mère  Francesca  Ariosti.  Le  hasard  le  fit  naître  à  Felina,  sur  le 
territoire  de  Reggio;  de  là  son  nom  de  Felino.  Dès  l'àjje  de  vingt  et  un  ans,  il 
enseigna  le  droit  canon  à  l'Université  de  Ferrare.  En  1474,  il  passa  à  l'Université 
de  Plse,  au  service  de  laquelle  il  resta  trois  ans.  Il  reprit  ses  leçons  à  Ferrare  sur 
les  instances  d'Hercule  (voyez  la  lettre  du  duc  dans  L'arte  ferraiese  nel  periodo 
d'Ercole  I  d'Esté,  par  M.  Ad.  Venturi,  p.  113),  mais  il  se  laissa  séduire  de  nou- 
veau par  les  offres  des  l'isans.  En  i486,  il  se  rendit  à  Rome,  subit  un  examen 
tians  lequel  il  déplova  une  rare  érudition,  fut  nommé  auditeur  de  rote,  conquit 
la  faveur  d'Innocent  VIII  et  devint  évêque  de  Penna,  puis  évêque  de  Lucques 
(1501).  Hercule  P'',  en  correspondance  avec  lui,  ne  manqua  aucune  occasion 
de  lui  témoigner  son  estime.  Sandeo  composa  des  ouvrages  de  droit  très  appré- 
ciés. 

(3)  Le  Juge  des  Sages  ayant  voulu,  selon  la  coutume,  faire  une  retenue  sur 
les  appointements  de  Guarini,  celui-ci  réclama  auprès  d'Hercule  P"",  qui  lui  donna 
satisfaction  (14  avril  1472).  (Ad.  Vesturi,  L'arte  ferrarese  nel  periodo  d'Er- 
cole I  d'Esté.) 

(4)  Etant  recteur  de  l'Université,  Coccapani  demanda  au  duc  certaines  faveurs 
pour  les  élèves  étrangers  qui  suivaient  les  cours  de  médecine.  Le  duc  y  consentit 
de  bonne  grâce  et  accorda  les  même  privilèges  aux  élèves  qui  suivaient  les  cours 
de  droit,  (xid.  Venturi,  Varte  ferrarese  nel  periodo  <£Ercole  1  d' Este.) 


108  L'ART   FERUARAIS. 

Innaniorato,  traduisit  pour  lui  Hérodote  et  Xénophon  (1).  Fla- 
vius Josèphc  fut  traduit  par  Battista  Panetti,  Procope  par  Leo- 
niceno,  Ammien  Marcellin  par  Decembrio,  tandis  que  d'autres 
lettrés  se  chargeaient  de  traduire  Dion  et  Diodore.  Pour  se 
procurer,  à  Venise,  un  Justin  en  italien,  le  duc  ne  recula  devant 
aucune  démarche  (1499).  Aide  Manuce,  Tito  Strozzi  et  son  fils 
Ercole,  Lodovico  Carbone,  Carlo  Maria  Strozzi  (i2),  les  poètes 
Francesco  Bello  (surnommé  l'Aveugle  de  Ferrare),  Tribraco, 
Cornazzano ,  Niccolù  Cosmico,  Timoteo  Bendelei,  Antonio 
Tebaldeo,  Niccolo  da  Correggio  (3)  et  TArioste  contribuèrent 
également  à  faire  de  la  capitale  des  princes  d'Esté  un  centre 
littéraire  des  plus  actifs  (-4) .  Battista  Guarini  I"  (1435  ou  1436- 
1505),  que  nous  avons  déjà  nommé,  occupa  aussi  une  place 
importante  dans  cette  société  d'hommes  distingués  (5). 

(1)  Ce  fut  aussi  dans  l'intention  île  complaire  à  son  protecteur  qu'il  traduisit 
VAne  d'or  J'ApulÉe  et  qu'il  composa,  en  s'inspirant  de  Lucien,  sa  comédie  de 
Timon. 

(2)  Il  traduisit  les  discours  d'Isocrate. 

(3)  Il  existe  des  médailles  représentant  Carbone,  Tebaldeo  et  Antonio  da  Cor- 
rcggio. 

(4)  Pour  égayer  les  fêtes  et  les  festins,  Hercule  \"  eut  recours  à  deux  improvi- 
sateurs, Francesco  Cieco,  auteur  du  Mamhriano,  et  Giovanni  Orbo,  qui  chan- 
taient des  canzones  et  des  sonnets  en  s'accompagnant  de  la  lyre.  Le  duc  les 
récompensa  souvent  par  des  dons  d'argent  ou  d'étoffes.  —  A  la  cour  d'Hercule  l" 
parut  aussi  un  poète  satirique,  Antonio  Cammelli,  dit  le  Pistoia.  Pendant  que 
ISiccolô  da  Correggio  ressuscitait  la  comédie,  Cammelli  inaugura  la  tragédie  nou- 
velle. (Ad.  VeiNTURI,  L'arte  ferrarese  nel  periodo  d'Ercole  I  d'Esté,  p.  102, 
118.) 

(5)  Il  était  le  dernier  tils  de  Guarino  de  Vérone  et  de  Taddea  Cendrati.  On  ne 
sait  s'il  naquit  à  Ferrare  ou  à  Vérone;  en  tout  cas,  il  fut  citoyen  de  Ferrare,  et 
c'est  là  surtout  qu'il  vécut.  Dès  1456,  il  se  signala  comme  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Bologne,  et  il  n'avait  encore  que  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ans  lorsque, 
après  la  mort  de  son  père  (1460J,  Borso  lui  offrit  la  chaire  oîi  celui-ci  avait  pro- 
fessé avec  tant  de  succès.  A  son  tour,  il  captiva  longtemps  par  sa  parole  de  nom- 
breux auditeurs,  parmi  lesquels  on  peut  citer  Jean  Pic  de  la  Mirandole  et  Aide 
Manuce.  Pontico  Virunio  ne  manqua,  dit-on,  que  trois  de  ses  leçons.  Lilio 
Gregorio  Giraldi,  qui  composa  des  vers  en  son  honneur,  compare  son  école  au 
cheval  de  Troie,  parce  qu'il  en  sortit  un  grand  nombre  de  vaillants  lettrés.  Les 
aptitudes  de  Battista  Guarini  ne  se  bornaient  pas  à  l'enseignement  de  la  littéra- 
ture. Borso  confia  à  l'éloquent  érudit  de  délicates  missions  en  France  et  le 
récompensa  de  l'habileté  avec  laquelle  il  s'en  acquitta  en  lui  donnant  quelques 
propriétés  dans  la  Polésine  de  Rovigo.  Hercule  I"  ne  fit  pas  moins  grand  cas  de 
lui.  Alphonse  I"  le  prit  pour  secrétaire,  et  René  d'Anjou,  roi  de  Naples,  lui 
accorda  les  titres  de  sénateur  et  de  conseiller.  Guarini  prononça  le  4  octobre  1493 


LIVRE   PREMIER.  109 

Dans  son  désir  de  s'instruire,  Hercule  I",  que  stimulaient, 
d'ailleurs,  ses  relations  avec  tant  de  lettrés,  n'oublia  pas  la 
bibliothèque  du  château,  organisée  par  ses  prédécesseurs.  Il 
l'accrut  notablement.  M.  Yenturi  a  publié  la  liste  des  livres 
qui  y  prirent  place  à  cette  époque.  ^lais  il  y  réfjnait,  au  dire 
de  Pellegrino  Prisciano,  ^  un  désordre  qui  eût  inspiré  de  la 
compassion  au  diable  >'  .  Dans  une  lettre  au  duc  (19  novembre 
1485),  Prisciano,  alors  ambassadeur  de  Ferrare  à  Venise, 
constate  que  la  Chronique  de  Villani  avait  passé  entre  les  mains 
des  Strozzi,  que  Jacopo  da  Porto  détenait  une  Chronique  de 
Ferrare,  qu'un  autre  ouvrage  était  chez  Giovanni  del  Brutura, 
qu'on  ne  savait  plus  où  se  trouvait  le  livre  de  Léon-Baptiste 
Alberti  sur  l'architecture  et  la  perspective  (1). 

En  favorisant  la  culture  littéraire  dans  sa  capitale.  Her- 
cule I"  ne  faisait  que  continuer  les  traditions  de  sa  famille.  Ce 
qui  lui  appartient  en  propre,  c'est  l'honneur  d'avoir  restauré 
le  théâtre  à  Ferrare  (2).  Grâce  à  lui,  Ferrare  devint,  ce  qu'elle 
resta  longtemps,  la  ville  par  excellence  des  représentations 
dramatiques  (3).  Dès    1476,  la  légende  de  saint  Jacques  fut 

l'oraison  funèbre  de  la  duchesse  de  Ferrare,  Elconore  d'Arayon,  et  fut  l'auteur 
d'un  poème  qu'il  dédia  à  Hercule  I".  Il  traduisit  en  latin  les  œuvres  de  Lucien, 
ainsi  que  plusieurs  discours  de  Déniostliène  et  de  saint  Gré{;oire  de  jNazianze,  écri- 
vit des  commentaires  sur  Juvénal,  annota  Cicéron  et  Ovide.  Il  fit  éjjalement  des 
bucoliques.  Très  largement  rémunéré  par  les  princes  d'Esté,  il  laissa  dans  l'ai- 
sance ses  fils,  qui  devaient  continuer  à  illustrer  le  nom  de  Guarini. 

(1)  Ad.  Vesturi,  L'artc  ferrarcse  iiel  pcriodo  d'Eicolc  I  d'EsIe,  p.  103-112 
(13-21  dans  le  tirage  à  part). 

(2)  L'exemple  avait  été  déjà  donné  ailleurs,  h' Ai-miranda  de  Gianimichele 
Alberto  da  Carrara  avait  été  incitée  à  Padoue  avant  1458.  \JOrphée  de  Politien, 
le  premier  essai  de  drame  profane  en  langue  vulgaire,  composé  en  deux  jours  à  la 
prière  du  cardinal  François  Gonzague,  avait  été  représenté  à  Mantoue  en  juil- 
let 1471,  parles  soins  du  Florentin  Bartolomuieo  ou  Baccio  Ugolini,  devant  une 
nondjreuse  assistance,  réunie  pour  honorer  la  présence  du  duc  et  de  la  duchesse 
de  Milan  Galéas  Sforza  et  Bone  de  Savoie.  A  Rome,  vers  1480,  Poniponius  Letus 
avait  mis  en  faveur  chez  plusieurs  cardinaux,  notamment  chez  le  cardinal  Raffaello 
Riario,  la  représentation  des  pièces  de  Plante  et  deTérence.  (Isidoro  del  Lungo, 
L'Orfeo  del  Poliziano  alla  corte  di  Mantova,  dans  la  yuova  Antolocjia, 
vol.  XXVIII,  série  II,  15  août  1881,  p.  555-557.) 

(3)  M.  Ch.  Yriarte,  dans  un  de  ses  articles  sur  Isalj(;llc  d'Esté  publiés  par  la 
Gazette  des  Beaux-Arts,  rapporte  ((uc  Manle(jna  séjourna  à  Ferrare  lors  d'une 
des  représentations  théâtrales,  et  qu'il  brossa  uu  décor  représentant  les  Triomphes 
de  Pétrarque. 


110  L'AllT    l'ElUlARAIS. 

jouée  sur  la  priucipale  place  de  la  ville  ;  mais  c'est  la  rcprë- 
sentatiou  des  Ménechmes  de  Plaute  en  italien  (1186)  qui,  à 
proprement  parler,  inaugura  la  résurrection  de  l'art  théâtral. 
Cette  représentation,  qui  coûta  plus  de  mille  ducats,  eut  lieu 
dans  la  nouvelle  cour  du  palais  ducal,  où  l'on  avait  disposé 
une  scène  en  bois  et  en  toile  peinte  (1);  elle  avait  attiré  un 
grand  nombre  d'étrangers ,  et  les  éloges  qu'elle  provoqua 
eurent  un  retentissement  considérable  en  dehors  des  Etats 
ferrarais.  A  l'instigation  d'Hercule  I",  toutes  les  pièces  de 
Plaute  et  de  Térence  furent  bientôt  traduites,  et  ses  contem- 
porains composèrent  à  leur  tour  des  comédies,  des  tragédies, 
des  pastorales.  Pandolfo  Gollenuccio  (:2)  ,  Girolamo  Berardo, 
Boïardo,  Antonio  Pistoia,  Battista  Guarini,  Lodovico  Ariosto, 
créèrent  un  nouveau  répertoire  (3).  En  1487  (21  janvier),  le 
duc  fit  jouer,  toujours  dans  la  cour  du  château,  la  fable  de 
Cefalo,  due  à  INiccolù  da  Correggio  (4),  pour  rehausser  l'éclat 
du  mariage  de  son  favori  Giulio  Tassone  avec  Ippolita  Con- 
tran, et  des  intermèdes  de  musique  instrumentale  ajoutèrent 
à  l'agrément  des  spectateurs  (5).  Le  25  du  même  mois,  le 
mariage  de  Lucrezia,  fille  naturelle  d'Hercule  F',  avec  Anni- 
bale  Bentivoglio,  servit  de  prétexte  à  la  représentation,  sur  le 
même  théâtre,  de  V Amphitryon  de  Plaute,  que  l'on  joua  encore 
le  5  février,  en  y  joignant  les  Travaux  d'Hercule.  Au  milieu  des 

(1)  Lazaro  Grimaldi  de  Re{;;;io  peignit  deux  idoles  pour  cette  représentation. 

(2)  Parmi  les  productions  de  Gollenuccio,  nous  signalons  une  pièce  dont  le 
texte  est  accompagné  d'un  gracieux  encadrement  de  page  et  d'une  intéressante 
gravure  sur  bois,  «pii  représente  Isaac  bénissant  J^cob  en  présence  de  Rebecca. 
Voici  le  titre  de  cette  pièce  :  Comedia  de  Jacob  e  de  Joseph  composta  dal  magni- 
fico  cavalliero  e  dottore  Messere  Pandolpho  Collenutio  da  Pcsaro  ad  instantia 
de  lo  Illustriss.  cl  cxcellentiss'uno  Sig .  Ducha  Hevcholc  de  Ferai-a  iii  terza  rima 
istoriata.  —  Stampata  nella  inclita  città  di  Venezia  per  Niccolà  Zopino  et 
Vicentio  compa(/no  nel  MDXXIII  adi  XIIII  de  acjosto...  reqnante  lo  inclito 
principe  Messcr  Andrca  Gritti.  In-S".  (lîibl.  de  M.  Piot,  1'"'  partie,  1891, 
n"  590.) 

(3)  Les  acteurs  les  plus  applaudis  à  Ferrare  furent  Francesco  Ruino  et  Pignatta, 
qu'attirèrent  les  autres  villes  de  l'Italie  pour  former  chez  elles  de  bons  acteurs. 

(4)  Le  marquis  Niccolô  da  Correggio  était  neveu  de  Lionel  d'Esté  et  gendre  de 
CoUeone.  Il  résida  longtemps  auprès  de  Ludovic  le  More  et  mourut  en  1508  à 
Ferrare. 

:5)  TiRAnoscHi,  Sloria  délia  Icttcraluia  italiana,  t.  VI,  p.  1318  et  sniv. 


l.IVUE   PREMIER.  lil 

fêtes  célébrées  en  Thonneur  d'Isabelle  (1  490),  à  Foccasion  de 
son  mariage  avec  le  marquis  de  Mantoue,  on  joua  une  comédie 
dont  le  titre  est  resté  inconnu,  et  c'est  en  faisant  jouer  les 
Ménechmes  (1)  et  V Amphitryon  (1491)  (2)  que  le  duc  fêta  l'arri- 
vée d'Anna  Sforza,  épousée  à  Milan  par  son  fils  Alphonse.  Les 
Ménechmes  semblent  avoir  été  une  des  pièces  les  plus  goûtées 
à  cette  époque,  car  on  la  représenta  encore  lorsque  Ludovic  le 
More,  en  1493,  vint  avec  sa  femme  Beatrix  d'Esté  à  Ferrare, 
qui  posséda  en  même  temps  le  marquis  de  Mantoue  et  Isabelle 
d'Esté.  Dans  les  récits  des  historiens  du  temps,  il  est  qvies- 
tlon  aussi  de  comédies  à  la  cour  en  1498,  et  c'est  à  Plante 
qu'on  demanda  un  surcroit  de  distractions,  dès  que  Lucrèce 
Borgia,  la  seconde  femme  d'Alphonse  d'Esté,  fut  arrivée  à  Fer- 
rare(1502).  «  La  scène,  qui  s'élevait  au-dessus  du  niveau  de  la 
salle,  et  qu'on  appelait  le  tribunal,  avait  environ  quarante-cinq 
aunes  de  long  et  cinquante  de  large.  On  y  voyait  des  maisons  de 
bois  peint  et  les  décors  indispensables,  comme  des  rochers,  des 
arbres,  etc.  Sur  le  côté  qui  faisait  face  aux  assistants,  elle  était 
fermée  par  un  mur  de  bois  surmonté  de  créneaux  figurant 
ceux  d'un  rempart.  Sur  la  partie  antérieure  de  la  scène,  c'est- 
à-dire  à  l'orchestre,  prenaient  place  les  personnes  princières, 
tandis  que  l'espace  réservé  aux  spectateurs  d'un  rang  moins 
élevé  formait  un  amphithéâtre  qu'occupaient  treize  rangées 
de  sièges  recouverts  de  coussins  et  divisés  de  telle  sorte  que 

(1)  Un  acteur  énonça  d'abord  la  substance  de  la  pièce  et  indiqua  aux  specta- 
teurs le  moyen  de  reconnaître  les  deux  frères.  Pendant  la  représentation,  le  bait- 
tlitore  excita  l'hilarité  générale  lorsque,  ajoutant  au  texte  de  Plante  des  réflexions 
de  son  cru,  il  engagea  ceux  qui  auraient  une  femme  revêche  à  s'en  débarrasser. 
11  y  eut  trois  intermèdes.  Le  premier  se  composa  d'une  danse  que  l'on  exécutait 
une  toupie  à  la  main.  Dans  le  second,  Apollon  chanta  quelques  vers  élégiarjucs 
en  s'accompagnant  de  la  lyre.  Derrière  lui  se  tenaient  neuf  Muses  qui  chantèrent 
au  son  de  la  lyre  plusieurs  canzones  «  con  tanta  concordantia  et  suavita  de  voce 
cfie  nonse  poi-ria  dire  uieglio  "  .  Dans  le  troisième  intermède,  une  troupe  de  vil- 
lageois tenant  des  pioches,  des  bêches,  des  boyaux,  des  vans,  des  râteaux,  dansa 
une  moresque  avec  accompagnement  de  tambourin  ;  en  (juittant  la  scène,  ils 
employèrent  leurs  instruments  à  se  frapper  les  uns  les  autres  sur  les  épaules,  ce 
qui  amusa  beaucoup  le  pu!)lic.  (G.,  Nuzze  e  commedic  alla  cortc  di  Ferrara  ncl 
febbraio  1491,  dans  V Archivio  lombardo,  t.  XI,  année  1884,  p.  749.) 

1^2)  Dans  les  intermèdes,  on  représenta  les  Travaux  d'Hercule,  et  un  ballet  fut 
dansé  par  des  jeunes  gens  dont  le  costume  était  garni  de  lierre. 


112  L'ART    FERRARAIS. 

les  femmes  étaient  au  milieu  de  la  salle  et  les  hommes  de 
chaque  côté.  Tout  l'espace  libre  pouvait  contenir  environ  trois 
mille  personnes  (1).  " 

Pour  la  circonstance,  le  duc  avait  fait  venir  des  acteurs 
étranjjers  ;  Mantoue,  Sienne  et  Rome  lui  en  avaient  fourni  ;  sa 
troupe  se  composait  de  cent  dix  sujets,  auxquels  on  avait  pré- 
paré des  costumes  neufs. 

Le  jeudi  3  février  1502  eut  lieu,  dans  la  grande  salle  du 
palais  délia  Ragione,  la  première  représentation  dramatique. 
"  Le  duc  fit  d'abord  avancer  tout  le  personnel  théâtral  masqué 
et  costumé  afin  de  le  passer  en  revue;  puis  le  directeur  de  la 
troupe  s'avança  sous  le  déguisement  de  Plaute,  adressa  un 
compliment  au  couple  princier  et  récita  brièvement  son  pro- 
gramme,  c'est-à-dire  l'argument  de  toutes  les  pièces  qui 
devaient  être  jouées  en  cinq  soirées.  -^ 

Ce  fut  VEpidicus  qui  fut  d'abord  offert  à  l'admiration  des 
spectateurs.  Un  ballet  appelé  moresque  suivit  chacun  des 
actes.  "  On  vit  d'abord  s'avancer  dix  gladiateurs  ;  ils  dansèrent 
au  son  des  tambourins  en  échangeant  les  armes  qu'ils  por- 
taient. Dans  une  deuxième  danse  gueriière  figuraient  douze 
personnages  portant  un  autre  costume.  Pour  la  troisième 
moresque,  on  vit  vm  char  traîné  par  une  licorne  que  conduisait 
une  jeune  fille.  Au-dessus  se  trouvaient  quelques  personnes 
attachées  à  un  tronc  d'arbre  et  quatre  joueurs  de  luth  assis 
dans  un  bosquet.  La  jeune  fille  délivrait  les  captifs,  qui  des- 
cendaient sur  la  scène  et  se  mettaient  à  danser,  tandis  que  les 
joueurs  de  luth  chantaient  de  belles  canzone...  La  quatrième 
moresque  fut  dansée  par  dix  nègres  qui  avaient  à  la  bouche 
des  chandelles  allumées.  La  cinquième  eut  pour  acteurs  dix 
autres  personnages  avec  des  costumes  de  fantaisie,    plumes 

(1)  Gregorovius,  Lucrèce  Borgia,  t.  II,  p.  42-43.  —  Ces  détails  sont  tirés 
d'une  lettre  qu'Isabelle  d'Esté  écrivit  à  son  mari  le  marquis  François  Gonza{;ue 
en  janvier  15u2,  lettre  qui  a  été  publiée  par  le  comte  Carlo  d'Arco  [Notizic  di 
Isabclla  Estense  Gonzana,  dans  V Aichivio  storico  italiano,  appendice  alla  série  I, 
vol.  II)  et  reproduite  par  M.  Isidoro  del  Lungo  dans  son  Oi-feo  dcl  Poliziano 
■alla  cortc  di  jSlcDitova.  (Niiova  Antoloijia,  vol.  XX^  III,  série  II,  15  août  1881, 
p.  550.) 


LIVRE   PREMIER.  113 

sur  la  tête  et  lances  au  poing  dont  rextrémité  était  enflammée. 
A  la  fin  de  VEpidicus,  l'assistance  fut  régalée  d'exercices  de 
jongleurs  (1).  ^ 

Le  lendemain  (vendredi  4  février) ,  représentation  des  Bac- 
chides.  Dans  les  ballets  des  entr'actes,  on  vit  des  acteurs  qui 
étaient  vêtus  de  maillots  couleur  de  chair  et  qui  tenaient  à  la 
main,  en  dansant,  des  flambeaux  d'où  s'élevaient  des  flammes 
parfumées.  D'autres  figures  fantastiques  représentèrent  un 
combat  contre  un  dragon  (2). 

Dans  la  soirée  du  dimanche  G  février,  on  joua  le  Miles  glo- 
riosus.  Une  danse  rustique,  exécutée  par  dix  bergers  ayant  des 
cornes  de  bélier  sur  la  tète  et  luttant  entre  eux,  remplit  un  des 
intermèdes. 

Le  7  février,  on  donna  V Asinarius  avec  une  moresque  très 
originale.  «  Les  spectateurs  virent  apparaître  sur  la  scène 
quatorze  satyres,  dont  l'un  tenait  une  tête  d'àne  argentée  dans 
laquelle  se  trouvait  placée  une  horloge  à  carillon.  Des  paysans 
dansaient  aux  sons  qui  en  sortaient  et  exécutaient  ensuite  une 
chasse  aux  oiseaux  et  aux  bétes  sauvages  de  toute  espèce. 
Après  cette  scène  de  satyres,  on  vit  au  deuxième  acte  huit 
chanteurs  et  chanteuses  au  milieu  desquels  une  virtuose  de 
Mantoue  joua  de  trois  luths.  On  termina  par  une  moresque  de 
danseurs  qui  figurèrent  les  diverses  opérations  agricoles,  le 
labourage,  les  semailles,  les  moissons,  le  battage  du  blé  elle 
repas  qui  suit  la  récolte.  Cet  agréable  ballet,  le  mieux  réussi 
de  tous  peut-être,  s'acheva  par  une  danse  rustique  exécutée  au 
son  de  la  cornemuse  (3).  ;' 

La  Cassina  fut  la  dernière  pièce  représentée  (4).  «  Avant  de 
jouer  cette  comédie,  on  exécuta  un  morceau  de  musique  de 
Rombonzino  et  l'on  chanta  des  barzelie  à  la  louange  des  deux 

(1)  GnEGOROVirs,  Lucrèce  Borgia .  l.  II,  p.  50-52. 

(2)  Ibid.,  p.  53. 

(3)  Ibid.,  p.  56. 

(4)  Isabelle  d'Esté  fut  indignée  de  cette  comédie,  qu'elle  qualifia  «  de  déshon- 
nète  et  d'ordurière  »  dans  une  lettre  à  son  mari,  et  Capilupo  son  secrétaire  écrivit 
au  marquis  :  «  Pendant  l'obscène  comédie  d'hier,  on  remarqua  chez  votre  femme 
tant   de  beauté  et  de   déplaisir  que   chacun  la  loua,  et  je  puis   rerlitier  à  Votre 


ut  L'ART    FERUARAIS. 

époux.  On  avait  inséré,  du  reste,  plusieurs  morceaux  de  musi- 
que dans  la  comédie  de  Plante.  Au  troisième  acte,  six  violo- 
nistes jouèrent  avec  beaucoup  de  talent  (1).  »  Dans  les  inter- 
mèdes, les  ballets  ne  furent  pas  oubliés.  "  Il  y  eut  une  danse 
de  sauvages  se  disputant  une  belle  jeune  fille  jusqu'à  l'arrivée 
du  dieu  de  l'amour,  qui  venait  la  délivrer  avec  une  escorte  de 
musiciens.  On  vit  ensuite  une  grosse  boule  qui  se  sépara  en 
deux  et  de  laquelle  sortirent  des  accords  harmonieux.  A  la  fin, 
douze  Suisses  portant  des  hallebardes  et  leur  drapeau  national 
apparurent  sur  la  scène  et  se  livrèrent  avec  beaucoup  d'art  à 
une  danse  simulant  une  lutte  armée  (2).  » 

Telles  furent  les  représentations  théâtrales  par  lesquelles 
Hei'cule  l"  fêta  sa  nouvelle  belle-fille  en  présence  d'un  immense 
concours  d'étrangers.  Si  les  pièces  de  Plante  fatiguaient  par- 
fois l'attention,  les  intermèdes,  dus  à  quelque  lettré  tel  que 
Celio  Calcagnini,  Strozzi  ou  Ariosto,  la  délassaient  en  récréant 
les  yeux  par  les  réminiscences  de  l'antiquité  combinées  avec 
des  fantaisies  romantiques,  bien  faites  pour  plaire  aux  lec- 
teurs des  poèmes  de  Boiardo,  et  en  charmant  les  oreilles  par 
les  sons  harmonieux  des  instruments  de  musique  et  de  la  voix 
humaine. 

Que  la  musique  fût  en  grande  faveur  à  Ferrare  sous  Her- 
cule I",  c'est  ce  que  l'on  ne  saurait  contester.  Nous  avons  vu 
qu'elle  occupa  une  large  place  dans  les  distractions  offertes 
aux  hôtes  du  duc.  Chanteurs  et  chanteuses,  joueuses  de  luth 
et  violonistes  excitèrent  l'admiration  des  invités.  La  plupart 
des  musiciens  au  service  du  prince  étaient,  dit-on.  Français  ou 
Flamands.  -  Le  violon  paraît  avoir  été  cultivé  à  Ferrare  d'une 
manière  toute  particulière,  car  César  Borgia,  quand  il  partit 
en  1498  pour  la  cour  de  France,  demanda  au  duc  Hercule 
quelques  joueurs  de  violon,  qu'il  voulait   emmener  avec  lui 

Excellence  qu'elle  n'a  pas  voulu  qu'aucune  de  ses  clames  d'honneur  assistât  à 
cette  pièce.  La  honte  retondje  sur  le  duc.  »  On  n'était  pas  partout  aussi  peu  scru- 
puleux sur  la  nature  et  le  choix  des  plaisirs  qu'à  la  cour  de  Ferrare.  (Voyez 
Alessandio  Lvzio,  I piecettori  d'Jsabellu  d'Estc.  Ancona,   Morelli,   1887,  p.  37.) 

(1;    GuEGûRDVius,  Lucrèce  Borgia,  t.  II,  p.  59. 

(2)  Ibid.,  p.  60. 


LIVRE   PREMIER.  115 

dans  un  pays  où  ces  artistes  étaient  très  recherchés  (1).  »  Les 
princes  et  les  princesses  mêmes  regardaient  la  musique  comme 
un  des  plus  doux  passe-temps,  s'y  exerçaient  et  ne  craignaient 
pas  de  se  produire  en  puhlic.  Nous  avons  constaté  qu'Isahelle 
d'Esté  chanta,  en  s'accompagnant  du  luth,  dans  une  réception 
solennelle,  devant  l'ambassadeur  de  Louis  XII  (2).  Alphonse 
montra  aussi  qu'il  était  un  dilettante  distingué  en  jouant  du 
violon  après  les  violonistes  de  profession  le  soir  où  la  Cassina 
fut  représentée  sur  le  théâtre  établi  dans  le  palais  délia  Ragione. 

C'est  Hercule  I"  qui  fonda  la  chapelle  d'Esté.  Dès  1471,  il 
chercha  en  divers  lieux  des  instrumentistes  et  des  chanteurs 
capables  d'exécuter  de  bonne  musique  pendant  les  offices. 
Ayant  entendu  vanter  le  talent  de  D.  Martino  d'Alemagna, 
prêtre  attaché  à  la  cathédrale  de  Constance,  il  pria  l'évèque  de 
cette  ville  d'autoriser  ce  musicien  à  se  faire  remplacer  et  entra 
en  négociation  avec  D.  Martino,  afin  que  celui-ci  organisât  la 
chapelle  projetée  et  la  dirigeât.  Il  lui  envoya  même  un  passe- 
port et  dépêcha  vers  lui  un  serviteur  avec  deux  chevaux  pour 
faciliter  son  voyage.  Mais  on  ne  sait  pas  si  ce  fut  D.  Martino 
qui  créa  la  chapelle  ducale  à  Ferrare.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'elle  fonctionnait  en  1472,  car  les  registres  mentionnent 
alors  un  maître  organiste,  un  maître  des  enfants  allemands,  un 
ténor,  un  soprano  ou  eunuque.  En  1  475,  le  duc  congédia  les 
petits  chanteurs  allemands.  Le  maître  de  chapelle  s'appelait 
Fra  Giovanni  Bebri  ou  Bebris  ;  il  fut  souvent  secouru  par  le 
prince.  Don  Pedrosio  était  un  des  musiciens  les  plus  appréciés. 

Ferrare  devint  alors  un  centre  musical  très  renommé.  Des 
autres  villes  de  l'Italie,  on  venait  y  apprendre  la  musique. 
Pietro  Bono,  joueur  de  cithare,  eut  assez  de  notoriété  pour 
que  Giovanni  Boldu  reproduisît  ses  traits  sur  une  médaille.  On 
a  conservé  aussi  le  nom  de  D.  Guido  Giovanni,  que  le  chapi- 
tre, en  1495,  nomma   organiste  de  la  cathédrale.   Plusieurs 

(1)  Gregorovius,  Lucrèce  Borçia,  t.  II,  p.  59. 

(2)  Balthazar  Castiglione  et  15eiiil)o  célébrèrent  son  talent  de  musicienne.  Don 
Giovanni  Martino,  compositeur  en  renom,  avait  été  son  niaîtrc.  Isabelle  possédait 
de  très  précieux  manuscrits  musicaux. 


116  L'ART   FERRARAIS. 

joueurs  de  trompette  et  quelques  autres  musiciens  firent  par- 
tie du  personnel  que  Jacopo  Trotti  emmena  avec  lui  quand  il 
se  rendit  en  qualité  d'ambassadeur  auprès  du  roi  de  Sicile 
(1472).  Giovanni  Venaysius,  chanteur  du  duc,  envoya  au 
marquis  François  Gonzague  un  chant  du  fameux  Josquin  des 
Prez,  qui  était  au  nombre  des  musiciens  salariés  par  Her- 
cule l"  (1499).  Josquin  avait  été  chantre  de  la  chapelle  ponti- 
ficale sous  les  papes  Sixte  IV,  Innocent  VIII  et  Alexandre  VI, 
avant  de  venir  à  Ferrare.  Sa  musique  fut  très  populaire.  Plus 
heureux  que  ses  devanciers  et  que  ses  émules  dans  l'emploi 
des  dissonances  artificielles,  Josquin  sut  les  enchaîner,  en  leur 
donnant  une  suavité  jusqu'alors  inconnue.  Il  fut  le  premier  qui 
protesta  contre  l'emploi  de  la  chanson  dans  la  musique  d'église, 
usage  scandaleux  qui  déshonorait  le  sanctuaire  depuis  trois 
siècles,  qui  faillit  à  la  fin  faire  bannir  du  service  divin  la  musi- 
que et  qu'anathématisa  le  concile  de  Trente  (1).  La  présence 
de  Josquin  à  la  cour  de  Ferrare  fait  donc  honneur  au  discer- 
nement d'Hercule  I".  Ce  prince,  du  reste,  aimait  tant  la  musi- 
que, que,  dans  ses  dernières  années,  il  trouvait  un  allégement 
aux  maux  de  la  vieillesse  en  écoutant  Vincenzo  da  Modena 
jouer  à\x  clavicimbalo  (2).  Sa  bibliothèque  musicale  renfermait 
en  grand  nombre  les  plus  précieux  ouvrages,  soit  manuscrits, 
soit  imprimés  (3). 

Dans  sa  prédilection  pour  le  théâtre  et  la  musique,  Her- 
cule I"  fut  loin  de  se  montrer  indifférent  aux  arts  du  dessin, 
qui,  de  son  temps,  prirent  un  rapide  essor. 

Pour  la  peinture,  le  dernier  quart  du  quinzième  siècle  et  les 
premières  années  du  seizième  furent  à  Ferrare,  comme  dans 
les  autres  cités  italiennes,  une  période  de  progrès  décisifs  et 

(1)  F. -A.  Gruyer,  Les  portraits  peints  par  Raphaël,  t.  II,  p.  62. 

(2)  L.-F.  Valdrighi,  Cappclle,  concerli  e  musiche  di  casa  d' Este  dal secolo  XV 
al  XVIII,  dans  les  Atli  c  mcmorie  délie  deputazioni  di  storia  patria  per  le  pro- 
vincie  modencsi  e  pannensi,  série  III,  vol.  II. 

(3)  L'inventeur  de  la  typographie  musicale  fut  Ottaviano  dei  Petrucci,  né  le 
18  juin  14-66  à  Fossonihrone  dans  les  Etats  de  l'Eglise.  Il  perfectionna  à  Venise 
l'impression  de  la  musique  à  l'aide  de  caractères  mobiles  (1495),  et  mit  sa  décou- 
verte en  pratique  à  partir  de  l'année  1498.  (Antoine  Vidal,  Les  instruments  à 
archet.) 


LIVRE   PREMIER.  117 

d'épanouissement.  Si  Cosimo  Tara,  Michèle  Ongaro,  Baldassare 
d'Esté,  Ercole  Roberti,  Francesco  Bianchi  Ferrari  et  Domenico 
Panettise  rattachent  encore  au  commencement  de  la  Renais- 
sance par  un  reste  d'âpreté  et  de  sécheresse  ou  par  le  dédain  de 
la  beauté,  Lorenzo  Costa,  Lodovico  Mazzolini,  Ercole  Grandi  (1) 
entrent  dans  des  voies  nouvelles;  on  sent  chez  eux  tantôt  un 
sentiment  plus  élevé  des  situations  pathétiques,  tantôt  des 
aspirations  plus  idéales,  le  besoin  de  choisir  des  modèles  plus 
agréables,  le  goût  des  lignes  pures  et  suaves.  Hercule  I"  et  sa 
femme  profitent  des  productions  de  l'art  ferrarais,  mais  ils 
veulent  posséder  aussi  des  ouvrages  à' Amhrogio  de  Prédis,  de 
Sperandio  da  Campo,  de  Mantegna ,  de  Giovanni  Bellini,  de 
Francia  et  de  Léonard  de  Vinci  (2),  pour  ne  citer  que  quelques 
noms.  En  1498  et  en  1499,  Boccaccino  de  Crémone  figure 
parmi  les  salariés  du  duc.  Dès  1497,  il  habitait  à  Ferrare  une 
maison  que  lui  avait  fournie  Hercule  I",  et  il  y  demeurait  encore 
en  1499  (3). 

Pendant  que  la  grande  peinture  s'avance  vers  la  perfection, 
la  miniature,  accompagnement  des  volumes  manuscrits,  reste 
stationnaire;  on  s'habitue  à  la  négliger.  Aux  livres  écrits  à  la 
main  se  substituent  peu  à  peu  les  livres  imprimés,  pour  l'orne- 
mentation desquels  on  a  recours  à  un  procédé  nouveau,  moins 
dispendieux,  au  procédé  de  la  gravure  en  bois.  G'està  l'époque 
d'Hercule  \"  que  paraissent  la  Légende  de  S.  Maurelio  et  celle 
de  S.  Georges  (1489),  les  Fe/?j//ie5  ?7/«5^re5  de  Fra  Jacopo  Foresti 
de  Bergame  (1497)  et  les  Épîtres  de  saint  Jérôme  en  italien 
(1497),  ouvrages  contenant  des  planches  exquises,  qui  éga- 
lent les  meilleures  planches  faites  à  Florence  et  à  Venise  (4) . 

(1)  Il  entra  si  avant  dans  les  bonnes  grâces  du  duc,  que  celui-ci  le  chargea 
d'accompagner  à  Rome  son  fils  Alphonse,  alors  âgé  de  seize  ans,  (|ui  devait  aller 
complimenter  de  sa  part  Alexandre  VI,  élu  pape  à  la  mort  d'Innocent  VIll 
(1492). 

(2)  11  y  avait  dans  la  chapelle  de  la  cour  une  Judith  de  Léonard  de  Vinci  ijuc 
Bastiano  Filippi  restaura  en  1588. 

(3)  Voyez  le  document  pul)lié  par  M.  Venturi  dans  VArcliivio  storicu  dclF 
arte  (livraison  de  janvier-février  1894,  p.  55). 

(4}  En  1496,  on  rencontre  en  qualité  de  page  à  la  cour  d'IIorcule  Giulio  Cam- 
pagnolu,  qui  devait  s'illustrer  connue  graveur.  Il  n'avait  alors  que  seize  ans  et  ne 


118  L'ATIT   FERRABAIS. 

En  même  temps,  les  méclailleurs  continuent  les  traditions 
inaugurées  par  Yittore  Pisano  et  Matteo  de  Pasti.  Baldassare 
d'Esté,  Coradini,  Sperandio  et  quelques  artistes  anonymes 
reproduisent  les  traits  du  duc  de  lerrare  (1).  Les  hommes  les 
plus  considérables  qui  composaient  l'entourage  d'Hercule  I" 
revivent  aussi  dans  les  médailles  dues  à  Sperandio;  ces 
médailles  forment  une  galerie  du  plus  haut  intérêt,  où  l'on 
peut  étudier  à  loisir  la  physionomie  des  personnages  mar- 
quants de  l'époque,  tels  que  Sigismond  d'Esté,  frère  du  duc, 
Niccolo  da  Correggio,  Prisciano  de'  Prisciani,  conseiller  d'Her- 
cule V\  Jacopo  Trotti,  ambassadeur  à  Milan,  Agostino  Huon- 
francesco  de  Rimini,  Antonio  Sarzanella  de'  Manfredi,  Lodo- 
vico  Carbone,  les  riches  marchands  Bartolommeo  Pendaglia  et 
Simone  Rufîni,  Bartolommeo  délia  Rovere,  évéque  de  Fer- 
rare,  Fra  Cesario  Contughi,  professeur  à  l'Université,  et  le 
médecin  Pietro  Bono  Avogario. 

Hercule  \"  ne  s'intéressa  pas  seulement  aux  médailles 
exécutées  de  son  temps.  Sous  son  règne,  la  collection  de 
médailles  et  de  monnaies  antiques  commencée  par  Lionel 
s'accrut  notablement  (2). 

En  1476,  il  écrivit  de  Belriguardo  à  Galasso  degli  Ariosti 
pour  le  charger  de  payer  six  livres  deux  sous  et  six  deniers  à 
un  habitant  de  Modène  qui  lui  avait  procuré  une  médaille  eu 
or  de  Domitien  (3).  Il  acquit  aussi  à  Modène  (I  480)  un  certain 
nombre  de  monnaies  valant  trente  ducats  d'or.  En  1487,  Anton 
^Maria  Guarnieri  lui  vendit  quatre  monnaies  d'or    et  quinze 

resta  que  peu  d'années  à  Ferrare,  où  rien  ne  prouve  qu'il  se  soit  essayé  dans  son 
art.  issu  d'une  famille  noble  de  Padoue,  il  s'adonna  aux  lettres  jusqu'à  devenir  un 
érudit,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  cultiver  la  peinture  et  la  sculpture  aussi  bien 
que  l'art  de  la  gravure.  (G.  Campori,  GV  intagliatori  di  stampe  e  gli  Estensi,  p.  2.) 

(1)  On  trouve  aussi  à  Ferrare  (1472)  Gian  Franccsco  Enzola,  auteur  de 
charmantes  plaquettes  en  bronze,  avec  le  titre  de  graveur  des  monnaies  (inacstro 
délie  stampe). 

(2)  Les  détails  qui  suivent  sont  empruntés  au  travail,  cité  souvent  déjà,  de  M.  Ad. 
Venturi,  intitulé  :  L'artc  ferrarese  net  pcriodo  d'Ercule  I  d'Esté,  p.  llS-lli. 

(3)  Il  aimait  tellement  les  médailles  antiques,  qu'il  fit  exécuter  en  marbre, 
d'après  les  pièces  de  sa  collection,  les  portraits  de  douze  empereurs,  portraits  qui 
furent  donnés  par  lui  à  la  Commune  pour  être  placés  sur  la  «  Ijalustrade  de  la 
place  n  . 


LIVRE   PREMIER.  119 

d'argent.  Le  célèbre  Matteo  Maria  Boiardo,  gouverneur  de 
Reggio,  avant  appris  qu'un  paysan  avait  découvert  dans  un 
champ  des  monnaies  antiques,  annonça  cette  nouvelle  au  duc, 
qui  le  pria  de  faire  main  basse  sur  toutes  celles  qui  n'auraient 
pas  été  dispersées  :  Boiardo  parvint  à  en  obtenir  un  bon 
nombre,  qui  se  trouvaient  chez  les  orfèvres  de  Reggio.  Mais  ce 
fut  surtout  à  un  joaillier  vénitien,  nommé  Domenico  di  Piero, 
marchand  de  camées,  de  gemmes,  d'intailles  et  de  curiosités 
de  toute  espèce,  qu'Hercule  dut  le  plus  d'objets  précieux.  Il 
acheta  de  lui  des  joyaux  (1474),  vingt  médailles  d'or  qui  coû- 
tèrent quarante  ducats  (1478),  et  d'autres  médailles  pour  les- 
quelles il  déboursa  deux  cent  soixante  ducats  (1485). 

L'habile  joaillier,  invité  à  se  rendre  à  Ferrare  avec  une  car- 
gaison de  raretés,  était  en  1486  créancier  d'une  somme 
énorme  (quatre  mille  cent  vingt-cinq  ducats).  Il  demanda  le 
payement  d'une  partie  de  cette  somme  avant  de  quitter  Venise. 
De  plus,  il  exigea  la  promesse  qu'on  ne  le  forcerait  pas  à 
céder  des  objets  qui  lui  appartenaient  et  qui  provenaient  de  la 
collection  du  Vénitien  Pietro  Barbo,  monté  sur  le  trône  pon- 
tifical sous  le  nom  de  Paul  II,  par  exemple  de  petits  tableaux, 
des  coffrets  d'argent,  des  plats,  des  vases  de  porphyre,  des 
porcelaines,  des  albâtres,  des  statuettes  de  bronze  (1). 

Si,  des  médailleurs,  nous  passons  aux  sculpteurs,  le  prin- 
cipal artiste  que  nous  ayons  à  mentionner  est  Ambrogio  da 
Milano,  l'auteur  du  tombeau  de  Lorenzo  Roverella,  évêque  de 
Ferrare,  dans  l'église  suburbaine  de  Saint-Georges.  On  ne  sait 
pas  à  qui  le  duc  s'adressa  pour  faire  élever,  au  milieu  de  la 
place  qui  porte  maintenant  le  nom  de  l'Arioste,  sa  propre 
statue  équestre  (1490).  Le  sculpteur  étant  mort  avant  que  son 
travail  fut  avancé.  Hercule  P'  eut  lidée  d'utiliser  le  cheval 
exécuté  par  Léonai-d  de  Vinci  pour  une  statue  équestre  en 
bronze  de  François  Sforza.  Le  modèle  de  cette  statue  avait  été 
exposé  en  1493  sous  un  arc  de  triomphe  au  milieu  de  la  place 
du  Castello  de  Milan,  h  l'occasion  des  noces  de  Blanche-Marie 

(1)    Ad.  Ventlt,!,   Varie  ferrarese  nel  periodo  d'Ercole  I  d'L'stc,  p.  114-115. 


120  L'AllT    FERRARAIS. 

Sforza  avec  Fempereur  Maximilien,  et  on  Tavait  laisse  là  depuis 
cette  époque.  Après  la  chute  de  Ludovic  le  More,  les  arba- 
létriers gascons  le  criblèrent,  dit-on,  de  leurs  traits;  mais,  s'ils 
l'endommagèrent  gravement,  ils  ne  le  détruisirent  pas.  C'était 
donc  encore  une  œuvre  enviable,  en  dépit  des  détériorations 
subies.  Le  19  septembre  1501,  Hercule  écrivit  à  l'ambassadeur 
de  Ferrare,  Giovanni  Yalla,  et  le  chargea  de  demander  au 
cardinal  de  Rouen,  gouverneur  de  Milan,  la  cession  du  modèle 
qu'il  désirait.  Dans  cette  lettre,  que  M.  Campori  a  publiée  (1), 
le  duc  insiste  sur  le  plaisir  qu'il  aurait  à  posséder  l'œuvre  de 
Léonard  ;  il  espère  bien  l'obtenir,  car,  «  comme  on  n'en  prend 
pas  soin,  elle  se  détériore  de  jour  en  jour  ^  ;  dès  que  la  négo- 
ciation sera  terminée,  il  enverra  chercher  le  modèle  par  une 
personne  qui  en  organisera  le  transport  avec  soin  et  adresse, 
de  manière  à  ne  rien  compromettre.  Malgré  toute  son  habileté 
diplomatique,  Yalla  ne  put  annoncer  à  son  maître  qu'il  avait 
réussi  dans  ses  démarches.  Le  24  septembre,  il  écrivit  que  le 
gouverneur  de  Milan,  très  disposé,  du  reste,  à  être  agréable  au 
duc  de  Ferrare,  ne  voulait  prendre  aucune  décision  sans  avoir 
consulté  Louis  XII,  et  il  engagea  le  duc  à  faire  parler  au  Roi 
par  Bartolommeo  di  Cavalière,  ambassadeur  de  Ferrare  à  la 
cour  de  France.  On  ignore  comment  les  choses  se  passèrent. 
Toujours  est-il  que  le  modèle  resta  à  INIilan,  où  il  fut  détruit. 
La  mort  d'Hercule  F',  le  25  janvier  1505,  coupa  court  à  l'exé- 
cution de  sa  statue  équestre,  qui  eût  été  un  des  principaux 
ornements  de  sa  capitale. 

Hercule  I"  avait  eu  huit  enfants  : 

1"  Liicrezia,  née  de  Lodovica  Condolmieri,  mariée  le  25  jan- 
vier 1487  à  Annibale  Bentivoglio,  morte  à  Ferrare  le 
24  juin  1516. 

2"  Isabelle,  née  d'Éléonore  d'Aragon  le  18  mai  117  4,  mariée 
à  François  II  Gonzague  en  février  1490,  morte  le  13  fé- 
vrier 1539. 

3"  Beatrix,  née  d'Éléonore  d'Aragon  le  29  juin  1475,  mariée 

(1)  jSuovi  Documenli  per  la  vita  di  Leonatdo  Ja  Vinci.  Mudena,  1865.  — 
Gazette  des  Beaux-Arts,  l"^'  période,  t.  XX,  p.  42. 


LIVRE    PREMIER.  121 

à  Ludovic  le  More  le  18  janvier  1491,  morte  le  2  janvier  1497. 

à:°  Alphonse  r\  né  d'Éléonore  d'Aragon  le  21  juillet  1476, 
mort  le  31  octobre  1534.  Il  épousa  en  1491  Anna  Sforza  qui 
mourut  le  2  décembre  1497,  puis  en  1501  Lucrèce  Borgia  qui 
mourutle  24  juin  1519,  et  enfin  peut-être,  en  1534,  Laura  Eus- 
tochia  Dianti  qui  mourut  le  27  juin  1573. 

5°  Ferra7ite  on  Ferdinand,  né  d'Eléonore  d'Aragon  le  19  sep- 
tembre 1477,  mort  le  22  février  1540. 

()"  Giulio ,  né  d'Isabella  di  Niccolô  Arduino,  demoiselle 
d'honneur  d'Éléonore  d'Aragon,  le  13  mars  1478  ou  au  com- 
mencement de  1481,  mort  le  24  mars  1561. 

"i"  Hippolyte  I" ,  né  d'Éléonore  d'Aragon  le  20  mars  1479, 
mort  le  2  septembre  1520. 

S"  Sigisfno7id,  né  d'Éléonore  d'Aragon  le  8  septembre  1480, 
mort  le  9  août  1524. 


IX 


ALPHONSE    f\ 
(Né  le  21  juillet  1476,  il  régna  de  1505  à  1534.) 

Dès  qu'Hercule  I"  fut  mort,  Tito  Strozzi,  le  Juge  des  Sages, 
se  rendit  avec  les  douze  Sages  au  Castello  pour  remettre  à 
Alphonse,  fils  ahié  du  prince  défunt,  le  bâton  et  l'épée,  insignes 
de  la  dignité  ducale,  et  pour  le  reconnaître  au  nom  du  peuple 
comme  souverain  de  Ferrare.  Yétu  d'un  costume  blanc,  monté 
sur  un  cheval  richement  caparaçonné,  le  nouveau  duc  par- 
courut ensuite  la  ville,  malgré  la  neige  qui  tombait  abondam- 
ment. Devant  lui,  s'avançait  Giulio  Tassone,  portant  l'épée 
ducale,  et  il  avait  à  ses  côtés  le  cardinal  Hippolyte,  son  frère, 
et  le  visdomino  des  Vénitiens.  Derrière  lui  chevauchaient,  au 
son  des  fifres,  des  trompettes  et  des  tambours,  les  magistrats, 
les   nobles  et  les  principaux  citoyens.  Le  cortège  se  dirigea 


122  L'ART    F  ET.  RABAIS. 

enfin  vers  la  cathédrale  où  eut  lieu  la  cérémonie  en  usage  au 
début  de  chaque  règne. 

Alphonse  avait  un  caractère  énergique  et  rude,  un  esprit 
positif  et  pratique,  une  nature  sensuelle.  L'étude  des  lettres  ne 
l'attirait  pas  (1).  Il  se  complaisait  au  contraire  dans  les  occu- 
pations manuelles,  et  c'est  avec  succès  qu'il  exerça  l'art  du 
tourneur,  cultiva  la  céramique,  s'appliqua  à  la  fabrication  des 
armes  et  de  la  poudre  (2),  ainsi  qu'à  la  fonte  des  canons  (3). 
Telles  furent  les  distractions  favorites  de  sa  jeunesse.  Devenu 
duc  de  Ferrare,  il  continua  de  s'y  livrer  durant  les  premières 
années  de  son  règne.  Les  habiles  artisans  étaient  traités  par  lui 
avec  honneur,  admis  même  à  sa  table  quand  il  était  seul,  et  il 
plaisantait  volontiers  avec  eux,  sans  grand  souci  de  son  rang, 
voire  de  sa  dignité  (4).  Prenant  au  sérieux,  et  les  travaux  aux- 
quels il  se  livrait  personnellement,  et  ceux  que  l'on  exécutait 
sous  ses  yeux,  il  eut  toujours  soin  d'attirer  auprès  de  lui  les 
maîtres  dont  la  réputation  était  le  mieux  établie.  Un  voyage 
qu'il  fit  dans  les  Pays-Bas,  en  Angleterre  et  en  France,  du 
13  avril  au  8  aoiit  1504(5),  eut  moins  pour  but  son  plaisir 
que  son  instruction,  et  lui  procura  l'occasion  d'étudier  sur  place 
l'état  du  commerce  et  de  l'industrie  à  l'étranger  (6).  Alphonse 
d'Esté  entreprit  ce  voyage  en  compagnie  d'Antonio  Costabili, 
conseiller  privé  du  duc  Hercule  F",  de  Girolamo  da  Gastello, 
d'Alfonso  Trotti,  de  Guido  Blanchi  et  de  Giovanni  Giglioli,  ce 
qui  permet  de  supposer  que  la  politique  ne  fut  pas  non  plus 
étrangère  aux  conversations  que  le  prince  eut  avec  l'archiduc 

(1)  Dès  1  âge  de  cinq  ans,  cependant,  il  eut  entre  les  mains  le  livre  de  la  syn- 
taxe latine  composé  par  Donato  et  les  règles  de  grammaire  de  Guarino.  Quand  il 
eut  atteint  neuf  ans,  on  commença  à  lui  faire  lire  les  œuvres  de  Térence.  II  eut 
pour  maître  d'abord  Sebastiano  da  Lugo,  puis  Jacopo  Galino. 

(2)  On  lui  attribue  l'invention  d'une  machine  hydraulique  pour  fabriquer  de  la 
poudre  à  canon. 

(3)  «  Si  esercitava  coHe  proprie  mani,  r  con  tal  genio  ed  assiduita  che  ne 
divenne  poi  artejice  eccellentissinio .  »  (Fnizzi,  Mernorie  per  la  storia  di  Ferrara^ 
t.  IV,  p.  178.^ 

(4)  Ibid.,  p.  222-223. 

(5)  BuiiCKHARDT,  Die  Cultur  der  Renaissance,  p.  39. 

(6)  D'après  Pistofilo,  l'agriculture  fut  aussi,  de  sa  part,  l'objet  d'une  sérieuse 
attention. 


LIVRE    PREMIER.  123 

Charles,  avec  Henri  VII,  roi  crAngleterre,  et  avec  Louis  XII.  Il 
eût  été  aussi  en  Espagne,  si  la  santé  très  altérée  de  son  père  ne 
Teût  forcé  à  revenir.  Ce  n'était  pas  son  premier  voyage. 
Comme  Hercule  P%  il  aimait  h  parcourir  en  curieux  les  États 
voisins  du  sien.  11  n'avait  que  seize  ans,  lorsqu'en  I  492,  peu 
après  son  mariage  avec  Anna  Sforza,  il  visita  Pavie,  la  Char- 
treuse, Serravalle,  Tortone  et  Gênes,  et  l'on  est  en  droit  de 
penser  que,  dès  cette  époque,  les  œuvres  des  sculpteurs  et  des 
peintres  lombards  frappèrent  son  imagination  et  contribuèrent 
à  former  son  goût  (1). 

Marié  d'abord  à  Anna  Sforza,  qu'il  perdit  au  bout  de  six  ans 
sans  en  avoir  eu  d'enfants (î),  il  avait  épousé  en  quelque  sorte 
malgré  lui  Lucrèce  Borgia  (3),  dont  la  grâce  et  la  douceur 
triomphèrent  de  ses  appréhensions.  Il  lui  témoigna  bientôt  un 
sincère  attachement.  Lors  de  la  fausse  couche  qu'elle  fit  le  5  sep- 
tembre 1502,  accident  auquel  elle  faillit  succomber,  il  ne 
quitta  pour  ainsi  dire  pas  la  chambre  de  la  malade,  et  quand 
Lucrèce  fut  complètement  rétablie  (4),  il  entreprit  un  voyage 
à  Lorette  afin  d'accomplir  un  vœu  qu'il  avait  fait  pour  la  gué- 
ri son  de  sa  femme. 

Au  point  de  vue  intellectuel,  la  présence  de  la  fille  d'A- 
lexandre YI  à  Ferrare  ne  fut  pas  sans  portée.  Les  lettrés  et  les 
savants  trouvèrent  en  Lucrèce  un  appui  et  firent  partie  de  sa 
société  intime  :  ils  se  sentaient  attirés  vers  elle  par  son  esprit 
cultivé  (5)  non  moins  que  par  le  charme  qui  lui  était  particu- 

(i)  Ad.  Vexturi,  Belazioiil  artistiche  tra  le  corti  ili  Milano  e  Ferrara  nel 
aecolo  XV  (p.  256),  ànnsV ÂJ-cliivio  xtoricolombardo,  anno  XII,fasc.II,  30 juin  1885. 

(2)  Voyez  plus  haut,  p.  85  et  suiv. 

(3)  Voyez  plus  haut,  p.  95-102. 

(41  Frizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  211.  —  (iRixoROvirs, 
Lucrèce  Borçjia,  t.  II,  p.  97, 

(5)  Voici,  d'après  un  inventaire  authenlicjue  dressé  en  1503,  les  livres  rpie 
Lucrèce  possédait  en  1502  et  en  1503,  livres  pourvus  en  f>cnéral  de  reliures  en 
velours  roi^e,  en  or  et  en  argent  :  ini  bréviaire;  les  sept  Psaumes  delà  pénitence 
et  d'auties  prières;  un  ouvrajje  sur  parchemin  avec  des  miniatin-es  en  or,  intitulé 
De  coppelle  ala  Spagnola;  un  recueil  imprime  des  lettres  de  sainte  Catherine  de 
Sienne;  les  Epitres  et  les  l>angiles  en  langue  vulgaire;  un  livre  espagnol  traitant 
de  matières  religieuses;  un  recueil  manuscrit  de  chansons  espagnoles  avec  les 
proverbes  de  Domcnico  Lopez  ;  un  ouvrage  imprimé  ayant  pour  titre  :  VAquila 
volante;  un  livre  imprimé  intitulé  :   Supplément  des  chroni(jues,  en  langue  vul- 


124  L'ART    FEURARAIS. 

lier.  Balthazar  Castiglione,  Ottaviano  Fregoso,  Aide  Maniice, 
Beiiibo,  Tito  Strozzi  et  son  fils  Ercole  excitèrent  spécialement 
sa  sympathie  et  furent  ses  principaux  admirateurs.  Bembo, 
venu  à  Ferrare  en  1503,  conçut  même  pour  elle  une  véritable 
passion,  dontil  confia  l'expression  à  ses  vers.  Le  l"aoùt  1504, 
il  lui  dédia  les  Asolani,  dialogue  sur  l'amour,  auquel  il  joignit 
une  lettre  dans  laquelle  il  célébrait  les  vertus  de  Lucrèce  (1). 
En  1506,  il  passa  à  la  cour  de  Guidobaldo  duc  d'Urbin,  mais 
il  entretint  avec  la  duchesse  de  Ferrare  une  correspondance 
suivie.  Si  cette  correspondance  témoigne  d'une  tendresse  per- 
sévérante, tendresse  peut-être  partagée,  elle  ne  permet  pas  de 
supposer  que  Lucrèce  ait  manqué  à  ses  devoirs.  Dans  les  vers 
de  Tito  Strozzi  et  de  son  fils,  les  hommages  rendus  à  la  femme 
d'Alphonse  n'ont  pas  moins  de  vivacité;  leur  amour  cependant 
ne  peut  être  regardé  que  comme  purement  idéal.  Antonio 
Tebaldeo,  Gelio  Calcagnini  et  Giraldi  ont,  du  reste,  attesté 
les  qualités  morales  de  Lucrèce  à  partir  de  son  arrivée  à 
Ferrare,  et  l'Arioste  a  placé  dans  le  temple  d'honneur  des 
femmes  son  image  avec  une  inscription  laudative  (:2). 

{{aire;  le  Miroir  de  la  foi,  imprimé  et  en  langue  vulgaire;  un  Dante  imprimé, 
avec  commentaire;  un  ouvrage  sur  la  philosophie,  en  langue  vulgaire;  un  vieux 
livre  intitulé  :  De  ventura;  un  Donat;  une  Vie  de  Jésus-Christ  en  espagnol;  un 
Pétrarque  manuscrit,  sur  parchemin,  de  format  in-12.  (^Gregouovius,  Lucrèce 
Borijia,  t.  II,  p.  136.)  —  Un  inventaire  de  1516  ne  mentionne  que  des  bréviaires 
et  des  livres  d'office  magnifiquement  reliés. 

ri)  Aide  Manuce,  fixé  à  Venise  après  avoir  vécu  quelque  temps  à  Ferrare 
auprès  d'Hercule  I"  et  à  Carpi  auprès  des  Pio,  imprima  les  Asolani  en  1505  et  les 
adressa  à  Lucrèce  avec  une  dédicace.  C'est  aussi  à  Lucrèce  qu'il  dédia  le  volume 
des  poésies  de  Tito  et  d'Ercole  Strozzi,  imprimé  en  1513  et  accompagné  d'une 
introduction  dans  laquelle  il  exalte  les  qualités  de  la  duchesse,  notamment  sa 
crainte  de  Dieu,  sa  bienfaisance  envers  les  pauvres,  sa  bonté  pour  ceux  qui  l'en- 
touraient et  la  sagacité  de  son  jugement.  (GREGonovius,  Lucrèce  Bore/ ia,  t.  II, 
p.  138,  179.) 

(2)  La  prima  iscrizion  ch'  agli  occhi  occorre, 

Con  lungo  onor  Lucrezia  Borgia  noma, 

La  cui  bellezza  ed  onestà  preporre 

Debbe  ail'  antiqua  la  sua  patria  Roma. 

I  duo  che  voluto  han  sopra  se  torre 

Tanto  ccccllente  ed  onorata  soma, 

Noma  lo  scritto  :  Antonio  Tebaldeo, 

Ercole  Strozza  :  un  Lino,  e  un  Orfeo. 

(Ch.  XLii,  st.  83.) 


LIVRE   PREMIER.  125 

Plusieurs  événemeuts  tragiques  mirent  presque  coup  sur 
coup  en  émoi  la  cour  si  brillante  et  si  raffinée  de  Ferrare.  Le 
3  novembre  1505,  le  cardinal  Hippolyte,  frère  du  duc,  soudoya 
des  assassins  pour  crever  les  yeux  de  son  frère  naturel  Giulio, 
parce  que  Angela  Borgia,  dame  d'honneur  de  Lucrèce,  que 
tous  deux  aimaient,  avait  vanté  en  sa  présence  la  beauté  des 
yeux  de  son  rival.  L'année  suivante,  Giulio,  de  concert  avec 
son  frère  Ferrante,  complota  contre  la  vie  d'Hippolyte  et  contre 
celle  d  Alphonse,  sans  réussir  dans  son  entreprise,  qui  lui 
valut,  ainsi  qu'à  son  complice,  une  captivité  longue  et  cruelle 
au  fond  des  prisons  du  Castello  (1).  Deux  ans  plus  tard,  le 
G  juin  1508,  on  trouva  dans  une  des  rues  de  la  ville,  non  loin 
de  l'église  consacrée  à  saint  François,  Ercole  Strozzi  percé 
de  vingt-deux  coups  de  poignard,  peut-être  par  ordre  d'Al- 
phonse (2).  u  Ce  terrible  événement,  dit  M.  Gregorovius,  dut 
rappeler  au  souvenir  de  Lucrèce  le  jour  où  son  frère  le  duc 
de  Gandie  avait  été  assassiné,  et,  de  même  que  cette  mort 
était  restée  un  mystère  impénétrable,  celle  de  Strozzi  demeura 
également  inexpliquée.  " 

La  conspiration  de  Giulio  et  de  Ferrante  ne  fut  pas  la  seule 
à  laquelle  échappa  Alphonse  1".  Il  y  en  eut  une  autre  en  1523, 
une  troisième  en  1525,  une  quatrième  en  1528,  dont  l'auteur, 
Girolamo  Pio,  fut  décapité  dans  le  jardin  du  Castello  (25  oc- 
tobre 1528).  La  dernière  eut  lieu  en  1532,  et  la  tète  du  cou- 
pable fut  exposée  au  bout  d'une  lance  sur  une  des  tours  du 
même  édifice. 

Parmi  les  calamités  qiii  signalèrent  le  règne  d'Alphonse,  la 
peste  n  occupe  pas  une  des  moindres  places.  Dans  la  seconde 
moitié  de  1505,  il  mourut  jusqu'à  six  mille  personnes,  entre 
autres  deux  lettrés  ferrarais  de  grand  renom,  Battista  Gua- 
rinoI"(3)  et  Tito  Vespasiano  Strozzi.  Quatre  mille  habitants 
désertèrent  la  ville.  De  ce  nombre  fut  Lucrèce,  qui  se  retira  à 

[l]   ÎNous  reviendrons  sur  ces  faits  en  parlant  du  Castello  (liv.  II,  ch.  m}. 

(2)  On  trouvera  plus  loin  le  récit  détaillé  de  ce  drame,  à  propos  du  palais 
Paresclii  (liv.  II,  ch.  m). 

(3)  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  lui  p.  108. 


126  L'ART    FERRAllAIS. 

Rovip^o,  OÙ  elle  fit  une  seconde  fausse  couche.  On  ferma  l'Uni- 
versité, et  les  tribunaux  cessèrent  de  siéger.  L'épidémie  avait 
été  précédée  d'une  disette,  dont  le  duc  s'efforça  d'atténuer  les 
effets  en  se  procurant  au  dehors  du  blé  qu'il  fit  distribuer  aux 
plus  nécessiteux.  En  1528,  la  peste  éclata  de  nouveau  avec 
plus  d'intensité  encore  et  prit  comme  victime  de  marque  le 
célèbre  jurisconsulte  Giacopino  Riminaldi.  A  cette  époque,  la 
Commune  salaria  un  médecin  espagnol,  Alessandro  Castagno, 
qui  prétendait  avoir  inventé  une  huile  très  efficace  contre  le 
mal  régnant.  Elle  lui  accorda  dix  lire  par  mois  et  lui  concéda  la 
jouissance  des  produits  du  Boschetto  dans  l'île  de  Saint-Sébastien . 

Quelques  années  après  (30  décembre  1532),  un  incendie 
détruisit  en  grande  partie  l'ancien  palais  des  Este,  celui  où 
siège  à  présent  la  municipalité.  Le  feu  avait  pris  dans  une 
boutique  sous  la  loggia  construite  en  1503.  Il  consuma,  au- 
dessus  de  cette  loggia,  la  salle  dans  laquelle  on  avait  établi  une 
scène  pour  la  représentation  des  comédies  de  l'Arioste  (1). 
L'illustre  poète  en  fut  fort  affligé.  Déjà  malade  au  moment  où 
il  vit  son  cher  théâtre  anéanti,  il  mourut  le  G  juin  1533  dans 
la  modeste  et  jolie  maison  qu'il  s'était  fait  construire  et  que 
l'on  visite  toujours  avec  intérêt.  —  Un  autre  incendie,  en 
1512,  avait  gravement  endommagé  l'intérieur  du  palais  délia 
lia  g  iQ  ne. 

Lorsque  Alphonse  I"  succéda  à  son  père,  Ferrare  jouissait 
dune  paix  profonde.  Mais  on  ne  tarda  pas  à  voir  que  cet  heu- 
reux état  ne  durerait  pas  longtemps.  L'ambition  de  Venise, 
non  encore  pleinement  assouvie,  était  toujours  menaçante,  et 
Jules  II  avait  déjà  entrepris  de  rendre  à  l'Église  tout  ce  qu'elle 
avait  jadis  possédé.  Après  avoir  repris  les  places  qui  étaient 
au  pouvoir  de  César  Borgia,  il  enleva  Pérouse  aux  Baglioni  et 
assiégea  Bologne  (2),  où  il  entra  le  2  novembre  1506,  tandis 


(1)  Fmzzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  318. 

(2)  Connue  vassal  du  Saint-Siè{;e,  le  duc  de  Ferrare  fut  ohlip,é,  pendant  le  siège 
de  Boloj-ne,  de  conduire  au  camp  du  Pape  quinze  cents  hommes  d'armes  et  de 
contribuer  ainsi  à  la  chute  de  Bentivoj;lio,  dont  un  des  hls,  Annibal,  était  son 
beau-frère. 


LIVRE    PREMIER.  127 

que  Giovanni  Bentivoglio  se  réfugiait  à  Milan  avec  une  partie 
de  sa  famille  (1).  Alphonse  d'Esté  n'avait-il  pas  lieu  de  craindre 
pour  lui-même?  Sa  situation  précaire  lui  imposait  une  extrême 
prudence.  Ne  pas  irriter  le  plus  irritable  des  pontifes  lui  parut 
la  première  des  nécessités.  Aussi  n'osa-t-il  pas  refuser  son  con- 
cours à  Jules  II,  qui  se  préparait  à  conquérir  Ravenne  sur  les 
Vénitiens  et  à  s'emparer  de  plusieurs  villes  dans  la  Romagne. 
Il  accéda  à  la  ligue  de  Cambrai,  formée  contre  la  République 
le  10  décembre  1508  par  le  Pape,  le  roi  de  Naples,  le 
roi  de  France  et  l'Empereur,  espérant,  du  reste,  d'après  les 
promesses  qui  lui  étaient  faites,  que,  pour  prix  de  son  con- 
cours, il  recouvrerait  la  Polésine  de  Rovigo  et  serait  à  tout 
jamais  débarrassé  du  visdonn'no  vénitien.  Afin  d'obtenir  son 
assentiment,  le  Pape,  dés  le  3  mai  1509,  lui  avait  envoyé  la 
rose  d'or  par  l'intermédiaire  de  Beltrame  Costabili ,  évéque 
d'Adria  et  ambassadeur  du  duc  auprès  du  Saint-Siège;  le 
19  avril,  il  le  proclama  gonfalonier  de  l'Église,  et,  le  26,  Cos- 
tabili remit  h  son  maître  l'étendard  pontifical  dans  la  cathé- 
drale de  Ferrare.  Quelles  rudes  épreuves  Alphonse  P'  se  fût 
épargnées  si,  se  retranchant  dans  la  neutralité,  il  n'eût  pas 
affronté  les  luttes  auxquelles  on  le  convia,  sauf  à  l'aban- 
donner plus  tard  !  Ces  épreuves,  du  moins,  ne  furent  pas  sans 
gloire  et  lui  fournirent  l'occasion  de  montrer,  avec  sa  rare 
énergie,  ses  talents  militaires. 

Pendant  les  guerres  dont  il  va  être  question,  le  fils  d'Her- 
cule I"  acquit  une  grande  célébrité  par  son  artillerie,  à  laquelle 
il  dut  souvent  la  victoire.  Le  Grand  Diable  et  le  Tremblement 
de  terre,  deux  canons  d'une  dimension  extraordinaire  qui 
jetèrent  maintes  fois  la  terreur  parmi  ses  ennemis,  avaient  été 
fondus  par  lui.  La  Giidia  n'inspira  pas  moins  d'épouvante  : 
c'était  une  énorme  coulevrine,  faite  avec  les  débris  de  la 
statue  colossale  en  bronze  du  pape  Jules  II,  statue  dont  Michel- 
Ange  était  l'auteur  et  que  le  peuple  avait  brisée  le  M)  décembre 

(1)  Les  iils  de  Bentivoglio  passèrent  par  Forrarc  :  ils  lojjèrent  à  l'aiihcrge  de 
l'Ange,  où  mourut  en  1538  Giovanni  Antonio  Licinio,  dit  le  l'oic/enone,  et  par- 
tirent au  bout  de  trois  jours. 


128  L'ART    FEURAllAIS. 

1511(1).  Giacomo  di  Guido  fut  le  fondeur  de  la  grosse  artil- 
lerie d'Alphonse  I".  Il  fut  chargé  aussi  de  faire  une  cloche 
pour  le  campanile  de  la  cathédrale  ;  mais  le  son  de  cette  cloche 
n'étant  pas  harmonieux,  le  duc  voulut  qu'elle  fût  refaite  et  mit 
la  main  à  l'œuvre  (2). 

Au  début  des  hostilités,  Alphonse  \"  s'empara  de  la  Polésine 
de  Rovigo,  mais  il  ne  put  la  garder,  et  les  Vénitiens,  après  lui 
avoir  enlevé  Comacchio,  s'avancèrent  avec  leurs  vaisseaux  jus- 
qu'à Francolino.  A  la  suite  de  plusieurs  attaques  inutiles,  le 
duc,  à  qui  le  Pape,  Bologne  et  la  France  avaient  envoyé  quel- 
ques renforts,  remporta  un  brillant  succès  :  trois  ou  quatre 
mille  de  ses  ennemis  furent  tués  ou  noyés  ;  il  coula  plusieurs 
navires,  fit  de  nombreux  prisonniers,  prit  soixante  bannières, 
se  rendit  maître  de  treize  galères  et  rentra  en  triomphateur  à 
Ferrare.  «  Les  instruments  de  musique,  les  cloches,  les  salves 
d'artillerie,  les  vivats,  les  applaudissements  du  peuple  rem- 
plirent l'air  de  bruit  et  de  joie  (3).  »  Un  imposant  cortège  se 
rendit  dans  la  cathédrale,  où  l'on  suspendit  aux  murailles  les 
proues  des  navires  capturés  (4),  et  un  service  d'actions  de 
grâces  fut  célébré  en  grande  pompe.  L'allégresse  publique  ne 
dura  guère.  Venise,  en  effet,  tenta  de  détacher  Jules  II  de  la 
ligue  de  Cambrai  en  lui  offrant  tout  ce  qu'il  convoitait,  et  le  Pape, 
qui  ne  voulait  ni  trop  affaiblir  la  seule  puissance  capable  de 
repousser  les  attaques  des  Ottomans,  ni  laisser  le  roi  de  France 
et  l'empereur  d'Allemagne  s'étendre  en  Italie,  conclut  séparé- 
ment la  paix  avec  la  République  à  l'insu  de  ses  confédérés,  le 
24.  février  1510.  S'il  stipula  en  faveur  d'Alphonse  la  liberté  de 
la  navigation  dans  l'Adriatique,  la  suppression  du  tribunal 
du  vùdomino  à  Ferrare  et  l'abolition  des  pactes  qui  avaient 
amené  de  si  fréquents  conflits  entre  les  Vénitiens  et  les  Ferra- 
rais,  il  n'exigea  pas  la  restitution  de  la  Polésine,  restitution 


(1)  Nous   reparlerons    plus    loin    de  la   Giulia,  à  propos  du  Castello   (liv.    11, 
ch.  m). 

(2)  L.-N.  CiTTADELLA,  Notizie  relative  a  Ferrara^  t.  I,  p.  110. 

(3)  Fmzzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV%  p.  242. 

(4)  Elles  restèrent  là  jusqu'à  la  fin  du  dix-huitième  siècle. 


LIVRE   PREMIER.  129 

formellement  promise  au  duc  et  méritée  d'ailleurs  par  les  ser- 
vices rendus  à  la  ligue. 

Alphonse  d'Esté  continua  de  faire  cause  commune  avec  ses 
alliés.  Conquise  en  commun,  la  Polésine  lui  fut  remise.  Sur 
ces  entrefaites,  le  Pape  lui  enjoignit  de  cesser  toute  hostilité 
contre  les  Vénitiens  et  de  se  séparer  des  Français  qu'il  voulait 
chasser  de  l'Italie.  C'est  en  vain  que  les  ambassadeurs  ferra- 
rais  cherchèrent  à  démontrer  au  Pontife  que  l'honneur  forçait 
leur  maître  à  teyir  ses  engagements  envers  ceux  qui  l'avaient 
si  fidèlement  soutenu;  Jules  II  se  montra  inflexible,  excom- 
munia Alphonse,  le  déclara  déchu  de  tous  ses  fiefs  relevant  du 
Saint-Siège  (9  août  1510)  (1),  et,  en  même  temps,  gagna  le 
roi  d'Aragon  par  l'investiture  du  royaume  de  Naples.  Les  Véni- 
tiens reprirent  la  Polésine.  Alphonse  perdit  aussi  Modène  (2) 
et  Reggio,  et  fut  un  instant  menacé  jusque  dans  sa  capitale, 
où  tous  les  citoyens,  rivalisant  de  patriotisme,  travaillèrent 
jour  et  nuit  à  rendre  les  remparts  inexpugnables.  Sur  divers 
points  du  territoire,  plusieurs  brillants  faits  d'armes  rehaus- 
sèrent encore  le  duc  dans  l'estime  des  troupes  (3).  Uni  à  Gaston 
de  Foix  pour  assiéger  Ravenne,  il  dirigea  avec  tant  d'habileté 
sa  puissante  artillerie,  qu'il  força  l'ennemi  à  sortir  de  la  place 
et  à  se  battre  en  rase  campagne.  La  mêlée  fut  terrible  (4); 

(i)  C'est  vers  cette  époque  que  semblent  avoir  été  faites  les  deux  médailles  de 
Jules  II  attribuées  à  Francesco  Francia,  et  au  revers  desquelles  on  lit  :  «  Contra 
stimulum  ne  calcitres  » ,  paroles  menaçantes,  à  l'adresse  du  duc  Alphonse. 
(Armand,  Les  médailleurs  italiens,  t.  III,  p.  31.) 

(2)  Réclamée  par  l'Empereur,  qui  de  longue  date  en  était  regardé  comme  le 
suzerain,  Modène  fut  remise  à  ses  représentants  sous  la  condition  qu'elle  ne 
serait  pas  rendue  à  Alphonse. 

(3)  En  1511,  Alphonse  I"  eut  auprès  de  lui  comme  «  maître  de  l'artillerie  »  le 
Ferrarais  Sebastiano  Barbazza  de'  Buonmartini  da  Mon^e/Zce,  ingénieur  militaire, 
qualifié  de  «  strenuus  vir  »  dans  divers  actes  parvenus  jusqu'à  nous.  Le  duc  s'atta- 
cha tellement  à  Barbazza  qu'il  l'associait  à  ses  opérations  militaires  et  en  fit  son 
familier.  En  1527,  il  le  chargea  d'agrandir  et  de  fortifier  Modène.  L'année  sui- 
vante, il  lui  permit  de  se  mettre  au  service  des  Florentins.  Arrivé  à  Florence  le 
il  octobre  1528,  Barbazza  examina  la  situation  de  la  ville  et  fournit  un  dessin  à 
la  Seigneurie,  qui  se  déclara  très  satisfaite,  et  qui,  pour  témoigner  de  sa  gratitude, 
donna  à  l'ingénieur  du  duc  de  Ferrare  cent  florins  d'or,  sans  compter  les  frais 
d'entretien  de  quatre  hommes  et  de  quatre  chevaux.  Barbazza  s'occupa  souvent 
des  murs  de  Ferrare.  Daniele  Fini  lui  a  dédié  deux  poésies. 

(4)  Alphonse  se  servit  de  deux  grands  chevaux  habitués  à  renverser  les  enne- 

I.  9 


130  L'ART   FEUUAUAIS. 

Gaston  de  Foix  y  périt;  mais  la  victoire  à  laquelle  Alphonse 
d'Esté  contribua,  comme  soldat  autant  que  comme  capitaine, 
fut  tout  à  fait  décisive  (11  avril  1512)  (1),  et  Ravenne  ouvrit 
ses  portes  aux  assiégeants. 

Cet  éclatant  succès  ne  termina  pas  la  guerre.  Pendant  que 
Louis  XII  concentrait  toutes  ses  troupes  dans  le  Milanais, 
Alphonse  accrut  les  fortifications  de  Ferrare  et  fit  creuser  de 
nouveaux  fossés  sous  la  direction  de  l'ingénieur  Gasparo  da 
Corle.  Tout  entier  à  la  défense  de  ses  États,  il  supprima  les 
dépenses  de  luxe  à  la  cour,  vendit  sa  vaisselle  d'argent  à 
laquelle  il  substitua  des  assiettes  et  des  plats  en  faïence  pro- 
venant de  la  fabrique  ducale,  et  engagea  jusqu'aux  médailles 
antiques  de  ses  collections  (2)  et  aux  bijoux  de  Lucrèce  Borgia. 
La  situation  devint  plus  critique  qu'elle  ne  l'avait  jamais  été, 
après  que  les  Français,  dépouillés  de  Milan  et  de  Gênes, 
eurent  quitté  l'Italie  (3).  Pressé  d'un  côté  par  les  armées  pon- 
tificales et  de  l'autre  par  celles  de  Venise,  il  paraissait  voué  à 
une  ruine  inévitable,  quand  Fabrizio  Colonna,  qu'il  avait  fait 
prisonnier  à  la  bataille  de  Ravenne,  et  qu'il  avait  traité  dans 
le  palais  ducal  comme  un  prince  du  sang,  offrit  sa  médiation 
et  lui  procura  un  sauf-conduit  de  Jules  II,  dont  Alphonse 
d'Aragon  se  porta  garant.  Les  pourparlers  entamés  à  Rome  ne 
purent  amener  une  entente,  le  Pape  exigeant  la  dévolution  de 
Ferrare  au  Saint-Siège  et  n'offrant  qu'une  compensation  déri- 
soire. Alphonse  n'aurait  pu  même  sortir  de  Rome,  d'où  le 
Pape  ne  lui  permettait  pas  de  partir,  si  les  Colonna  ne  l'avaient 

mis  à  coups  de  ruades.  Quand  ces  chevaux  luuururent,  le  duc  fit  peindre  leurs 
portraits. 

(i)  Apres  la  bataille  de  Ravenne,  Alphonse  adopta  comme  emblème  une  gre- 
nade lançant  du  feu  dans  trois  directions,  par  allusion  à  son  artillerie  qui  attaqua 
de  trois  côtés  à  la  fois  le  camp  ennemi. 

(2)  Il  mit  en  dépôt  chez  Jacomo  d'Ambrogio,  banquier  de  Vérone,  deux  mille 
huit  cent  quatre-vingt-trois  pièces,  contre  lesquelles  on  lui  versa  quatre  cent  cin- 
quante lire;  mais  il  les  dégagea  dès  que  les  circonstances  le  lui  permirent,  et,  de 
plus,  il  en  acquit  trois  cent  soixante-cinq  nouvelles  par  l'intermédiaire  de 
Vincenzo  Mosti  (1513). 

(3)  C'est  à  cette  époque  que,  Bologne  s'étant  rendue  au  Pape  (10  juin  1512), 
les  Bentivoglio,  chassés  pour  la  seconde  fois  de  leurs  Etats,  s'installèrent  détiniti- 
vement  à  Ferrare. 


LIVRE   PREMIEll.  131 

aidé  à  s'évader  (1) .  Travesti  tantôt  en  chasseur,  tantôt  en 
domestique,  tantôt  en  moine,  il  ne  parvint  qu'à  grand'peine 
à  regagner  sa  capitale  (14  octobre  1512).  Aussitôt,  Jules  II  or- 
donna à  son  neveu  François-Marie  délia  Rovere,  duc  d'Urbin, 
et  au  vice-roi  de  Naples  Cardona  qui  se  trouvait  à  Milan,  de 
fondre  sur  Ferrare  (2)  ;  mais  Prospero  Golonna  retint  Cardona, 
à  qui  Alphonse  d'Aragon,  irrité  de  ce  que  le  Pape  n'eût  pas 
tenu  compte  du  sauf-conduit  accordé  sous  sa  propre  respon- 
sabilité, défendit  d'agir  (3),  et  l'hiver  entrava  les  opérations 
du  duc  d'Urbin.  La  mort  de  Jules  II  (21  février  1513)  laissa 
enfin  respirer  Alphonse  d'Esté. 

Dès  que  l'élection  de  Léon  X  fut  connue,  le  duc  de  Ferrare 
envoya  plusieurs  ambassadeurs  à  Rome  pour  rendre  hommap^e 
au  nouveau  pape,  qui  leva  l'interdit  dont  Ferrare  avait  été 
frappée  et  qui  manifesta  le  désir  de  voir  Alphonse  d'Esté  à 
son  couronnement.  Dans  cette  solennité  (11  avril  1513), 
Alphonse  porta  l'étendard  de  l'Église  comme  gonfalonier. 
Bientôt  même  le  Souverain  Pontife,  non  content  d'avoir  an- 
nulé toutes  les  décisions  de  Jules  II  à  l'égard  du  duché  de 
Ferrare,  déclara  qu'il  prenait  sous  la  protection  apostolique 
le  duc  et  ses  successeurs,  et  promit  de  lui  restituer  au  bout 
de  cinq  mois  Reggio  et  Modène.  Cette  bienveillance  cachait 
plus  d'une  arrière-pensée.  Alphonse  ne  recouvra  pas  Modène 
et  Reggio  à  l'expiration  du  délai  convenu.  Afin  de  se  concilier 
LéonX,  il  hébergea  durant  trois  jours  quatorze  mille  Suisses 
et  Allemands  qui  marchaient  contre  le  duc  d'Urbin  François- 
Marie  délia  Rovere,  que  le  Pape  voulait  dépouiller  au  profit 
de  son  propre  neveu,   Laurent  de  Médicis,  fils  de  Pierre  de 

(1)  Sur  le  séjour  d'Alphonse  d'Esté  à  Rouie  sous  Jules  II,  M.  Julian  Klatzko 
a  donné  de  très  intéressants  détails.  Voyez  Eoine  et  la  Renaissance,  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  avril  1896,  p.  560-562. 

(2)  Alphonse  n'ignorait  rien  des  desseins  formés  contre  lui.  11  en  était  informé 
par  (juciipies  personnes  qu'il  pensionnait  secrètement  et  (jui  étaient  au  service  du 
Pape. 

(3)  Deux  anneaux  ornés  de  pierres  précieuses,  Itm  dunné  au  vice-roi  de 
Naples,  l'autre  au  duc  de  Ti-ajetto,  ne  furent  pas  non  jjlus  .-aus  influence  sur  les 
résolutions  favorables  au  duc  de  Ferrare.  Laissant  derrière  lui  les  Etats  des 
princes  d'Esté,  Cardona  se  dirijjca  vers  Florence  afin  dy  rétablir  les  Médicis. 


132  L'ART    FERRARAIS. 

Médicis  et  d'Alfonsina  Orsini,  et  le  1-4  novembre  1518  il  se 
rendit  à  Paris  pour  intéresser  Louis  XII  à  ses  revendica- 
tions (1). 

Quand  il  revint  à  Ferrare  (20  février  1519),  il  trouva  Lu- 
crèce Borgia  très  souffrante.  Elle  était  grosse  et  approchait 
du  moment  de  sa  délivrance.  Le  14  juin,  elle  accoucha  d'un 
enfant  mort.  L'aggravation  rapide  de  son  état  ne  lui  laissant 
aucune  espérance,  elle  écrivit  le  22  à  Léon  X  une  lettre  d'une 
simplicité  touchante,  qui  se  termine  par  ces  mots  :   «  Notre 
«  très  clément  Créateur  m'a  accordé  par  une  faveur  insigne  de 
u  savoir  que  je  touche  à  ma  fin  et  que  sous  peu  j'aurai  cessé 
«  de  vivre,  non  sans  avoir  reçu  les  saints  sacrements  de  l'Église. 
«  Arrivée  à  ce  point,  je  me  suis  rappelé  en  chrétienne,  quoique 
u  pécheresse,  de  demander  à  Votre  Béatitude  qu'elle  daigne 
u  puiser  dans   sa  bonté  au  trésor  spirituel,  afin  de  pouvoir 
"  offrir  quelque  soulagement  à  mon  âme  par  sa  sainte  béné- 
«  diction.  Je  l'en  supplie  dévotement  et  je  recommande  à  sa 
a  sainte  grâce  mon  époux  et  mes  enfants  qui   sont  tous  les 
u  serviteurs  de  Votre  Sainteté.  "  Lucrèce  mourut  en  présence 
d'Alphonse  pendant  la  nuit  du  24  juin  et  fut  ensevelie,  comme 
Éléonore  d'Aragon,  dans  le  couvent  des  Sœurs  du  Corpus  Do- 
mini,  qu'elle  avait  toujours  affectionné  (2). 

Lucrèce  Borgia  était  devenue,  dit  M.  Gregorovius,  »  une 
bonne  et  fervente  catholique  au  point  de  vue  de  la  religion 

(1)  Dès  1516,  Bonauentuia  Pistojïlo,  secrétaire  d'Alphonse  l",  s'était  rendu  à 
Amboise  auprès  du  roi  de  France  et  avait  tâché  de  le  gagner  à  son  maître  avant 
l'arrivée  de  Giacomo  Latino,  chargé  par  Léon  X  d'une  mission  en  sens  inverse. 

(2)  C'est  aussi  en  1519  que  moururent  Beltrame  Costabili,  ambassadeur  de 
Ferrare  à  Rome  (il  fut  enseveli  dans  cette  dernière  ville  à  Sainte-Marie  du 
Peuple),  Fino  Fini  et  l'empereur  Maximilien.  Fino  Fini,  né  en  1431  à  Ariane 
dans  le  diocèse  d'Adria  qui  faisait  partie  du  territoire  de  Ferrare,  fut  d'abord 
notaire.  Il  eut  ensuite  la  haute  main  dans  la  couqjtabilité  de  la  Chambre  ducale 
pendant  près  de  soixante  ans  (1458-1519),  juscju'au  jour  de  sa  mort,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  cultiver  le  latin,  le  grec,  l'hébreu,  et  de  s'adonner  à  la  théo- 
logie. 11  employa  le  peu  de  loisirs  que  lui  laissaient  ses  fonctions  à  écrire  un 
ouvrage  intitulé  :  "  In  Judœos  flagellum,  ex  sacris  Scripturis  excerptum  « , 
auquel  il  travailla  pendant  quatorze  ans,  même  les  jours  de  fête.  Cet  ouvrage  était 
destiné  à  combattre  l'erreur  des  Juifs  au  profit  de  la  foi  chrétienne.  Daniello,  un 
de  ses  fils,  le  publia  en  1539  et  le  dédia  au  duc  Hercule  II.  Fino  Fini  avait 
quatre-vingt-six  ans  et  onze  mois  quand  la  mort  le  frappa. 


LIVRE   PREMIER.  133 

de  son  époque  (1)  «.  Ses  pratiques  de  dévotion  '<  étaient  en 
rapport  logique  avec  son  passé  et  avec  les  vicissitudes  qu'elle 
avait  subies.  Il  était  impossible  que  le  souvenir  de  tous  les  excès 
et  de  tous  les  crimes  commis  par  ses  proches,  comme  celui  de 
ses  propres  fautes,  cessât  jamais  de  tourmenter  son  âme  (2).  ^ 
La  mort  de  Lucrèce  inspira  des  regrets  universels.  Par  son 
affabilité,  par  sa  charité,  la  seconde  femme  d'Alphonse  F"" 
avait  depuis  longtemps  conquis  l'affection  des  Ferrarais.  Les 
malheureux  avaient  en  tout  temps,  mais  surtout  quand  la 
guerre  eut  amené  l'augmentation  du  prix  des  denrées,  trouvé 
auprès  d'elle  accueil  et  protection  (3).  On  n'avait  pas  non  plus 
oublié  qu'au  milieu  des  calamités  de  la  patrie  elle  n'avait  pas 
reculé  devant  les  sacrifices  personnels  pour  suppléer  à  l'épui- 
sement des  finances,  qu'elle  s'était  privée  de  ses  joyaux  et  les 
avait  mis  en  gage,  renonçant,  comme  Paul  Jove  le  rapporte,  à 
la  pompe  et  aux  vanités  mondaines  qui  l'avaient  entourée 
depuis  son  enfance.  On  se  rappelait  aussi  qu'en  l'absence  du 
duc  elle  avait  exercé  plusieurs  fois  le  pouvoir  avec  prudence 
et  sagesse.  Les  Juifs  ayant  été  maltraités  en  1506,  elle  édicta 
une  loi  en  leur  faveur  et  ordonna  de  punir  sévèrement  les  cou- 
pables. Pendant  la  guerre,  en  1512,  les  encouragements 
qu'elle  donna  aux  chevaliers  français  et  à  leurs  compagnons 
d'armes  dans  sa  capitale  redoublèrent  leur  zèle  pour  le  service 
d  Alphonse  F'.  «  La  bonne  duchesse,  qui  étoit  une  perle  en  ce 
monde,  dit  le  biographe  de  Bayard,  fit  aux  Français  un  mer- 
veilleux accueil  et  tous  les  jours  leur  faisoit  festins  et  bancquets 
à  la  mode  Dytalie  tant  beaulx  que  merveilles.  Bien  ose  dire 
que  de  son  temps,  ne  devant,  ne  s'est  point  trouvé  de  plus 
triomphante  princesse,  car  elle  étoit  belle,  bonne,  douce  et 
courtoise  à  toutes  gens,  et  rien  n'est  plus  sûr  que,  quoique  son 
mari  fût  un  prince  sage  et  vaillant,  ladite  dame  lui  a  rendu  de 
bons  et  grands  services  par  sa  gracieuseté  (4).   » 

(1)  Lucrèce  Borc/ia,  t.  II,  p.  170. 

(2)  Ihid.,  (.  II,  p.  195-196. 

(3)  Ibid.,  t.  II,  p.  195. 

(4)  Le  loyal  serviteur,  histoire  du  bon  chevalier)  le  seigneur  de  Bayard,  cli.  xliv. 


134  L'AFvT    FRRRARAIS. 

Dans  la  famille  même  du  duc,  Lucrèce  avait  triomphé  de 
toutes  les  préventions,  Isabelle  d'Esté,  qui  d'abord  en  avait 
eu  plus  que  personne,  ne  tarda  pas  à  y  renoncer  (1).  Une  let- 
tre de  Giovanni  Gonzague,  écrite  de  Ferrare  au  marquis  Fré- 
déric Gonzague  (2),  son  neveu,  confirme  hautement  tous  les 
autres  témoignages.  «  La  mort  de  Lucrèce,  écrit-il,  a  causé 
beaucoup  de  chagrin  dans  toute  la  ville,  et  Sa  Grandeur  ducale 
a  surtout  manifesté  une  douleur  extrême.  Ici  l'on  dit  mer- 
veille de  sa  vie  :  il  y  avait  dix  ans  peut-être  qu'elle  portait  un 
cilice  ;  depuis  deux  ans  elle  se  confessait  tous  les  jours  et  com- 
muniait chaque  mois  trois  ou  quatre  fois  (3).  » 

Lucrèce  laissa  quatre  enfants  :  Hercule,  né  le  4  avril  1508  ; 
Hippolyie^  né  le  25  août  1509  ;  Éléonore,  née  le  3  juillet  I5I5 
(elle  se  ht  religieuse  au  monastère  du  Corpus  Domini  et  mou- 
rut le  15  juillet  1575);  enfin  François,  né  le  ["novembre  1510 
(il  fut  marquis  de  Massa  Lombarda  et  mourut  le  22  février 
1578). 

«  Les  rapports  de  Lucrèce  avec  son  mari,  dit  M.  Gregoro- 
vius,  s'ils  ne  furent  pas  fondés  sur  l'amour  et  s'ils  ne  prirent 
pas  un  caractère  passionné,  revêtirent  du  moins,  à  ce  qu'il 
semble,  des  formes  de  plus  en  plus  flatteuses  pour  elle... 
Alphonse  se  voyait  avec  satisfaction  père  d'enfants  qui  étaient 
ses  héritiers  légitimes.  Il  allait  à  ses  plaisirs  particuliers,  mais 
il  éprouvait  un  vif  contentement  à  constater  le  respect,  et 
l'admiration  dont  sa  femme  était  l'objet.  Si  les  mêmes  hom- 
mages avaient  été  offerts  jadis  h  sa  jeunesse  et  à  sa  beauté,  ils 
étaient  maintenant  provoqués  par  ses  vertus  (4).  " 

Nous  avons  vu  que  Lucrèce  Borgia  manifesta  pour  les  lettres 

(1)  Gregorovius,  Lucrèce  Borgia^  t.  II,  p.  64.  —  Quelques  lettres  de  Mario 
Equicola  à  Isabelle  d'Esté  attestent  cependant,  comme  l'a  fait  observer  M.  Ales- 
sandro  Luzio,  que  l'antipathie  de  celle-ci  à  l'égard  de  Lucrèce  Borgia  ne  disparut 
jamais  complètement,  qu'il  y  eut  de  part  et  d'autre  une  sorte  de  rivalité,  et  que 
Lucrèce  eut  plus  d'une  fois  à  se  plaindre  de  la  froideur  d'Isabelle.  {I preceUori 
d'Isabella  d'Esté.  Ancona,  Morelli,  188T,  p.  41-42.) 

(2)  Frédéric  fut  élevé  à  la  dignité  de  duc  de  Mantoue  par  Charles-Quint 
en  1530. 

(3)  Gregorovius,  Lucrèce  Borgia,  t.  II,  p.  229. 

(4)  Ibid.,  t.  II,  p.  199. 


LIVRE  PREMIER.  135 

un  goût  prononcé.  Pour  les  œuvres  d'art,  elle  n'éprouva  pas 
un  penchant  aussi  vif.  Elle  avait  cependant  dans  son  salon  un 
Cupidon  en  marbre  que  chanta  Ercole  Strozzi.  Un  inventaire 
de  15 16  (1)  mentionne  également  chez  elle  un  tableau  deJacomo 
Panizato,  pourvu  d'un  cadre  sculpté  par  maître  Bei-nardino,  et 
deux  figures  de  femmes  peintes  d'après  nature  par  Jacomo 
Palma.  Elle  possédait,  en  outre,  des  bijoux,  des  médailles  et 
des  émaux. 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  que  Lucrèce  avait  cessé  de  vivre, 
quand  les  plus  graves  préoccupations  envahirent  de  nouveau 
l'esprit  du  duc  de  Ferrare.  Deux  coups  de  main  tentés  contre 
sa  capitale  à  l'instigation  de  Léon  X  l'avertirent  des  dangers 
qui  le  menaçaient.  Informé  d'un  accord  conclu  h  ses  dépens 
entre  le  Pape  et  Charles-Quint,  il  crut  n'avoir  plus  aucun  mé- 
nagement à  garder  et  entreprit  de  conquérir  les  villes  qui 
avaient  appartenu  à  sa  maison.  Il  fut  excommunié  (1521),  et 
Ferrare  fut  frappée  d'interdit.  En  arrachant  Parme  et  Plai- 
sance aux  Français,  le  Souverain  Pontife  rendit  bientôt  tout 
à  fait  critique  la  situation  d'Alphonse.  Cette  fois  encore  le  duc 
dut  son  salut  à  la  mort  de  son  ennemi  (5  janvier  1522).  Il 
éprouva  une  telle  joie,  qu'il  fit  frapper  cinq  monnaies  d'argent 
et  une  monnaie  de  cuivre  en  souvenir  de  l'événement  qui  avait 
mis  fin  à  ses  anxiétés. 

Le  pontificat  d'Adrien  VI  (1522-1523)  amena  pour  lui  un 
peu  de  répit.  Sur  les  instances  du  duc  et  de  ses  ambassa- 
deurs (2),  l'interdit  fut  suspendu,  puis  levé,  et  la  confirmation 
de  l'investiture  fut  accordée,  à  la  condition  que  Ferrare  fourni- 
rait chaque  année  au  Pape  cent  soldats  à  cheval  dont  elle  paye- 
rait l'entretien.  QuanthModène  et  à  Reggio,  on  promit  au  duc 
de  les  lui  rendre,  mais  dans  un  avenir  indéterminé. 

(1)  Raccolta  di  catalughi  cd  invcntarii  di  (juadri,  statue,  disccjui,  bronzi, 
dorerie,  smalti,  medaglie,  uvori,  etc.,  dal  sccolo  XV  al  secolo  XIX,  per  cura  di 
Giuseppe  Campori.  Moclena,  1870. 

(2)  Hercule,  âgé  de  quatorze  ans,  prononça  dans  le  consistoire,  devant  le  Sou- 
verain Pontife,  un  discours  en  latin,  où  il  défendit  la  cause  d'Alphonse  I"^  son  père. 
Il  fut  très  affectueusement  accueilli  par  Adrien  VI.  Son  retour  à  Ferrare  eut 
lieu  le  31  octobre  1522. 


136  L'ART    FERRARAIS. 

Avec  l'avènement  de  Clément  VII,  les  complications  et  les 
périls  reparurent  pour  la  maison  d'Esté.  Entouré  d'ennemis 
dont  la  politique  était  ondoyante  et  féconde  en  surprises, 
Alphonse  I"  se  conduisit  selon  que  le  lui  conseillaient  les  cir- 
constances et  suivit  tour  à  tour  le  parti  de  la  France  et  celui 
de  l'Empire,  échappant  aux  pièges  de  la  destinée  tantôt  par 
sa  valeur  et  son  habileté  militaire,  tantôt  par  la  ruse  et  la  cor- 
ruption, A  François  P',  il  prêta  soixante-quinze  mille  écus 
d'or,  et  lui  envoya  en  Lombardie  douze  canons;  mais,  après 
la  bataille  de  Pavie,  bataille  où  François  P'  fut  fait  prisonnier 
(1525),  il  rétablit  l'équilibre  dans  les  manifestations  de  ses 
sympathies  en  prêtant  pour  un  an  à  l'Empereur  cinquante  mille 
ducats,  qu'il  promit  de  ne  pas  réclamer  s'il  était  réintégré 
dans  ses  fiefs  impériaux.  Quoiqu'il  ne  possédât  qu'un  État 
secondaire,  on  attachait  du  prix  à  son  alliance  et  à  son  con- 
cours. Lorsque  l'extension  inquiétante  des  prétentions  de 
Charles-Quint  eut  suscité  contre  ce  prince  la  ligue  de  Cognac 
dans  laquelle  entrèrent  Clément  YII,  les  Vénitiens,  la  Républi- 
que de  Florence,  le  duc  de  Milan  et  le  roi  de  France  (22  mai 
1526),  de  part  et  d'autre  on  lui  offrit  le  commandement  géné- 
ral des  armées.  A  cette  offre,  l'Empereur  ajouta  l'engagement 
d'unir  sa  fille  naturelle,  Marguerite,  à  Hercule,  fils  aîné  du  duc 
de  Ferrare,  tandis  que  la  ligue  proposait  pour  Hercule  la  main 
de  Catherine  de  Médicis.  Alphonse  se  déclara  en  faveur  de 
Charles-Quint.  Son  artillerie  et  ses  subsides  permirent  à  Geor- 
ges Fronsberg,  qui  amenait  d'Allemagne  des  renforts,  de  pas- 
ser le  Pô  malgré  les  troupes  pontificales  et  de  rejoindre  les 
Impériaux.  Guichardin  raconte  que  ce  fut  Alphonse  qui,  afin 
d'éloigner  de  son  territoire  le  flot  de  la  soldatesque,  excita  le 
connétable  de  Bourbon  à  marcher  contre  Rome.  S'il  n'en 
donna  pas  le  conseil,  il  encouragea  du  moins  indirectement 
l'expédition  qui  aboutit  au  sac  de  Rome  (1527).  La  même 
année  (15  novembre),  il  se  vit  dans  la  nécessité  d'adhérer  à  la 
ligue,  qui  le  menaçait  de  la  guerre  s'il  ne  lui  prêtait  pas  son 
appui;  mais  il  prit  à  témoin  l'ambassadeur  de  Charles-Quint 
qu'il  cédait  à  la  force  des  circonstances,  car,  faute  de  secours. 


LIVRE   PREMIER.  13T 

sa  perte  était  certaine.  Il  promit  de  fournir  à  ses  nouveaux 
alliés  cent  cuirasses  et  six  mille  écus  par  mois  pendant  six 
mois,  et  le  mariage  d'Hercule  avec  Renée,  fille  de  Louis  XII, 
fut  décidé  (I). 

Pendant  l'année  1528,  la  guerre  sévit  dans  toute  l'Italie; 
mais  en  1529  Clément  VII  et  Charles-Quint  se  réconcilièrent 
et  se  donnèrent  rendez-vous  à  Bologne  pour  rendre  la  paix 
à  la  Péninsule.  Alphonse  d'Esté  avait  repris  Reggio  au  début 
du  règne  de  Clément  VII  et  Modène  après  le  sac  de  Rome, 
sans  obtenir  que  ses  droits  sur  ces  villes  fussent  reconnus. 
Durant  plusieurs  jours,  il  y  traita  magnifiquement  l'Empereur, 
qui  lui  promit  ses  bons  offices  auprès  du  Pape.  Aux  deux  sou- 
verains réunis  à  Bologne,  il  envoya  ensuite  des  poissons,  des 
volatiles,  des  quadrupèdes  et  autres  comestibles,  et  fut  enfin 
admis  à  plaider  sa  cause  devant  eux.  Clément  VII  consentit  à 

(1)  Hercule  partit  avec  une  suite  non>hreuse  dont  faisait  partie  Musa  Antonio 
Brasavola,  célèbre  médecin  ferrarais.  11  avait  alors  vinjjt  ans  et  possédait  toutes 
les  firàces  d'un  chevalier  accompli.  Il  y  eut  en  son  honneur  des  bals  à  Saint-Ger- 
main et  des  chasses  à  Fontainebleau,  Le  mariage  eut  lieu  à  Paris  dans  la  Sainte- 
Chapelle  (28  juin  1528),  et  Clément  Marot  composa  pour  la  circonstance  un 
chant  nuptial.  Le  duc  Alphonse  envoya  à  Renée  des  joyaux  valant  cent  mille 
écus  d'or.  Quant  à  François  I",  il  fit  entrer  dans  la  dot  de  la  fille  de  Louis  XII 
et  d'Anne  de  Bretaf[ne  le  duché  de  Chartres,  ainsi  que  les  villes  de  Montargis  et 
de  Gisors.  Les  nouveaux  époux  restèrent  quelque  temps  en  France,  à  cause  de  la 
peste  qui  régnait  à  Ferrare.  Brasavola  visita  l'Université,  dont  les  registres  por- 
taient les  noms  de  Dante  et  de  Boccace,  et  il  y  soutint  une  série  de  controverses 
sur  cent  conclusions,  sorte  de  tournoi  intellectuel  qui  le  couvrit  de  gloire.  En 
défendant  Galien,  il  ne  recueillit  pas  moins  d'applaudissements.  François  I"  se 
fit  soigner  par  lui,  le  combla  de  présents,  l'autorisa  à  intercaler  le  lis  d'or  dans 
ses  armes  et  le  nomma  chevalier  de  Saint-]Mic'hel.  Hercule  et  sa  femme  ne  quit- 
tèrent Paris  que  le  16  septembre  1528.  Ils  passèrent  par  Lyon,  Turin,  Parme, 
Reggio  et  Modène,  et  s'arrêtèrent  dans  le  palais  du  Belvédère  (30  novembre), 
avant  d'entrer  pompeusement  à  Ferrare,  où,  sur  l'ordre  du  duc,  les  citoyens 
avaient  quitté  leurs  habits  de  deuil  et  repris  leurs  occupations.  La  future 
duchesse,  née  en  1509,  avait  dix-neuf  ans.  Si  elle  ne  charmait  pas  les  yeux  par 
sa  beauté,  «  elle  faisait  assez  paraître,  dit  Muratori,  par  les  grâces  de  son  esprit 
et  l'élévation  de  son  caractère,  le  noble  sang  qui  courait  dans  ses  veines  «  .  Pour 
célébrer  son  arrivée,  plusieurs  couiédies  de  l'Arioste  furent  représentées,  sous  la 
direction  du  poète  lui-même,  sur  le  théâtre  construit  dans  le  palais  contigu  au 
Castello,  et  le  prince  François,  un  des  fils  d'Alphonse  I'^'',  récita  le  prologue  de  la 
Lena.  (Frizzi,  Mcm.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  304-305,  307.  —  Jules 
Bonnet,  Un  mariarje  sous  François  /''",  dans  la  Revue  chrétienne,  année  1875, 
p.  292-306  et  359-375.  —  Erneslo  Masi,  /  Burlamacchi  e  cli  alcuni  doeumenti 
intorno  a  Renata  d'Esté  duchessa  di  Ferrara.  Bologne,  1876,  p.  125-129.) 


138  L'ART    FERRARAIS. 

accepter  Charles-Quint  comme  arbitre  entre  lui  et  le  duc  de 
Ferrare,  à  la  condition  que  ^lodène  serait  remise  en  dépôt 
aux  mains  de  l'Empereur,  clause  qui  fut  exécutée.  En  1531 
(23  avril),  Charles-Quint  rendit  sa  décision.  Alphonse  d'Esté 
devait  demander  pardon  au  Pape,  payer  pour  le  duché  de  Fer- 
rare  une  redevance  annuelle  de  sept  mille  ducats  d'or,  au  lieu 
de  la  faible  redevance  à  laquelle  Alexandre  VI  avait  consenti, 
recevoir  une  nouvelle  investiture  moyennant  cent  mille  ducats, 
jusqu'au  payement  desquels  l'Empereur  garderait  Modène. 
Clément  VU,  toujours  implacable  à  l'égard  d'Alphonse  I", 
refusa  son  adhésion  à  cet  arbitrage.  Il  menaça  de  nouveau 
l'indépendance  de  Ferrare,  mais  recula  devant  les  formidables 
préparatifs  du  duc.  Charles-Quint,  voyant  qu'Alphonse  I" 
s'était  soumis  de  bonne  foi  à  la  sentence  qu'il  avait  formulée, 
ordonna  de  lui  rendre  Modène  (1).   En  février  1533,  au  con- 

(1)  Pour  faire  oublier  sa  longue  fidélité  à  la  France  et  se  concilier  la  bienveil- 
lance de  Charles-Quintj  Alphonse  I"  avait  recommande  h  Jacopo  Alvarotli  et  à 
Matteo  Casella,  ses  ambassadeurs,  de  ne  rien  négliger  pour  gagner  les  bonnes 
grâces  de  François  Covos,  secrétaire  intime  de  l'Empereur,  par  les  mains  de  qui 
passaient  toutes  les  affaires  concernant  l'Italie.  Dans  une  entrevue  qui  eut  lieu  le 
9  janvier  1533,  Govos  amena  la  conversation  sur  les  principaux  tableaux  du  duc 
de  Ferrare,  notamment  sur  les  portraits  du  duc  et  de  Gliarles-Quint  par  Titien, 
portraits  dont  Titien  lui-même  lui  avait  plusieurs  fois  parlé.  Avec  un  sans-gêne 
que  lui  inspirait  sa  haute  situation,  il  exprima  le  désir  qu'on  lui  donnât,  pour  les 
emporter  en  Espagne,  ces  deux  portraits,  auxquels  on  pourrait  joindre  celui  d'Her- 
cule, fils  aîné  d'Alphonse  I".  Ce  désir  ressemblait  singulièrement  à  un  ordre.  A 
peine  le  duc  en  fut-il  Informé  que,  refoulant  son  orgueil  habituel,  il  offrit  à 
Covos  de  faire  un  choix  parmi  ses  peintures,  lui  proposant  de  s'en  rapporter  au 
goîit  de  Titien.  Une  liste  de  tableaux  accompagnait  cette  lettre.  Covos  remarqua 
que  le  portrait  d'Alphonse  n'y  figurait  point  ;  or,  c'était  là,  déclara-t-il,  ce  à  quoi 
il  tenait  par-dessus  tout.  Les  ambassadeurs  de  Ferrare  eurent  beau  lui  représenter 
que  ce  portrait,  exécuté  de  longue  date,  ne  reproduisait  plus  la  physionomie 
actuelle  du  prince,  et  que  mieux  vaudrait  en  exécuter  un  autre,  il  tint  bon,  et  se 
décida,  en  outre,  d'après  les  conseils  de  Titien,  pour  une  Judith,  un  S.  Michel 
et  une  Madone.  Ces  trois  derniers  tableaux  devaient  être  expédiés  à  Gènes  ;  quant 
au  portrait  du  duc,  c'est  à  Bologne  qu'il  fallait  l'envoyer,  afin  que  l'Empereur 
pût  l'admirer  sans  retard.  Sept  jours  s'ctant  passés  sans  que  rien  arrivât,  l'impa- 
tient Covos  s'en  plaignit  à  Alvarotti  et  à  Casella.  Enfin  le  23  janvier  le  portrait 
si  ardemment  attendu  fut  remis  au  secrétaire  impérial  avec  une  lettre  dans  laquelle 
Alphonse  d'Esté  offrait  à  celui-ci  de  le  servir  en  toutes  choses.  En  exprimant  sa 
gratitude  aux  représentants  du  duc,  Covos  daigna  leur  dire  que  si  les  collections 
du  prince  renfermaient  encore  quelques  objets  à  sa  convenance,  il  ne  manquerait 
pas  de  les  demander.  Peu  de  jours  après,  il  rencontra  Casella  et  lui  apprit  que  le 
portrait  du  duc  était  placé  dans  la  chambre  de  l'Empereur.  «  Qu'en  dirait  le  Pape 


LIVRE   PREMIER.  139 

grès  de  Bologne,  le  Pape,  l'Empereur,  le  roi  de  Hongrie,  le 
duc  de  Milan,  les  Génois,  les  Lucquois  et  les  Siennois  formèrent 
une  ligue  pour  garantir  le  repos  de  l'Italie.  Le  duc  de  Ferrare 
ne  consentit  à  en  faire  partie  qu'après  que  le  Pape,  pressé  par 
Charles-Quint,  se  fut  engagé  à  ne  rien  tenter  contre  lui  pen- 
dant dix-huit  mois,  et  il  promit  de  fournir  dix  mille  ducats  en 
cas  de  guerre.  Les  dix-huit  mois  de  tranquillité  sur  lesquels 
Alphonse  pouvait  compter  approchaient  de  leur  fin,  lorsqu'au 
mois  de  juillet  1534  mourut  Clément  VII,  dont  le  successeur, 
Paul  III  (Alexandre  Farnèse),  était  favorable  au  duc  de  Ferrare. 
Alphonse  I"  suivit  de  près  Clément  VII  dans  l'autre  vie  (1)  : 
il  mourut  le  31  octobre  1534,  à  l'âge  de  cinquante-huit 
ans  (2),  laissant  h  son  successeur  les  États  de  la  maison  d'Esté, 
après  de  nombreuses  péripéties,  tels  qu'il  les  avait  reçus  de 
son  père,  et  même  mieux  affermis.  En  butte  à  l'inimitié  de 
trois  papes  que  soutenaient  de  puissants  alliés,  il  avait  triom- 
phé de  tous  les  obstacles  en  suivant  tantôt  le  parti  du  roi  de 
France,  tantôt  le  parti  de  l'Empereur,  en  associant  à  une  notoire 
habileté  militaire  et  à  un  rare  courage  l'astuce  et  la  corruption, 
en  faisant  tour  à  tour  des  actes  de  prudence  ou  d'audace,  en 
se  montrant  fertile  en  expédients  ,  en  sachant  se  soumettre 
aussi  bien  que  résister,  ens'humiliantau  besoin  pour  se  relever 
avec  plus  de  force.  Son  règne  avait  duré  trente-trois  ans  (3). 

s'il  le  savait?  »  ajouta  Covos.  ^  Cela  lui  déplairait  moins,  répondit  le  fin  ambas- 
sadeur, que  de  savoir  l'imajje  de  mon  maître  gravée  dans  le  cœur  de  l'Empereur.  » 
On  croit  à  tort  aujourd'hui  que  le  portrait  d'Alphonse  I"  dont  il  vient  d'être 
question  fait  partie  du  musée  de  Madrid  :  nous  en  reparlerons  à  propos  du 
Cnstello  (liv.  II,  eh.  m). 

(1)  Après  avoir  été  exposé  sous  la  lojjjjia  du  jardin  de  la  cour,  où  Bartoloinmeo 
Ferrino  prononça  son  oraison  funèbre,  son  corps  fut  porté  en  grande  pompe  à 
l'église  du  Corpus  Domini  pour  y  être  enseveli.  Parmi  les  œuvres  de  Cetio  Calca- 
gnini  et  de  Girolamo  Falletti  se  trouvent  aussi  deux  discours  composés  en  l'hon- 
neur d'Alphonse  \". 

(2)  Il  mourut,  dit  Paul  Jovc,  pour  avoir  mangé  ti-op  de  melon.  Deux  de  ses 
frères,  le  cardinal  llippolyte  I^"^  et  don  Sigismond,  l'avaient  précédé  dans  la 
tombe,  le  premier  en  1520,  le  second  en  1524.  C'est  aussi  l'intenqjérancc, 
comme  on  le  verra  plus  loin,  qui  causa  la  mort  du  cardinal. 

(3)  Voyez  Vita  di  Alfonso  1"  d'Esté^  par  Honaventura  Pistoi-ilo,  dans  les  Atti 
e  Mem.  délie  deputazioni  di  stori'a  palria  pcr  le  pioviiicie  modenesi  c  paniiensi, 
anno  1865,  p.  481. 


140  L'AKT    FERRARAIS. 

Entre  la  mort  de  Lucrèce  Borgia  et  celle  de  son  dernier 
mari,  il  s'était  écoulé  quinze  ans.  Alphonse  ne  se  remaria 
pas,  mais  il  vécut  avec  la  fille  d'un  Ferrarais  fabricant  de 
bérets  [berettino],  la  belle  Laura  Dianti,  qu'il  surnomma  Eusto- 
chia,  et  qu'il  installa  dans  un  palais  construit  pour  elle  près 
de  l'église  Santa  Maria  délia  Rosa  (1).  Il  en  eut  deux  fils, 
Alfo7iso  et  Alfonsmo,  qui,  au  dire  de  Muratori,  furent  légitimés 
par  le  cardinal  Cibo.  Quelques  écrivains  prétendent  que,  vers 
la  fin  de  sa  vie,  le  duc  épousa  sa  maîtresse.  Un  acte  (2)  dans 
lequel  il  est  question  d'une  donation  faite  à  Madonna  Laura 
Eustochia  prouve  en  tout  cas  que  cinq  jours  avant  de  mourir 
Alphonse  ne  songeait  pas  encore  à  épouser  cette  femme. 

Les  Ferrarais,  si  cruellement  éprouvés  sous  son  règne  par 
la  guerre,  par  la  famine,  par  la  peste,  eurent  du  moins  la 
consolation  de  voir  inaugurer  chez  eux  à  cette  époque  deux 
établissements  de  bienfaisance.  Pour  dispenser  les  gens  beso- 
gneux de  recourir  à  des  usuriers  insatiables,  le  Bienheureux 
Bernardino  da  Feltre,  Frère  Mineur  de  lObservance,  avait 
recommandé  dès  1483,  en  prêchant  dans  la  cathédrale,  la  fon- 
dation d'un  Mont-de-Piété;  mais  la  guerre  avec  Venise  avait 
tout  entravé.  En  1507,  un  autre  Franciscain,  le  Bienheureux 
Giacomo  da  Padova,  démontra  à  son  tour  l'utilité  d'un  Mont- 
de-Piété,  et  le  duc  en  encouragea  l'installation  (3).  La  seconde 
œuvre  en  faveur  des  nécessiteux ,  conseillée  pendant  une 
année  de  disette  par  le  Dominicain  Fra  Lorenzo  de  Bergame, 
fut  le  Mo?ife  c/e//e/rt?vVîe  (1533),  qui,  placé  sous  la  protection 
de  la  princesse  Renée,  du  Juge  des  Sages,  du  prieur  de  Saint- 
Dominique,  d'Alfonso  Trotti,  familier  du  duc,  et  du  cham- 
bellan Girolamo  Giglioli,  eut  son  siège  d'abord  dans  l'habita- 
tion de  Prisciano,  puis  dans  la  via  délia  Rotta. 

Mais  revenons  à  Alphonse  \"   lui-même  et  à  ce  qui  peut 

(1)  Ce  palais,  conligu  aux  jardins  que  l'on  avait  annexés  au  Castello,  donnait 
sur  la  rue  Caracusco,  nommée  ensuite  rue  des  Ursulines.  Au  temps  de  Frizzi,  il 
appartenait  aux  comtes  Aventi. 

(2j  II  a  été  publié  dans  V Archivio  storico  italiano,  1845,  apperwlice,  t.  II, 
p.  67  et  68. 

(31   Frizzi,  Mcmoiie  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  229-230. 


LIVRE   PREMIER.  141 

caractériser  sa  personne  en  même  temps  que  son  époque.  Très 
robuste  de  tempérament,  habitué  à  la  rude  vie  du  soldat,  il 
trouvait  dans  la  chasse  et  dans  la  péclie  des  distractions  appro- 
priées à  sa  nature  et  à  son  caractère  intrépide.  Bonaveiitiira 
Pistofîlo,  son  historiographe  (1),  nous  a  transmis  de  curieux 
détails  à  ce  sujet.  Pendant  l'automne  de  1520,  Pistofilo,  qui 

(1)  Nous  empruntons  ù  M.  Antonio  Cappelli  les  renseignements  qui  suivent 
sur  ce  personnage.  Bonaventura  ou  Ventura,  fils  de  Giovanni  Antonio  de'  Zam- 
bati,  naquit  à  Pontrenioli,  entre  1465  et  1470.  Il  vint  jeune  encore  se  fixer  à 
Ferrare,  où  il  étudia  l'éloquence  et  la  philosophie  à  l'Université,  et  prit  le  sur- 
nom de  Pistofilo  ^amateur  de  la  fidélité).  Lorsque  mourut  le  célèbre  ISiccolô 
Leoniceno,  helléniste,  médecin,  mathématicien,  philosophe  et  même  philologue, 
dont  il  avait  été  l'élève,  il  lui  fit  élever  dans  l'église  de  Saint-Dominique  un 
monument  avec  une  inscription  composée  par  Celio  Calcagnini  (1524).  II  se  lia 
avec  Ercole  Strozzi,  dont  il  devint  le  beau-frère  en  épousant  Margherita,  fille  de 
Tito  Vespasiano  Strozzi,  et  composa  des  vers  latins  et  italiens  que  loua  Celio 
Calcagnini,  mais  que  Lilio  Gregorio  Giraldi  déclara  médiocres.  S'il  ne  s'éleva  pas 
bien  haut  comme  poète,  il  excella  à  rédiger  en  italien  des  lettres  pour  les  princes 
et  les  grands  personnages.  Après  avoir  été  secrétaire  d'Ercole  Strozzi,  il  fut  à 
partir  de  1510  secrétaire  du  duc  Alphonse  I",  qui  l'emmena  avec  lui  toutes  les 
fois  qu'il  s'éloigna  de  Ferrare  et  qui  l'employa  dans  des  négociations  délicates, 
notanmient  pour  contrecarrer  les  sourdes  menées  de  Jules  II  et  de  Léon  X.  En 
1518,  il  accompagna  le  duc  à  Paris  et  rendit  compte  à  Lucrèce  Borgia,  restée  à 
Ferrare,  des  magnifiques  fêtes  auxquelles  il  assista  et  des  costumes  qu'il  admira. 
Pistofilo  tomba  mortellement  malade  à  Bologne  lors  du  couronnement  de  Charles- 
Quint,  mais  il  put  laisser  à  l'Empereur  l'exposé  des  raisons  qui  militaient  en 
faveur  d'Alphonse  I"  pour  la  possession  de  Modène  et  de  Rcggio.  Il  fut  enseveli  à 
Ferrare  dans  l'église  de  Saint-Paul.  Le  tombeau  que  lui  élevèrent  sa  femme  et  ses 
héritiers  a  été  détruit  avec  une  partie  de  l'église  par  le  tremblement  de  terre  de 
1570.  Pistofilo  avait  formé  une  riche  bibliothèque  qu'il  légua  à  son  disciple  Bar- 
tolounueo  Ferrini.  L'Arioste  l'a  couqité  parmi  les  lettrés  et  les  amis  qui  se 
réjouissaient  de  l'achèvement  de  son  poème  :  «  Ecco  il  ilotto,  il  fedele,  il  dili- 
gente segretaiio  Pistofilo  (dernier  chant,  st.  48).  «  Il  lui  a,  de  plus,  adressé  une 
de  ses  plus  belles  satires  pour  décliner,  avec  force  remerciements,  l'offre  que  Pis- 
tofilo lui  avait  faite  d'une  ambassade  auprès  de  Clément  VII.  On  doit  à  Pistofilo 
une  Vie  d'Alphonse  I"  d'Esté  en  italien.  Quoique  l'auteur  taise  ou  atténue  les 
fautes  de  son  héros,  cette  vie,  qui  va  jusqu'en  février  1533,  est  très  instructive. 
Elle  fut  interrompue  par  la  mort  de  l'écrivain  (15  octobre  1533).  M.  Antonio 
Cappelli  la  publiée  dans  les  Atti  e  meniorie  délie  deputazioni  di  storia  patria  per 
le  provincie  modenesi  e  panne nsi,  et  elle  a  été  imprimée  en  volume  à  Modène, 
par  Carlo  Vincenzi,  1867.  On  peut  voir  le  portrait  de  Pistofilo  (gravé  sur  cuivre) 
dans  l'ouvrage  intitulé  :  Oplomachia  di  Bonaventura  Pistofilo,  nobile  ferrarese, 
nella  quale  con  dottvina  morale,  politica  e  militare,  e  col  mezzo  dette  figure  si 
tratta  per  via  di  teorica...  detl'  uso  délie  anni  :  distinta  in  tre  discorsi  di  Picca, 
d'Alabarda  e  di  Moschetto  (in  Siena  per  Ercole  Gori,  1621,  petit  in-4°),  et  dans 
//  torneo  di  Bonaventura  Pistofilo  (Bologna,  Ferroni,  1626-1627,  in-4'').  Nous 
avons  vu  un  exenqjlaire  de  ces  ouvrages  parmi  les  livres  de  M.  Piot.  (Cat.  de  la 
vjnte  de  juin  1891,  n"»  267  et  268.) 


142  I/AllT    FERKABAIS. 

n'avait  pas  les  mêmes  ^oùts  que  le  duc  et  qui  n'était  pas  habi- 
tué à  braver  les  intempéries  des  saisons,  prit  part,  malgré  lui, 
aux  pêches  et  aux  chasses  qui  se  firent  dans  les  vallées  de 
Gomacchio,  où  il  fut  saisi  de  la  fièvre.  «Voilà,  écrivit-il  le 
11  octobre,  ce  qu'on  gagne  à  Gomacchio  par  la  pluie  ou  le 
vent.  "  Une  autre  lettre,  écrite  le  27  novembre,  contient 
d'autres  renseignements  significatifs  :  «■  Hier,  on  a  fait  une 
belle  chasse  dans  le  bosco  eliseo  et  l'on  a  tué  cinq  sangliers. 
Notre  maître  en  a  tué  un  de  sa  main  et  a  aidé  à  en  tuer  un 
autre.  Le  plaisir  fut  si  grand  que  Son  Excellence  a  résolu  de 
faire  aujourd'hui  une  autre  chasse,  que  l'on  prépare.  Pendant 
celle  d'hier...,  je  montai  sur  un  chêne  vert  pour  voir  les 
prouesses  d' autrui,  et  en  dépit  de  mes  précautions  je  ne  me 
trouvai  pas  trop  en  sûreté,  car  un  loup  et  un  taureau  passèrent 
près  de  moi.  Aujourd'hui,  je  veux  rester  à  terre  avec  un  épieu 
à  la  main,  que  je  tremperai  dans  le  sang  de  quelque  sanglier 
mort  ou  pris  dans  les  filets.  Je  pense  que  demain  nous  irons  à 
Ostellato;  je  dis  :  je  pense,  car  Votre  Grandeur  sait  bien  qu'on 
ne  peut  rien  affirmer.  Notre  seigneur  est  resté  dehors  la  nuit 
jusqu'à  deux  heures  pour  voir  uccellare  aile  foleghe  sans  se 
soucier  de  sa  santé  (e  par  che  hahbia  in  fastidio  la  sanita)  (1).  " 

Tout  en  s'adonnant  aux  exercices  qui  exigent  de  l'adresse 
et  de  la  vigueur,  Alphonse  I"  ne  dédaigna  rien  de  ce  qui  pou- 
vait soutenir  la  réputation  d'éclat  que  possédait  la  cour  d'Esté, 
et  se  montra  l'émule  des  princes  auprès  desquels  les  arts  et  les 
lettres  trouvèrent  au  seizième  siècle  les  encouragements  les 
plus  vifs. 

Aux  palais  de  ses  ancêtres,  il  ajouta  celui  du  Belvédère  dans 
une  île  du  Pô,  près  du  Gastel  Tedaldo.  Il  mit  tous  ses  soins  à 
orner  cette  résidence,  qui  devint  célèbre  entre  toutes  par  ses 
peintures  comme  par  son  parc  (2).  Si  l'on  en  croit  Pistofilo,  il 
s'entendait  fort  bien  en  architecture.  Dans  le  Gastel  Vecchio, 
plusieurs   pièces,  sur  son  ordre,   furent  décorées   avec    une 

(i)  Vita  di  Alfonso  I  d'Esté,  scritta  dal  suo  set/retario  Bonaveniura  Pistofilo  e 
pubblicata  per  cura  di  Antonio  Cappelli. 

(2)  Voyez  plus  loin  les  pages  que  nous  lui  avons  consacrées  (liv.  II,  cli.  m}. 


LIVRE   PREMIER.  143 

grande  magnificence,  et  il  fit  disposer  quatre  petites  chambres 
qu'il  remplit  de  peintures. 

Quoique  lui-même  fût  sans  lettres,  il  se  complut  à  s'entourer 
de  ceux  qui  les  cultivaient.  L'Arioste  (1),  Celio  Galcagnini, 
Bonaventura  Pistofilo,  Leoniceno,  Giovanni  Manardi,  Lodo- 
vico  Bonaccioli,  Lodovico  Cati,  Bartolommeo  Ferrino,  Anto- 
nio Musa  Brasavola,  Alessandro  et  Alfonso  Guarini  (2)  furent 
admis  dans  son  intimité  (3).  Même  pendant  les  années  les  plus 
néfastes,  si  ce  n'est  en  temps  de  peste,  il  tint  à  ce  que  l'Uni- 
versité ne  fut  pas  fermée,  y  attira  des  maîtres  savants  qui  reçu- 
rent avec  régularité  leurs  appointements ,  et  voulut  que  les 
cours  eussent  toujours  lieu,  quelque  petit  que  fut  le  nombre 
des  auditeurs. 

Dans  sa  jeunesse,  Alphonse  d'Esté  s'était  adonné  à  la  musi- 
que. Nous  avons  vu  qu'il  joua  du  violon  en  véritable  virtuose 
dans  les  intermèdes  des  pièces  représentées  sur  le  théâtre  du 
palais  délia  Ragione,  lors  de  son  mariage  avec  Lucrèce  Bor- 
gia.  Après  la  mort  de  son  père,  la  musique  continua  à  être  en 
honneur  auprès  de  lui  et  réalisa  des  progrès.  C'est  en  1506 
que  les  flûtes  commencent  à  être  mentionnées  :  Battista  da 
Verona  en  alla  acheter  à  Venise  pour  le  duc.  Mais  la  musique 
n'est  que  l'embellissement  de  la  prospérité.  Quand  la  guerre 
éclata,  quand  l'indépendance  de  Ferrare  fut  menacée  et  que 
la  prolongation  4es  malheurs  publics  eut  amené  une  véritable 
détresse  financière,  force  fut  de  renoncer  à  un  luxe  inutile. 

(1)  Ou  verra  plus  loin,  à  l'occasion  des  médailles  de  Pastoriiio,  comiiienf 
Alphonse  I"  sut  reconnaître  les  mcritcs  du  yrand  poète. 

(2)  Nous  parlerons  d'Alessandro  Guarini  dans  le  cliapitre  consacré  aux 
médailles. 

(3)  lîarotti  fournit  une  preuve  des  rapports  l'auiiliers  qui  existèrent  entre 
Alphonse  I"  et  Brasavola.  Un  jour  (|ue  le  duc,  à  Venise,  faisait  avec  lui  et  avec 
l'Arioste  une  promenade  en  gondole,  une  tourmente  éclata  et  les  vagues  forcèrent 
les  promeneurs  à  rebrousser  chemin.  Dès  qu'ils  furent  en  sûreté,  la  conversation 
suivante  s'engagea  entre  le  prince  et  Brasavola  :  «  Si  la  barque  a%'ait  chaviré,  dit 
Alphonse,  je  me  serais  sauvé  à  la  nage.  —  Si  je  vous  l'avais  permis,  répliqua 
Brasavola.  —  Comment  aurais-tu  pu  m'en  empêcher? —  En  montant  sur  votie 
dos,  car  j'étais  décidé  à  me  sauver  ou  à  périr  avec  vous.  —  Si  tu  l'avais  fait,  je 
t  aurais  coupé  la  main  avec  mon  poij;nard.  —  Je  vous  l'aurais  enlevé,  ou  je  vous 
aurais  mis  dans  l'impossibilité  de  le  saisir  en  vous  serrant  les  bras  entre  mes 
jairbcs.  »  —  Chacun  se  mit  à  rire,  et  l'on  en  resta  là. 


ly,  L'A  UT    FERr.AI\AIS. 

La  chapelle  ducale  cessa  de  fonctionner,  et  les  chanteurs,  au- 
torisés à  chercher  ailleurs  de  l'occupation,  passèrent  presque 
tous  à  Mantoue.  Tels  furent  Ilario  Turbwone,  Jeronimo  da 
Vei'ona,  Fra  Felice,  messer  Michèle  da  Liicca,  basse  distinguée 
que  Léon  X  rechercha  en  15L4.  Seul,  Fra  Gianfrancesco  da 
Lodi,  qui  possédait  une  belle  voix  de  contrebasse  et  qui  était 
capable  de  diriger  une  chapelle,  ne  voulut  pas  abandonner 
le  service  du  prince.  Quoique  privé  de  ses  chœurs  habi- 
tuels, le  duc  ne  cessa  pas  de  s'intéresser  à  l'art  de  la  mu- 
sique :  en  avril  1518,  il  chargea  Sacrati  de  lui  procurer  les 
nouvelles  compositions  du  célèbre  Gianni  Motone.  En  1523, 
don  Sigismond  d'Esté  donna  trente  lire  au  chanteur  Giovanni 
Michèle  pour  un  livre  contenant  des  messes  composées  à  l'in- 
tention du  souverain  de  Ferrare.  On  savait  faire  plaisir  au  duc 
en  l'entretenant  de  musique  :  Pauluzzo,  appelé  aussi  Paulucci, 
qui  fut  longtemps  son  ambassadeur  à  Rome,  l'informait  des 
nouveautés  musicales;  il  parle  d'un  orchestre  composé  de 
fifres,  de  cornemuses,  de  deux  cornets,  de  violes,  de  luths, 
d'un  petit  orgue,  d'une  flûte  et  d'une  voix,  orchestre  qui  re- 
haussa l'éclat  de  la  représentation  d'une  comédie.  Vers  ce 
temps  se  produisit  une  innovation  dans  la  fabrication  des 
flûtes  :  au  lieu  de  siffler  dans  la  partie  supérieure,  on  souffla 
dans  le  milieu  de  l'instrument.  Le  prince  Hercule  lui-même  en 
jouait,  sous  la  direction  de  son  maître  Francesco  dalla  Viola  (1). 
Alphonse  I"  ne  laissa  pas  décroître  la  réputation  que  Ferrare 
avait  acquise  en  Italie  au  point  de  vue  théâtral  (2).  En  parlant 
de  l'ancien  palais  des  princes  d'Esté  (3),  nous  constaterons  que 

(1)  Lui{;i  Francesco  Yaldrichi,  Cappelle,  concerti  e  musiche  cli  casa  d'Esledal 
secolo  XV  al  XVIII,  dans  les  Atti  e  memorie  délie  deputazioni  di  storia  patria 
per  le  provincie  modenesi  e  parmensi^  série  III,  vol.  II. 

(2)  Un  sculpteur  nommé  Antotiio  Elia,  qui  était  probablement  de  Padoue  et 
que  M.  Venturi  incline  à  identifier  avec  Moderno,  parce  qu'il  se  plaisait  à  repro- 
duire des  œuvres  antiques  en  petites  proportions,  fit  en  1508  des  idoles  en  terre 
pour  la  représentation  de  quelques  comédiens.  11  se  trouvait  encore  à  la  cour  de 
Ferrare  en  1512,  puis  il  partit  pour  Rome.  En  1517,  il  habitait  dans  cette  ville  le 
palais  du  cardinal  tlippolyte  I"  d'Esté.  Le  peintre  Jean  de  C?emo«e  travailla  aussi 
en  1508  pour  le  théâtre  d'Alphonse  I".  (A.  Venturi,  Il  (jruppo  del  Laocoonte  e 
liaffaello,  dans  VArchivio  storico  dell'  arte,  mars-avril  1889,  p.  107.) 

(3)  Liv.  II,  ch.  ni. 


LIVRE   PREMIER.  145 

ce  prince  y  fit  construire  un  théâtre  sur  lequel  furent  repré- 
sentées avec  un  grand  succès  plusieurs  pièces  de  VArioste  [l). 
Alfonso  Guarini,  frère  d'Alessandro  Guarini,  composa  deux 
comédies  tout  en  s'occupant  de  fonctions  politiques  :  le  Pra- 
tico  et  le  Sposalizio.  Sur  le  frontispice  de  celle-ci  se  trouve  une 
gravure  en  bois  :  on  y  voit  une  porte  au-dessus  de  laquelle  on 
lit  :  «  A  Domino  factum  est  istud.  »  Sous  le  titre,  placé  dans  le 
vide  laissé  par  la  porte,  un  cerf  tient  une  vipère  entre  ses 
dents.  Au-dessus  du  cerf  est  écrit  le  mot  «  oliin.  ^ 

Les  arts  du  dessin  furent  loin  aussi  de  trouver  Alphonse  I" 
indifférent.  Il  tint  à  honneur  d'augmenter  les  collections  com- 
mencées par  ses  prédécesseurs  (2),  d'enrichir  de  statues  et  de 
peintures  les  salles  de  son  palais  (3),  et  il  ne  se  borna  pas  aux 
productions  des  maîtres  de  Ferrare.  A  l'exemple  de  Lionel,  il 
apprécia  fort  les  œuvres  de  Rogier  van  der  Weyden  et  fit  ache- 
ter en  Flandre,  moyennant  cinq  mille  ducats  d'or,  trois  ta- 
bleaux de  ce  maître  représentant  la  Passion^  et  où,  dans  tous 
les  épisodes,  la  figure  du  Christ  était  identique.  Ces  détails 
sont  fournis  par  une  lettre  que  le  Napolitain  Marc-Antoine 
Michiel  écrivit  en  152  4  et  que  Cicogna  publia  en  ISOO  dans 
les  Mémoires  de  l'Institut  vénitien  (4). 


(1)  La  Cassaria  de  l'Arioste  fut  rejîi'ésentée  pendant  le  carnaval  de  1508.  Ber- 
nardo  Prospero  en  rendit  compte  à  Isabelle  d'Esté,  marquise  de  Mantouc.  Pour  la 
première  fois,  les  spectateurs  eurent  devant  les  yeux  une  scène  moderne.  Elle 
avait  été  imaginée,  au  dire  de  Prospero,  par  le  peintre  Peregrino  (la  San  Daniele, 
qui  de  1508  à  1518  fut  employé  à  la  cour  comme  décorateur.  M.  Eduard 
Flechsig,  cependant,  croit  que  Peregrino,  à  en  juger  par  ses  oeuvres,  ne  connais- 
sait pas  assez  la  perspective  pour  avoir  été  l'inventeur  de  la  scène,  et  qu'il  ne 
fit  qu'exécuter  les  projets  de  quelque  architecte.  Voyez,  dans  VArchivio  storico 
deir  arte  de  1895,  p.  130,  l'article  de  M.  C.  de  Fahriczv  sur  l'ouvrage  de 
^I.  Flechsig,  intitulé  :  Die  Décoration  der  modcrnen  Biiline  iii  Italien  von  den 
Anfangen  bis  zuni  Schluss  des  XVI  Jahrhundert^  iDresdcn,  ISQ'*,  in-S"  de 
96  pages\ 

(2;  Il  donna  le  docte  Pistojïlo  pour  conservateur  à  la  collection  des  médailles 
et  des  monnaies  antiques,  et  chargea  Celio  Calcagnini  de  les  classer. 

(3)  Peut-être  n'était-il  pas  étran{;er  à  la  peinture.  En  1493,  il  charge  Girolamo 
Fino,  son  ambassadeur  à  Venise,  de  lui  acheter  des  couleurs  d'excellente  qualité, 
et,  après  les  avoir  reçues,  il  exprime  à  son  agent  sa  satisfaction.  (Ad.  Vexturi, 
V arte  ferrarese  nel  période  d'Ercole  I d'Esté,  p.  33.) 

.  (4)   E.    MlixTz,   Les   artistes  flamands  et  allemands  en  Italie,  dans  VArt   du 
15  octobre  1885. 

1.  10 


lV(i  L'ART    FERRARAIS. 

Les  représentants  d'Alphonse  F'  auprès  des  princes  de 
l'Italie  ne  furent  pas  seulement  chargés  de  négociations  poli- 
tiques ;  ils  s'occupèrent  aussi  de  procurer  des  œuvres  d'art  à 
leur  maître.  D'après  les  ordres  du  duc,  Girolamo  Seregno, 
amhassadeur  de  Ferrare  à  Milan,  s'efforça  d'obtenir  un  Bacchus 
que  possédait  Antonio  Maria  Pallavicino  (peut-être  s'agissait-il 
d'un  ouvrage  de  Léonard  de  Vinci).  Mais  le  17  avril  1505 
Seregno  informa  Alphonse  I"  que  cette  acquisition  était  im- 
possible, Pallavicino  ayant  promis  le  Bacchus  au  cardinal  de 
Rouen,  gouverneur  du  Milanais.  Un  autre  ambassadeur  de 
Ferrare  à  Milan,  Alberto  Bendidio ,  sollicita  vainement  de 
Froncesco  Melzi  quelques-uns  des  manuscrits  et  des  dessins  que 
Léonard  de  Vinci  lui  avait  légués.  Il  tâcha,  en  outre,  sans 
pouvoir  y  parvenir  davantage,  d'attirer  Melzi  à  la  cour  d'Al- 
phonse d'Esté,  se  portant  fort  du  bon  accueil  qu'il  y  recevrait. 
Ces  faits  sont  consignés  dans  une  lettre  que  Bendidio  écrivit 
au  duc  le  6  mars  1523  (1). 

Fra  Bartolommeo  fut  un  des  artistes  dont  Alphonse  I"  désira 
quelque  ouvrage.  Le  14  juin  1517,  il  annonça  au  duc  l'envoi 
d'une  Vierge  et  d'une  tête  du  Sauveur  (2).  Ce  dernier  tableau 
était  destiné  à  Lucrèce  Borgia.  Une  peinture  restait  encore  à 
exécuter.  Ferrare  n'était  pas  étrangère  au  maître  toscan.  Sa 
lettre  fait  allusion  à  sa  venue  dans  cette  ville,  mais  sans  en 
indiquer  l'époque.  Y  avait-il  passé  en  1508,  lorsqu'il  se  rendit 
à  Venise?  Son  voyage,  au  contraire,  était-il  récent?  On  ne 
saurait  rien  affirmer  (3). 

A  Fra  Bartolommeo,  Alphonse  l"  ne  pouvait  demander  que 
des  sujets  religieux,  mais  les  sujets  mythologiques  étaient  plus 
conformes  à  ses  goûts,  et  c'est  surtout  à  évoquer  les  souvenirs 
du  paganisme  qu'il  employa  les  pinceaux  des  artistes  ferrarais 
auxquels  il  accorda  spécialement  sa  faveur.  La  plupart  des 
productions  de  Garofalo  et  de  Dosso  en  ce  genre  existent  encore. 

(1)  G.  CAMPoni,  Nuovi  Documenti  par  la  vita  di  Leonardo  (la  Vinci.  Modcne, 
1865. 

,2)   On  ne  sait  ce  qu'elles  sont  devenues. 

(3)  Voyez  l'opuscule  sur  Fra  Bartolommeo  (jne  nous  avons  public  dans  la  col- 
lection des  artistes  célèbres,  à  la  librairie  de  l'Art. 


LIVRE   PREMIER.  147 

En  traitant  les  épisodes  de  la  Fable,  Garofalo,  habitué  à  pein- 
dre la  Vierge  et  les  saints,  se  faisait  violence  et  restait  chré- 
tien quand  même.  Dosso,  au  contraire,  se  sentait  en  quelque 
sorte  dans  son  élément,  et  excellait  à  représenter  les  dieux  et 
les  déesses.  Il  fut  le  peintre  favori  du  duc  de  Ferrare,  la  nature 
de  leur  esprit  s'accordant  sur  tous  les  points.  Parmi  les  artistes 
ferrarais,  Bartolommeo  Ramenghi,  dit  Bagnacavallo,  fut  un  de 
ceux  que  le  prince  distingua.  Son  nom  apparaîtra  plus  loin 
dans  les  négociations  entreprises  pour  faire  avoir  au  souverain 
de  Ferrare  quelques  œuvres  de  Raphaël. 

Fort  au  courant  du  mouvement  des  arts  dans  toute  la  Pénin- 
sule, Alphonse  I"  s'efforça  d'attirer  auprès  de  lui  plusieurs  des 
peintres  le  plus  en  renom.  En  1514,  Giovanni  Bellini  vint 
peindre  une  Bacchanale  que  Vasari  porte  aux  nues  (1)  et  qui 
fut  achevée  par  Titien  (2). 

Un  élève  de  Giovanni  Bellini,  Pellegrino  d'Udine,  dit  Pelle- 
grino  da  San  Daniele,  parce  qu'il  séjourna  longtemps  à  San 
Daniele  (3j,  où  il  se  maria  en  1  496  ou  1-497,  consacra  plus  de 
dix  années  de  sa  vie  au  Mécène  ferrarais  (1502-1513)  (4).  Il 
entra  au  service  d'Alphonse  d'Esté  du  vivant  d'Hercule  I", 
se  réservant  de  retourner  chaque  année  dans  sa  ville  natale  (5) 
afin  de  tenir  les  engagements  qu'il  y  avait  pris  comme 
peintre.  Il  commença  probablement  par  décorer  les  chambres 
où  don  Alphonse  voulait  installer  ses  collections  d'œuvres 
d'art.  Outre  ses  appointements  qui  se  montaient  à  trois 
cent  trente-quatre  li?-e  marchesane ,  c'est-à-dire  à  huit  cent  cin- 
quante-deux francs  environ,  il  reçut,   le  9  janvier  1501,  un 


(1)  T.  VII,  p.  433. 

(2)  Nous  reviendrons  sur  cette  Bacchanale,  en  parlant  du  Castcllo  (liv.  II, 
ch.  m). 

(3)  Son  vrai  nom  était  Maitino.  Il  eut  pour  premier  maître  Battista,  son  père, 
peintre  dalmate. 

(4)  Ké  en  1467  à  Udine,  il  y  mourut  en  1547.  Les  détails  que  nous  donnons 
sur  son  compte  sont  empruntés  à  un  article  de  M.  Giuseppe  Loschi  dans  l'Arte 
c  sloria  du  31  janvier  1890,  et  surtout  au  travail  sur  Peilcjjrino  da  San  Daniele 
que  le  marquis  Gampori  a  publié  dans  le  t.  VIII  des  Atti  e  uieinorie  délie  ilepu- 
tazioni  di  sloria  patria  per  le  provincic  modenesi  c  pannensi . 

(5)  De  1501  à  1503,  il  fut  membre  du  grand  conseil  d'Udine. 


148  L'ART    FERUARAIS. 

cadeau  tle  nappes  [mantigli  e  tovaglie).  Le  1  1  du  même  mois, 
on  lui  paya  un  acompte  de  vingt-cinq  ducats  d'or  à  l'occasion 
d'un  tableau  qui  devait  représenter  la  Vierge,  et  le  5  août  on 
lui  remit  quinze  ducats  d'or  et  demi  afin  qu'il  achetât  à  Venise 
l'azur  et  les  autres  couleurs  dont  il  avait  besoin  pour  exécuter 
un  autre  tableau.  Un  troisième  tableau,  commencé  à  Ferrare, 
fut  achevé  à  Udine.  Ces  peintures  étaient  peut-être  destinées 
aux  chambres  dites  de  la  Via  coperta  qui  furent  achevées  en 
1505.  C'est  là  sans  doute  que  Pellegrino  travailla  pendant  près 
de  trois  ans  avec  trois  peintres  dont  les  noms  ne  nous  sont  pas 
parvenus  :  du  7  novembre  1505  au  19  février  1507,  les  regis- 
tres mentionnent  qu'une  grande  quantité  de  vin  leur  fut 
fournie.  Une  figure  de  saint  Jacques  en  1508  et  deux  tableaux 
en  1511  s'ajoutèrent  aux  œuvres  déjà  exécutées  pour  Al- 
phonse l" . 

Des  travaux  d'une  moindre  portée  occupèrent  aussi  Pelle- 
grino à  Ferrare.  En  1504,  il  décora  des  boîtes  pour  la  phar- 
macie ducale,  et,  quelques  années  plus  tard,  il  disposa  et  pei- 
gnit dans  une  salle  du  palais  les  décors  nécessaires  à  la  repré- 
sentation de  la  Cassaria,  comédie  composée  par  l'Arioste  à  la 
requête  d'Hippolyte  d'Esté,  cardinal  de  Ferrare.  Plusieurs 
peintres  (1),  entre  autres  Tommaso  da  Carpi,  père  de  Giro- 
lamo  da  Carpi,  lui  prêtèrent  leur  concours.  Les  spectateurs 
admirèrent  beaucoup  la  science  de  la  perspective  dont  il  fit 
preuve  en  cette  circonstance.  L'ensemble  de  la  scène,  où  l'on 
apercevait  des  églises,  des  campaniles,  des  maisons,  des  jar- 
dins et  jusqu'à  des  barques,  était,  du  reste,  très  agréable  aux 
yeux.  En  en  rendant  compte  à  la  marquise  de  Mantoue,  Ber- 
nardino  Prospero,  gentilhomme  ferrarais,  manifesta  un  véri- 
table enthousiasme.  "  On  ne  peut,  écrivait-il,  se  lasser  de 
regarder  ces  décors  où  se  trouvent  réunies  tant  de  choses , 
inventées  avec  génie  et  bien  réparties.  » 

Le  peintre  de  San  Daniele  ne  se  mit  pas  seulement  à  la  dis- 
position du  duc  de  Ferrare.  Les  frères  de  celui-ci,  don  Sigis- 

(1)  M.  Campori  donne  tous  leurs  noms  (p.  21,  clans  le  tirage  à  part  de  son  tra- 
vail). 


LIVRE   PREMIER.  149 

mond  et  le  cardinal  Hippolyte  I",  eurent  souvent  recours  à 
lui. 

Pendant  un  de  ses  séjours  dans  sa  ville  natale,  il  écrivit  le 
20  septembre  1507  à  Tommaso  Foschi,  évêque  de  Gomacchio 
et  secrétaire  du  cardinal  de  Ferrare,  que,  s'il  s'attardait  en- 
core, c'était  pour  procurer  des  vins  du  pays  à  don  Sigismond. 
En  1510,  il  exécuta  divers  travaux  à  Ferrare  pour  Sigis- 
mond, travaux  en  vue  desquels  on  lui  remit  de  l'azur  et  quatre 
feuilles  de  papier. 

Ses  rapports  avec  Hippolyte  d'Esté  commencèrent  dès  1504. 
On  voit  en  effet  dans  les  registres  du  cardinal  [libro  d'uscita 
di  guardaroba)  que,  le  18  avril,  huit  brasses  de  drap  récom- 
pensèrent les  services  de  Pellegrino.  Après  son  absence  de 
1507,  il  entreprit  sur  l'ordre  d'Hippolyte,  avec  le  concours  de 
Beryiardino  Fiorini  eiàe  quelques  autres  artistes  en  sous-ordre, 
la  décoration  des  loggie  du  palais  de  l'évêché. 

Pellegrino  n'eut  pas  à  regretter  son  long  séjour  à  Ferrare, 
car  Alphonse  I"  et  Hippolyte  s'attachèrent  sincèrement  à  lui 
et  lui  fournirent  des  preuves  de  leur  amitié.  Ayant  sollicité 
leur  intervention  pour  obtenir  que  le  cardinal  Grimani,  pa- 
triarche d'Aquilée,  conférât  à  son  fils,  qui  était  prêtre,  trois 
canonicats  (à  Udine,  à  Aquile  et  à  Cividale),  dès  que  ces  cano- 
nicats  seraient  vacants,  non  seulement  ses  deux  protecteurs 
plaidèrent  chaudement  sa  cause  auprès  du  cardinal  Grimani 
quand  celui-ci  passa  par  Ferrare  en  se  rendant  à  Rome,  mais 
Beltrando  Gostabili,  ambassadeur  d'Alphonse  I"  dans  la  capi- 
tale des  papes,  et  Lodovico  da  Fabriano,  agent  d'Hippolyte 
dans  la  même  ville,  reçurent  l'ordre  formel  de  réitérer  les 
instances.  Le  15  novembre  1507,  le  cardinal  Grimani  annonça 
lui-même  que  satisfaction  serait  donnée  à  Pellegrino.  Un  peu 
plus  tard,  Pellegrino  s'adressa  encore  au  cardinal  de  Ferrare 
afin  d'obtenir  qu'une  propriété  appartenant  à  une  abbaye  qui 
dépendait  également  du  cardinal  Grimani  dans  le  Frioul  fût 
louée  à  lui-même  et  à  un  peintre  nommé  André  d'Udine.  Cette 
faveur  lui  fut  aussi  accordée. 

Pellegrino  cependant  finit  par  souhaiter  son  retour  définitif 


150  1/AHT    FEP.RARAIS. 

dans  sa  patrie.  En  1512,  il  l'avait  trouvée  ruinée  par  la  guerre, 
désolée  par  la  maladie  et  d'autres  fléaux.  Ses  propres  maisons 
avaient  été  la  proie  de  la  soldatesque  qui  les  avait  dévastées. 
(i  II  faudra  bien  dix  ans,  écrivait-il  à  l'évéque  de  Comacchio, 
pour  que  le  pays  recouvre  la  prospérité.  «  Sa  présence  perma- 
nente à  Udine  lui  sembla  nécessaire.  Le  désir  d'y  poursuivre 
des  travaux  restés  en  suspens  le  poussait  d'ailleurs  à  quitter  le 
service  d' Alphonse  I".  Le  15  juin  1513,  il  dit  adieu  h  Ferrare. 
Toutefois,  il  ne  rompit  pas  ses  relations  avec  le  duc  et  continua 
de  peindre  pour  lui.  Le  Triomphe  de  Bacchus,  dont  il  s'occu- 
pait en  1517,  fut  une  des  peintures  qu'il  entreprit  en  son  hon- 
neur. Aucune  des  productions  de  Pellegrino  que  l'on  voyait 
jadis  à  Ferrare  ne  subsiste  aujourd'hui.  Pour  connaître  cet  ar- 
tiste, c'est  à  Osopo,  à  Udine,  à  San  Daniele,  à  Cividale  et  à 
Venise  qu'il  faut  se  rendre  (1).  Imitateur  de  Gima  da  Cone- 
gliano  dans  ses  premiers  ouvrages,  il  se  distingue  dans  les 
autres  par  une  grande  facilité  de  pinceau,  par  l'expression 
et  le  caractère  des  figures,  par  la  connaissance  approfondie 
de  l'anatomie  et  de  la  perspective;  mais  il  accuse  trop  les 
contrastes  d'ombres  et  de  lumières,  et  le  dessin  manque  de 
précision.  Sa  mort  arriva  le  13  décembre  1547. 

Comme  tous  les  princes  de  son  temps,  Alphonse  d'Esté, 
subissant  le  charme  des  productions  de  Raphaël,  eut  à  cœur  de 
posséder  quelques  tableaux  de  sa  main.  Peut-être  entra-t-il  en 
rapport  avec  lui  en  1512  ou  1513  lorsqu'il  alla  à  Rome, 
d'abord  pour  proposer  à  Jules  II  un  accord  qui  fut  repoussé, 
ensuite  pour  assister  au  couronnement  de  Léon  X.  On  peut 
également  supposer  que  l'Arioste  servit  d'intermédiaire  entre 
le  duc  et  le  peintre,  car  il  était  à  Rome  en  1513  (2).  Tou- 
jours est-il  que  Raphaël  fit  des  promesses  au  souverain  de 

(1)  Croave  et  Gavalcaselle,  Geschichte  dcr  italienischen  Malerei,  t.  VI, 
p.  243  et  suiv. 

(2)  C'est  par  M.  Cainpori  que  l'on  connaît  l'histoire  des  rapports  d'Alphonse  I" 
avec  Raphaël.  Voyez  les  Notizie  inédite  di  Raffaello  du  Vrbino.  Modena,  1863. 
Ce  travail  a  paru  d'abord  dans  les  Atti  e  memorie  délie  deputazioni  di  storia 
patria  per  le  provincie  modenesi  e pannensi.  Il  a  été  traduit  en  français  et  publié 
dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts  (avril  et  mai  1863),  t.  XIV,  p.  347-361,442-456. 


LIVRE   PUEMIEll.  151 

Ferrare  et  que  celui-ci  en  réclama  l'exécution,  sans  cesse 
différée,  avec  une  insistance  opiniâtre  qui  dégénéra  en  som- 
mations comminatoires.  Ce  fut  Beltrame  Costabili,  évéque 
d'Adria  et  ambassadeur  d'Alphonse  I"  à  Rome ,  qui  fut 
chargé  de  la  négociation.  Les  lettres  dans  lesquelles  il  rend 
compte  de  ses  démarches  à  son  maître  commencent  au 
21  mars  1517.  Il  s'y  trouve  de  curieux  renseignements,  et  la 
lecture  en  est  très  attachante.  On  y  apprend  que  Rapharl 
s'était  engagé  aussi  à  rechercher  des  médailles,  des  tètes  et 
des  figures  antiques,  tâche  facilitée  par  sa  position  de  surin- 
tendant des  antiquités  et  des  fouilles,  et  qu'il  proposa  l'acqui- 
sition d'un  bas-relief  comprenant  trois  ou  quatre  personnages. 
«  En  revenant  de  la  messe,  écrit  Costabili,  Raphaël  m'a  assuré 
que  l'on  ne  pourrait  se  procurer  un  objet  antique  plus  conve- 
nable pour  Votre  Excellence  que  celui-ci,  et  il  vous  recom- 
mande de  ne  pas  le  laisser  échapper;  il  doit  me  le  faire  voir; 
je  lui  ai  dit  de  diriger  l'affaire  dételle  sorte  que  le  propriétaire 
ne  surfît  pas;  il  n'aura  garde  d'y  manquer.  '^  Une  autre  lettre 
de  l'évéque  d'Adria  mentionne  le  sujet  que  Raphaël  devait 
peindre  pour  Alphonse  I"^  :  c'était  le  Triomphe  de  Baccims 
dans  les  Indes,  dont  le  dessin  avait  été  envoyé  au  duc.  Ayant 
été  informé  que  Pellegrino  d'Udine  traitait  alors  le  même  sujet 
à  l'intention  du  duc  de  Ferrare,  Raphaël  désira  changer  de 
sujet.  On  verra  plus  loin,  par  une  lettre  de  Bagnacavallo,  que 
le  duc  n'y  consentit  pas,  et  que  Raphël  avait  en  outre  à  repré- 
senter la  Chasse  de  Méléagre. 

Accablé  de  commandes  par  le  Pape,  par  les  cardinaux,  par 
tous  les  princes  italiens,  par  les  seigneurs  et  les  banquiers; 
obligé  de  s'occuper  des  fouilles  et  de  continuer,  comme  archi- 
tecte pontifical,  les  travaux  que  Bramante  avait  laissés  en  sus- 
pens, le  Sanzio,  malgré  son  activité  infatigable  et  sa  bonne 
volonté,  ne  parvenait  pas  à  commencer  la  peinture  à  laquelle 
tenait  tant  le  duc  de  Ferrare.  Il  protestait  de  son  dévouement, 
mais  ne  se  mettait  pas  à  l'œuvre,  énonçant  chaque  fois  un 
nouveau  motif  d'atermoiement.  Ce  qui  l'absorba  d'abord,  ce 
furent  le  Saint  Michel  terrassant  le  démon  et  la  Sainte  Famille 


152  L'AllT    FERRARAIS. 

qui  Figurent  au  musée  du  Louvre.  Le  premier  de  ces  tableaux 
était  destiné  à  François  I"  et  le  second  à  la  Reine;   l'un  et 
l'autre  avaient  été  commandés  par  le  pape  Léon  X,  qui  laissa 
à  Laurent  de  Médicis,  duc  d'Urbin,  résidant  alors  à  la  cour  de 
France,  le  mérite  de  les  offrir,  afin  que  son  neveu  put  se  con- 
cilier l'esprit  du  monarque.  Le  Saint  Michel,  auquel  le  peintre 
travaillait  déjà  le  28  mars  1517,  était  terminé  le  27  mai  1518, 
et  c'est  la  même  année  que  fut  achevée  la  Sainte  Famille.  Pen- 
dant qu'il  peignait  ces  œuvres  magistrales,   le  Sanzio,  pour 
faire  prendre  patience  au  duc  de  Ferrare,  lui  donna  le  carton 
qui  avait  servi  à  peindre  V Histoire  de  Léon  III  dans  les  Cham- 
bres du  Vatican  (novembre    1517)   :   la   caisse   contenant  ce 
carton  fut  confiée  à  un  muletier  qui  l'oublia  durant  plusieurs 
mois.  Après  cet  envoi,  le  duc  fit  remettre  à  Raphaël  cinquante 
ducats  à  compte  sur  le  prix  du  tableau  qu'il  attendait.  Vers  le 
milieu  de   1518,  il  semblait  que  Raphaël  n'eût  plus  autant 
d'excuses  à  alléguer  pour  différer  encore  l'exécution  de  ce 
tableau.  Costabili  redoubla  ses  assauts.    «  Je  ne  cesse,  écri- 
vait-il, de  remémorer  à  Raphaël  d'Urbin  l'œuvre  de  Votre 
Excellence,  et  je  le  tiens  toujours  en  haleine.  Je  ne  manquerai 
pas  de  le  tourmenter  adroitement  dans  l'espoir  d'arriver  à  une 
conclusion,  ne  trouvant  pas  convenable  d'en  venir  à  d'autres 
expédients,  à  moins  que  Votre  Excellence  n'en  ordonne  autre- 
ment (13  août  1518).  '^  Au  cours  de  ces  pourparlers,  Raphaël 
essaya  d'atténuer  le  mécontentement  du  duc  en  lui  offrant , 
comme  dédommagement  de  sa  longue  attente,  le  carton  du 
Saint  Michel.  Alphonse  P'  l'accepta  avec  plaisir.    "  Que  Votre 
Seigneurie,  écrivit-il  le  1 1  novembre  1518  à  son  ambassadeur, 
remercie  Raphaël  en  notre  nom  et  lui  dise  que  son  carton  nous 
plaît  beaucoup.  "  En  même  temps,  il  enjoignait  à  son  agent 
de  payer  vingt-cinq  écus   au  peintre,  qui  ne    consentit  à  les 
accepter  qu'à  force  d'instances  de  la  part  de  Costabili,  mon- 
trant ainsi  la  délicatesse  de  ses  sentiments. 

Peu  après,  le  duc  de  Ferrare  alla  solliciter  l'appui  de  Fran- 
çois I"  pour  se  faire  restituer  les  villes  de  Modène  et  de  Reg- 
gio,  que  le  Pape,  infidèle  à  des  engagements  pris  en  1516, 


LIVRE   PREMIER.  153 

s'obstinait  à  détenir.  Il  eut  alors  l'occasion  de  voir  un  nouveau 
tableau  de  Raphaël,  le  Portrait  de  Jeanne  d'Aragon,  récemment 
envoyé  en  France  au  cardinal  Bibbiena  (1),  et  il  écrivit  à 
Obizzo  Ilemo,  son  secrétaire  à  Ferrare,  afin  que  celui-ci  char- 
geât Costabili  de  demander  à  Raphaël  le  cai'ton  de  ce  portrait. 
Raphaël  satisfit  au  désir  du  duc  (février  1519),  tout  en  aver- 
tissant le  prince  que  c'était  là,  non  une  œuvre  de  sa  propre 
main,  mais  une  œuvre  d'un  de  ses  élèves  exécutée  à  Naples 
d'après  nature. 

Malgré  les  trois  présents  de  Raphaël,  Alphonse  P'  entendait 
bien  que  le  peintre  s'acquittât  de  ses  promesses  envers  lui.  Non 
content  de  garder  comme  négociateur  l'évêque  d'Adria,  il  eut 
recours  à  la  médiation  du  cardinal  Cibo  (2)  et  à  celle  de  Bagna- 
cavallo,  qui  lui  écrivit  le  dernier  jour  de  février  1519  :  '  Très 
illustre  et  très  haut  seigneur  et  vénéré  maître.  J'ai  reçu  la 
lettre  de  Votre  Excellence  et  j'ai  fait  aussitôt  ce  que  je  devais 
auprès  de  mon  très  honoré  seigneur  (le  cardinal  Cibo),  quoique 
cela  ne  fût  pas  nécessaire,  car  Sa  Grandeur  ne  désire  rien  tant 
au  monde  que  de  vous  être  agréable  et  de  vous  complaire. 
Votre  Excellence  peut  avec  toute  confiance  se  servir  en  toute 
occasion  du  cardinal.  Si  je  n'ai  pas  répondu  jusqu'à  présent  à 
Votre  Excellence,  quoique  j'eusse  reçu  la  commission  de 
mon  très  honoré  seigneur,  c'est  parce  que  vous  vous  étiez 
absenté  pour  aller  en  France;  je  n'ai  pas  cependant  négligé 
de  presser  la  réalisation  de  votre  affaire.  J'ai  vu  les  esquisses 
de  Raphaël,  grâce  à  un  de  ses  élèves,  et  elles  sont  très  belles; 
Tune  représente  la  Chasse  de  Méléagre^  l'autre  le  Triomphe 
de  Bacchus.  Rien  de  plus  n'a  encore  été  fait,  mais  Raphaël 
m'a  promis  de  sa  bouche,  sur  sa  foi,  que  les  deux  tableaux 
seraient  expédiés  pour  la  prochaine  fête  de  Pâques,  bien 
qu'on  n'en  voie  que  les  esquisses.  En  ce  moment,  Raphaël 
s'occupe  à  préparer  des  décors  pour  les  comédies  de  Ludovico 
Arioste  que  mon  honoré  seigneur  a  l'intention  de  faire  repré- 

(1)  Bibbiena  resta  en  Fiance  jusqu'à  la  Hn  de  1519. 

(2)  Le  cardinal  Innocenzo  Cibo  était  tils  de  Francesclictto  Cibo  et  de  Made- 
leine de  Médicis^  sœur  de  Léon  X. 


154  L'ART    FEURAllAIS. 

senter  (\).  Quand  il  aura  terminé  ces  décors,  il  mettra  la  main 
auxdits  tableaux  de  Votre  Excellence,  aux  bonnes  grâces  de 
laquelle  je  me  recommande  toujours  de  tout  cœur  (ii).  >' 

A  l'époque  où  Bagnacavallo  écrivit  cette  lettre,  la  vieillesse 
et  les  infirmités  commençaient  à  entraver  Costabili  dans  la 
poursuite  des  négociations  entamées  avec  Raphaël.  Alphonse  P"" 
lui  adjoignit,  pour  lui  venir  en  aide,  Paulucci,  un  des  secré- 
taires ducaux,  qui  lui  succéda  comme  ambassadeur  après  sa 
mort  (15  juin  1519)  (3).  Paulucci  n'épargna  pas  les  démarches. 
Soupçonnant  que  rien  n'avait  encore  été  fait,  il  voulut  s'en 
assurer  et  tenta  d'être  admis  dans  l'atelier  du  peintre,  sans  y 
réussir.  Il  apprit  indirectement  que  la  Trans figuration ,  entre- 
prise sur  les  ordres  du  cardinal  Jules  de  Médicis,  était  presque 
achevée,  et  que  c'était  une  fort  belle  chose,  mais  que  "  la  toile 
du  duc  était  tournée  contre  le  mur  avec  plusieurs  autres  par- 
dessus (3  septembre  1519)  "  .Un  jour,  il  crut  qu'il  allait  voir 
de  ses  yeux  l'état  des  choses  ;  vain  espoir  :  Raphaël,  occupé  à 
faire  le  portrait  de  Balthazar  Castiglione  (4) ,  ne  put  le  laisser 
entrer.  Tant  d'ajournements  finirent  par  exaspérer  le  hautain 
et  violent  duc  de  Ferrare,qui  écrivit  à  son  agent  :  ^  Nous  vou- 
lons que  vous  alliez  trouver  Raphaël  et  que  vous  lui  disiez 
avoir  reçu  de  nous  des  lettres  dans  lesquelles  nous  relatons 
que  depuis  trois  ans  il  nous  donne  de  vaines  paroles,  que  de 
pareils  atermoiements  ne  sont  pas  de  mise  avec  nos  pareils,  et 
que,  s'il  ne  tient  pas  ses  promesses,  nous  lui  ferons  voir  qu'il  a 
eu  tort  de  nous  tromper.  Tous  pourrez  ajouter,  comme  venant 
de  vous,  qu'il  doit  prendre  garde  de  s'attirer  notre  haine  au 
lieu  de  conserver  notre  affection  ;  s'il  observe  ses  engagements, 

(1)  La  représentation  des  Suppositi  eut  lieu  devant  Léon  X.  (Voyez  les  docu- 
ments déjà  cités,  qu'a  puliliés  M.  Campori,  p.  18,  et  la  Gazette  des  Beaux-Arts 
du  1"  avril  1863,  t.  XIV,  p.  443.) 

(2)  Cette  lettre,  que  M.  Venturi  a  découverte,  a  été  reproduite  par  le  Kuitst- 
freund  de  Berlin  (1"  novembre   1885,    n"  21),   dans    un   article  intitulé   :   Eiiie 

Zeichnung  Raphnéls.  (Un  dessin  de  Raphaël.) 

(3)  11  a  été  déjà  question  de  Paulucci,  p.  144. 

(4)  Raphaël  avait  déjà  fait  un  portrait  de  Balthazar  Gasliglione  en  1516,  celui 
<|ue  possède  le  musée  du  Louvre.  Le  portrait  de  1519  se  trouve  à  Rome  dans  le 
palais  Torlonia. 


LIVRE    r  HEM  1ER.  155 

il  peut  compter  sur  nos  bons  offices  ;  dans  le  cas  contraire, 
qu'il  s'attende  un  jour  à  des  choses  qu'il  regrettera,  y  Cette 
lettre  acerbe  fait  peu  d'honneur  à  Alphonse  I".  La  mission 
imposée  par  le  prince  parut  à  Paulucci  trop  pénible  à  remplir. 
Il  lui  répugnait  de  tenir  un  tel  langage  à  Raphaël  que  chacun, 
à  Rome,  vénérait  et  aimait,  non  seulement  comme  le  peintre 
par  excellence,  mais  comme  l'homme  le  plus  noble,  le  plus 
courtois,  le  plus  délicat.  Sans  refuser  d'obéir  à  son  maître, 
l'ambassadeur  de  Ferrare  chercha  des  prétextes  pour  éluder 
les  instructions  qui  lui  avaient  été  données.  «  La  commission 
relative  à  Raphaël,  écrivit-il  le  1 7  décembre,  est  encore  à 
faire,  mais  je  la  ferai,  après  avoir  tenté  encore,  s'il  est  possible, 
de  le  vaincre  par  voie  de  mansuétude.  "  A  ces  paroles  le  duc 
répondit  sèchement  :  "  Sollicitez  Raphaël  de  la  façon  que  je 
vous  ai  prescrite.  ^  On  ne  sait  si  Paulucci  s'y  décida.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  Raphaël,  regrettant  de  ne  pouvoir  satis- 
faire Alphonse  P",  chercha  du  moins  à  témoigner  de  son  dévoue- 
ment. Consulté  par  Paulucci  sur  la  forme  de  quelques  che- 
minées à  construire  dans  le  palais  ducal  et  sur  les  moyens  de 
les  empêcher  de  fumer,  il  promit  d'envoyer  trois  ou  quatre 
dessins  après  avoir  étudié  la  question,  et  il  ajouta  que,  quant 
à  lui,  il  avait  adopté  un  système  consistant  à  pratiquer  un  trou 
près  du  foyer  dans  le  sol,  parce  que  l'air  qui  y  arrivait  par- 
dessous  aidait  la  fumée  à  monter.  Paulucci  rendit  compte  de 
cette  consultation  le  20  mars  1520,  et  le  6  avril  Raphaël  suc- 
comba à  une  fièvre  violente  qui  avait  duré  huit  jours. 

Cette  mort,  dont  «  tout  le  monde  s'affligea  >?  ,  au  dire  de 
Paulucci,  ne  suggéra  pas  au  duc  de  Ferrare  une  seule  expres- 
sion de  regret.  Il  n'eut  dès  lors  qu'une  préoccupation,  celle 
de  recouvrer  dans  la  succession  du  peintre  les  cinquante  écus 
d'acompte  qu'il  avait  payés,  et  il  ne  mit  pas  moins  d'insistance 
à  exiger  cette  restitution  qu'il  n'en  avait  mis  à  réclamer  le 
tableau  qui  lui  avait  été  promis.  Balthazar  Turinl,  un  des 
exécuteurs  testamentaires  du  Sanzio,  offrit  de  faire  peindre  la 
toile  du  duc  par  les  élèves  de  Raphaël,  qui  travaillaient  alors 
à  la  décoration  de  la  salle  de  Constantin  dans  les  Chambres  du 


156  T/AllT    FERRARAIS. 

Vatican,  au  lieu  Je  rendre  les  cinquante  ducats.  Alphonse 
d'Esté  préféra  l'argent  au  tableau  ;  mais  il  dut  attendre  que  la 
maison  de  Raphaël  eût  été  vendue,  et  ce  fut  seulement  au 
mois  de  janvier  1521  qu'il  rentra  dans  ses  fonds.  Il  n'avait 
plus  alors  pour  mandataire  Paulucci,  qui  avait  quitté  Rome 
au  mois  de  septembre  précédent,  mais  Enea  Pio,  qui  lui  an- 
nonça la  conclusion  de  l'affaire  dans  une  lettre  dont  la  teneur 
indique  le  peu  de  respect  que  la  conduite  du  duc  avait  inspiré 
aux  héritiers  de  Raphaël  :  "  C'est  avec  la  plus  grande  peine, 
dit-il  dans  cette  lettre,  que  j'ai  obtenu  les  cinquante  ducats, 
car  les  héritiers  de  Raphaël  disaient  que  celui-ci  avait  donné 
certaines  choses  à  Votre  Excellence,  et  J.-B.  d'Aquila,  un  des 
commissaires,  ne  voulait  absolument  pas  consentir  au  paye- 
ment. "  La  générosité  de  Raphaël,  l'arrogance  et  la  mesqui- 
nerie d'Alphonse  P"",  voilà  ce  que  font  ressortir  ces  paroles,  qui 
servent  d'épilogue  aux  relations  du  peintre  et  du  prince. 

Au  nom  d'Alphonse  I"  se  rattache  aussi  celui  de  Michel- 
Ange  (1).  Lorsque  le  peuple  de  Bologne,  après  le  retour  des 
Bentivoglio,  eut  brisé,  le  30  décembre  1511,  la  statue  colos- 
sale en  bronze  de  Jules  II,  qui  avait  coûté  deux  années  de 
travail  au  Buonarroti  et  qui  avait  été  placée  le  21  février  1508 
au-dessus  de  la  grande  porte  de  San  Petronio,  le  duc  de  Ferrare 
en  acheta  les  débris.  La  livraison  ne  se  faisant  pas  assez  vite, 
Quirino,  son  bombardier,  se  rendit  à  Bologne  et  transporta 
les  restes  de  la  statue  pontificale  à  Ferrare  sur  un  char  que 
traînaient  huit  paires  de  bœufs.  Par  bonheur,  la  tête  de  la 
statue  n'avait  point  été  mutilée  :  Alphonse  I"  la  conserva 
précieusement  dans  son  cabinet  avec  les  œuvres  d'art  qui  le 
garnissaient  déjà,  et,  quoiqu'elle  pesât  six  cents  livres,  il 
disait  qu'il  ne  la  donnerait  pas  pour  le  même  poids  d'or. 
Quant  aux  autres  fragments,  il  les  fit  fondre  et  s'en  servit  pour 

(1)  Frizzi,  Memorie  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  258.  —  Vasari  (édition 
Milanesi),  t.  VU,  p.  171,  172,  194-195,  198-200,  202-203,  369,  370-375. 
—  Ch.  Clémekt,  Michel-Ange,  Léonard  de  Vinci,  Rapliaél,  édit.  in-12,  1867, 
p.  87-88,  111,  114-117.  —  Campori,  Michel  Angelo  Buonarroti  e  Alfonso  I 
d'Esté  (Modena,  1881),  travail  publié  d'abord  dans  les  Atti  e  memorie  délie 
deputazioni  di  storia  patria  dell'  Emilia  ;  nuova  série,  vol.  VI,  parte  I. 


LIVRE    PREMIER.  157 

fabriquer  Ténorme  coulevrine  qu'il  appela  la  Giulia  et  qui 
garda  l'entrée  du  Gastello  (1).  L'acquisition  des  restes  de  la 
fameuse  statue  élevée  par  Michel-Ange  augmenta  le  ressen- 
timent du  Pape  contre  le  duc  de  Ferrare.  Jules  II  y  vit  un 
affront.  Il  prétendit,  d'après  les  rapports  des  ennemis  du 
prince,  que  ces  restes  avaient  été  apportés  à  Ferrare  comme 
une  dépouille  ennemie,  au  milieu  des  huées  de  la  populace, 
et  que  le  cardinal  Hippolyte,  du  haut  de  son  balcon,  avait 
craché  sur  eux  au  passage.  Alphonse  eut  beau  recourir  à  la 
médiation  de  son  beau-frère,  le  marquis  de  Mantoue,  qui  avait 
conservé  la  faveur  du  Souverain  Pontife  et  dont  les  agents 
justifièrent  ses  intentions  en  rétablissant  la  vérité  des  faits,  la 
colère  de  Jules  II  ne  s'apaisa  point.  Elle  ne  fléchit  pas  davantap-e 
devant  les  explications  qu'Alphonse  alla  lui  présenter  à  Rome, 
d'où  il  eut  grand'peine,  nous  l'avons  vu  (2),  à  regagner  ses 
États.  La  fatalité  s'est  attachée  à  ce  qui  avait  survécu  de  la 
statue  de  Jules  II.  La  tète  n'existe  plus.  La  coulevrine  elle- 
même,  hors  d'état  de  servir,  aura  été  employée  à  fondre  de 
nouveaux  canons. 

C'est  à  la  puissance  notoire  des  fortifications  de  sa  capitale 
qu'Alphonse  I"  dut  l'occasion  d'entrer  en  rapport  avec  Michel- 
Ange.  Aux  murailles  et  aux  remparts  qu'Hercule  I"  avait  fait 
construire  dans  les  dernières  années  du  quinzième  siècle,  il  avait 
ajouté  d'autres  moyens  de  défense  dont  il  avait  confié  l'exé- 
cution à  l'architecte  Biagio  Rossetti,  à  l'ingénieur  modénais 
Gaspare  da  Corte,  dit  Ruina,  et  à  Sebastiano  Bonmartini  da 
Monselice,  dit  le  Barbazza.  De  Bologne,  Bramante  avait  envoyé 
au  duc  le  dessin  d'une  forteresse,  et  Pierre  François  de  Viterbe 
avait  séjourné  deux  mois  à  Ferrare,  en  1525,  pour  rendre  cette 
ville  plus  forte  encore.  Dès  1511,  le  maréchal  de  Fleuranges 
proclamait  qu'il  n'y  avait  pas  de  meilleure  place  de  guerre 
dans  toute  la  chrétienté.  La  Seigneurie  de  Florence  n'en 
était  pas  moins  convaincue.  Aussi,  quand  elle  eut  à  tenir  tète, 
en  1529,  aux  armées  du  Pape  et  de  l'Empereur,  résolues  à 

(1)  Il  en  a  été  question  déjà,  p.  127. 

(2)  Pages  130-131 


J58  I/AUT    FEUllARAIS. 

rélablir  les  Médicis,  envoya-t-elle  à  Ferrure  Michel-Ange  (1) 
atin  qu  il  en  étudiât  les  fortifications  et  vît  quels  emprunts  l'on 
pouvait  faire  à  ces  célèbres  remparts  ainsi  qu'à  l'artillerie 
ducale  (2).  Lorsque  Michel-Ange  arriva  le  2  août  1529  à 
Ferrare,  avec  des  lettres  de  créance,  Galeotto  Giugni,  l'am- 
bassadeur florentin,  avait  déjà  reçu  de  son  gouvernement 
l'ordre  d'informer  Alphonse  d'Esté  de  l'estime  due  à  l'éminent 
visiteur  :  «  Tâchez,  était-il  dit  dans  les  instructions  transmises 
à  Giugni,  de  lui  procurer  toute  la  faveur  du  duc,  comme  le 
méritent  ses  rares  talents  et  l'intérêt  de  notre  cité.  "  Fidèle  à 
ses  habitudes  de  sauvagerie,  Michel-Ange  refusa  de  loger  chez 
Giugni.  Après  avoir  examiné  les  murs  de  Ferrare  avec  celui- 
ci  (3),  il  les  étudia  avec  le  duc,  qui  lui  fournit  de  bonne  grâce 
tous  les  renseignements  possibles,  et  qui  manifesta  le  désir 
qu'on  lui  envoyât  un  plan  de  Florence  et  des  environs,  parce 
qu'il  voulait  donner  son  avis  sur  les  moyens  de  les  fortifier. 
Au  bout  d'une  semaine  environ,  le  Buonarroti  quitta  Ferrare, 
se  rendit  à  Venise  et  revint  bientôt  à  Florence. 

Un  nouveau  séjour  à  Ferrare  eut  pour  cause  un  de  ces 
coups  de  tête  dont  Michel-Ange  était  coutumier.  Persuadé  par 
quelques  amis  que  Malatesta  Baglioni,  général  des  Florentins, 
était  sur  le  point  de  les  trahir,  que  tout  espoir  de  salut  avait 
disparu  pour  sa  patrie  et  que  sa  propre  perte  était  certaine  à 

(1)  Michel-Ange,  qui  faisait  partie  des  îNeuf  de  la  Milice  et  qui  avait  été  nommé 
commissaire  général  des  fortifications,  s'occupait  depuis  le  6  avril  à  mettre  Flo- 
rence en  état  de  résister  aux  attaques  de  ses  redoutables  enneuiis. 

(2)  Au  dire  de  Giovan  Batista  Busini,  la  mission  confiée  à  Michel-Ange  n'au- 
rait eu  pour  but  que  de  l'éloigner  de  Florence,  INiccolô  Capponi  et  Baldassare 
Carducci  ne  voulant  pas  qu'il  continuât  de  fortifier  la  colline  de  San  Miniato. 

(3)  D'après  le  marquis  Campori,  la  partie  des  murs  de  Ferrare  qui  s'étend  entre 
la  Porta  a  Mare  et  la  Porta  degli  Angeli,  maintenant  fermée,  est  encore  dans  l'état 
où  elle  se  trouvait  (juand  Michel-Ange  visita  Ferrare.  «  Au  pied  de  la  Porte  des 
Anges,  on  voit  un  très  large  fossé  qu'on  pouvait  facilement  inonder.  A  côté  de 
la  même  porte,  on  remarque  une  grosse  tour  ronde,  la  seule  qui  existe  de  toutes 
celles  dont  la  ville  était  environnée.  En  dehors  des  murs,  plusieurs  petits  bastions 
triangulaires  font  légèrement  saillie,  tandis  qu'à  l'intérieur  des  murs  on  aperçoit 
un  fossé  profond  et  resserré,  derrière  lequel  s'élève  un  terre-plein  très  élevé,  sorte 
de  digue  constituant  une  seconde  ligne  de  défense  et  empêchant  les  escalades.  » 
(Camtohi,  Michel  Ânr/clo  Buonarroti  e  Alfonso  I  d'Esté,  p.  8  dans  le  tirage  à 
part.) 


LIVRE   PREMIER.  159 

cause  des  fonctions  qu'il  remplissait  (1),  il  s'enfuit  de  Florence, 
le  21  septembre  1529,  en  compagnie  d'Antonio  Mini  son 
élève  et  de  Rinaldo  Gorsini,  avec  l'intention  de  gagner  Venise 
et  de  se  rendre  ensuite  en  France.  Chemin  faisant,  il  s'arrêta 
à  Ferrare  pour  se  reposer.  Il  avait  espéré  que  sa  présence  de- 
meurerait ignorée,  mais  il  avait  compté  sans  la  liste  des  étran- 
gers que  l'on  mettait  chaque  jour  sous  les  yeux  du  prince. 
Alphonse  d'Esté  dépêcha  vers  lui  plusieurs  gentilshommes  qui 
l'amenèrent  au  château,  où  il  lui  offrit  l'hospitalité.  Michel- 
Ange,  toujours  jaloux  de  son  indépendance,  voulut  rester  à 
l'auberge.  Toutefois,  le  duc  fit  remettre  à  l'aubergiste  tout  ce 
qui  pouvait  être  utile  ou  agréable  au  voyageur,  et  enjoignit  de 
ne  rien  réclamer  pour  le  logement  lors  du  départ.  Le  souverain 
de  Ferrare  ne  ménagea  pas  les  offres  pour  garder  à  sa  cour  le 
grand  artiste  et  le  prendre  à  son  service  ;  à  tout  le  moins  eùt- 
il  voulu  le  retenir  pendant  la  durée  de  la  guerre,  «  lui  offrant 
tout  ce  qui  était  en  son  pouvoir  (2)  »  .  Michel-Ange  ne  se  laissa 
pas  fléchir  ;  cependant,  afin  de  ne  pas  être  surpassé  en  cour- 
toisie, il  mit  à  la  disposition  du  prince  trois  mille  écus  qu'il 
avait  apportés  de  Florence.  Le  duc  lui  fit  visiter  tout  ce  que 
son  palais  renfermait  de  curieux  ou  de  beau,  et  attira  spéciale- 
ment l'attention  du  peintre  sur  son  propre  portrait  par 
Titien  (3).  On  ne  sait  combien  de  temps  le  Buonarroti  séjourna 
à  Ferrare,  mais  il  ne  dut  pas  y  demeurer  longtemps,  car  il 
avait  été  déclaré  rebelle  par  la  Balia,  et  il  pensait  devoir  être 
plus  en  sûreté  à  Venise.  Dans  cette  dernière  ville,  il  passa 
quatorze  jours,  sans  parvenir  à  échapper  aux  prévenances  et 
aux  sollicitations  flatteuses.  Enfin,  poussé  soit  par  le  regret 
d'avoir  abandonné  Florence,  soit  par  les  instances  de  ses  amis 
et  de  Galeotto  Giugni,  il  sollicita  une  réconciliation,  qu'il 
n  eut  pas  de  peine  à  obtenir.  La  sentence  portée  contre  lui  fut 
annulée  ;  un  sauf-conduit  rédigé  par  la  Balia  lui  fut  expédié, 

(1)  Gino  Capponi,  Storia  dellu  Repuibltcn  di  FIrente,  t.  II,  p.  424. 

(2)  Vasari,  t.  VII,  p.  199. 

(3^  Michel-Ange,  dit-on,  dérlaia  (ju'il  ne  croyait  pas  fjuc  l'art  pût  aller  aussi 
loin,  et  il  ajouta  Cjue  Titien  seul  était  dij;iie  du  nom  de  peintie.  (Vasari,  t.  VII, 
p.  284,  note  1.) 


160  L'ART    FERRARAIS. 

et  il  partit  de  Venise  le  9  novembre.  Lorsqu'il  repassa  à 
Ferrare,  Alphonse  d'Esté  lui  délivra  un  passeport  où  Tordre 
était  donné  de  le  traiter  partout  comme  s'il  appartenait  à  la 
cour  et  de  lui  fournir,  avec  tout  ce  dont  il  aurait  personnelle- 
ment besoin,  tout  ce  qui  pourrait  faciliter  son  voyage.  Entre 
le  20  et  le  23,  le  fugitif  rentra  parmi  ses  concitoyens,  non 
sans  avoir  couru  plus  d'un  péril,  et  reprit  les  fonctions  dans 
lesquelles  il  avait  déployé  tant  d'habileté. 

Durant  son  premier  séjour  à  Ferrare,  Michel-Ange  avait 
promis  une  œuvre  de  sa  main  au  duc  Alphonse.  De  retour  à 
Florence,  il  peignit  pour  lui  a  tempera  un  grand  tableau  qui 
représentait  Lcda  embrassant  Jupiter  transformé  en  cygne,  et, 
auprès  d'elle,  Castor  et  Pollux  sortant  de  l'œuf.  Le  duc,  dès 
qu'il  sut  l'achèvement  de  ce  tableau,  chargea  un  de  ses  fami- 
liers, Jacopo  Lachi,  dit  Pisanello,  de  l'aller  chercher  et  d'en 
surveiller  le  transport.  Pisanello  arriva  muni  d'une  lettre 
d'Alphonse  au  peintre.  «  Ne  vous  scandalisez  pas,  y  était-il  dit 
entre  autres  choses,  si,  en  ce  moment,  je  ne  vous  envoie  au- 
cun payement  par  mon  messager,  car  je  ne  sais  pas  ce  que  vous 
voulez  de  votre  tableau  et  je  ne  puis  en  juger,  ne  l'ayant  pas 
encore  vu.  Mais  vous  n'aurez  pas  perdu,  je  vous  le  certifie,  la 
peine  que  vous  avez  prise  par  amour  pour  moi,  et  vous  me 
ferez  un  très  grand  plaisir  en  m'écrivant  ce  que  vous  désirez 
que  je  vous  remette;  j'aurai,  en  effet,  beaucoup  plus  de  con- 
fiance dans  votre  jugement  que  dans  le  mien  en  fait  d'estima- 
tion. Outre  la  récompense  de  votre  peine,  je  vous  proteste  que 
je  serai  toujours  désireux  de  vous  faire  plaisir,  comme  l'exige, 
selon  moi,  votre  rare  mérite,  et  je  m'offre  à  vous  de  bon  cœur 
pour  réaliser  tout  ce  qui  poun^ait  vous  être  agréable.  Adieu. 
Venise,  22  octobre  1530.  »  Cette  lettre  aurait  du  assurer  à 
celui  qui  en  était  porteur  un  bienveillant  accueil  ;  mais  Pisa- 
nello, qui  ne  se  connaissait  pas  en  œuvres  d'art,  eut  l'impru- 
dence de  déclarer  que  la  Léda  de  Michel-Ange  était  peu  de 
chose  (1),  et  blessa  au  vif  l'irritable  artiste.  Ayant  dit  à  son 

(1)    «  Oh  cjucsta  è  luia  pocn  cosa  "  ,  s'ccria-t-il. 


LIVRE   PREMIER.  161 

interlocuteur  qui  lui  demandait  quelle  était  sa  profession  : 
«Je  suis  marchand.  »  —  «Eh  bien,  répliqua  le  Buonarroti,  vous 
ferez  cette  fois  un  mauvais  marché  pour  votre  maître;  sortez 
d'ici.  »  Et,  dès  que  Pisanello  fut  parti,  il  donna  sa  Léda  à  son 
élève  Antonio  Mini,  qui  avait  deux  sœurs  à  marier. 

En  agissant  de  la  sorte,  Michel-Ange  offensa  sans  motif  le 
duc  de  Ferrare,  qui  cessa  toute  relation  avec  lui.  Si  Alphonse 
d'Esté,  dans  ses  rapports  avec  Raphaël,  s'était  abandonné  à 
une  violence  injustifiable,  il  s'était  toujours  montré  plein  de 
prévenances  et  d'égards  envers  le  Buonarroti.  Tout  à  l'heure, 
c'est  le  duc  qui  excitait  notre  indignation;  à  présent,  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  blâmer  la  conduite  de  Michel- 
Ange. 

Antonio  Mini  vendit  la  Léda  à  François  I",  après  en  avoir 
fait  faire  une  copie  par  Bettino  de  Bene,  un  de  ses  aides,  qui 
avait  travaillé  dans  l'atelier  de  Sogliani.  Le  roi  de  France  la 
plaça  dans  le  palais  de  Fontainebleau;  elle  s'y  trouvait  encore 
au  dix-huitième  siècle,  mais  en  fort  mauvais  état;  Mariette, 
qui  la  vit  vers  1742,  rapporte  qu'elle  trahissait  la  main  d'un 
grand  homme,  quoique,  en  maint  endroit,  il  ne  restât  que  la 
toile.  Restaurée  par  un  médiocre  artiste,  elle  passa  en  Angle- 
terre. Le  duc  de  Northumberland,  qui  la  possédait  en  1838, 
en  fit  présent  à  la  Galerie  Nationale,  où  elle  subit  une  nouvelle 
restauration.  A  cause  du  sujet,  et  peut-être  aussi  à  cause  de  sa 
détérioration,  elle  n'est  pas  exposée  dans  les  salles  publiques  (1). 
C'est  aussi  en  Angleterre  qu'émigrale  carton  de  laLéda,  qui  figu- 
rait, il  y  a  deux  siècles,  dans  la  maison  Vecchietti,  à  Florence. 
Peut-être  est-ce  celui  qui  appartient  à  l'Académie  des  Beaux- 
Arts  de  Londres.  Passavant  et  Waagen ,  cependant,  ne  le 
regardent  que  comme  une  copie  ancienne  du  carton  original. 

De  Michel-Ange  et  de  Raphaël,  Alphonse  I"  n'avait  pas 
obtenu  ce  qu'il  souhaitait.  Il  fut  })lus  heureux  avec  l'iiien,  qui 

(1)  P.  Maktz,  Michel-Ange  peintre,  dans  la  Gazette  des  Beaux- Arts, 
2'  période,  t.  XIII,  p.  156-158.  —  F.  Reiset,  Une  visite  aux  musées  de  Londres 
en  1876,  dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts,  2"  période,  t.  XV,  p.  246-250.  — 
G.  FmzzOKi,  L'arte  italiana  nella  Galleria  Nationale  di  Londra,  p.  19.  — 
A.  Springeh,  Jiaffaello  und  Michelanyclo,  p.  383. 

I.  11 


1(52  L'ART    FERRAKAIS. 

fut  son  peintre  favori.  Les  relations  entre  eux  se  continuèrent 
longtemps  (1),  malgré  les  accès  de  mauvaise  humeur  et  de 
colère  auxquels  le  duc  ne  manquait  pas  de  se  livrer  quand  l'ar- 
tiste ne  travaillait  pas  assez  vite  et  ne  réalisait  pas  au  temps 
convenu  ses  promesses.  Alphonse  d'Esté  appréciait  trop  les 
peintures  de  Titien  pour  tenir  indéfiniment  rigueur  au  retar- 
dataire, et  Titien,  très  avisé,  très  fin,  disposé  d'ailleurs  à 
rendre  de  bonne  grâce  au  prince  les  services  les  plus  variés, 
ne  se  troublait  pas  des  menaces  et  les  écoutait  sans  se  départir 
de  son  sang-froid  et  de  sa  bonne  humeur. 

Le  duc  de  Ferrare  et  l'illustre  peintre  vénitien  entrèrent  en 
rapport  à  l'occasion  d'une  Bacchanale,  mentionnée  plus  haut 
(p.  1  47),  dont  Giovanni  Bellini  avait  exécuté  toutes  les  figures 
(1514)  et  à  laquelle  il  ne  manquait  plus  qu'un  fond  de  paysage. 
Titien,  vraisemblablement  sur  la  demande  de  Bellini,  son 
maître,  à  qui  la  vieillesse  ne  permettait  plus  de  voyager,  se 
rendit  à  Ferrare  au  mois  de  février  de  l'année  1516  et  acheva 
le  tableau  dans  le  palais  et  sous  les  yeux  d'Alphonse  I"  (2). 
Quand  il  fut  sur  le  point  de  partir,  le  duc  lui  commanda  plu- 
sieurs peintures. 

De  retour  à  Venise ,  Titien  manifesta  son  dévouement  en 
s'acquittant  de  diverses  commissions.  En  1517,  il  envoie  à  son 
nouveau  Mécène  le  dessin  d'une  balustrade  que  celui-ci  avait 
remarquée  dans  un  palais  de  Venise,  et  il  y  joint  le  projet  d'une 
balustrade  de  sa  façon  :  «  Si  ces  deux  modèles  ne  vous  satisfont 
pas,  écrit-il  au  duc  le  19  février,  dites-le-moi,  et  j'en  ferai 
d'autres,  car  je  suis  à  vous  corps  et  âme,  et  je  n'ai  rien  tant  à 
cœur  que  de  recevoir  vos  ordres  et  de  me  trouver  digne  de  vous 
servir.  »  Dans  cette  lettre,  Titien  mentionne  un  tableau  auquel 
il  travaillait  alors  pour  le  duc  et  qui  représentait  un  «  bain  »  , 
c'est-à-dire,  probablement,  des  nymphes  au  bain.  La  même 
année,  il   achète   en    l'honneur  d'Alphonse  «   un   cheval    de 

(1)  G.  Gampoiu,  Tiziano  e  f/li  Estensi,  travail  publié  dans  \3i  Aiiova  Antofogiu. 
Firenze,  novembre  1874.  —  Growe  et  Gavalcaselle,  Tiziano,  2  vol.  Fli)rence, 
1877  et  1878. 

(2)  ISous  reparlerons  de  la  Bacchanale  de  Bellini  en  traitant  du  Castello  (\i\ .  II, 
ch.  iii\ 


LIVRE    PREMIER.  1G3 

bronze  >'  ,  sans  doute  une  statuette  antique,  qui  coûta  qua- 
rante-huit lire . 

L'importance  que  le  duc  attachait  aux  tableaux  commandés 
par  lui  était  telle  qu'il  prenait  la  peine  d'écrire  au  peintre 
pour  indiquer  toutes  les  particularités  du  sujet  et  préciser  les 
moindres  détails  du  programme  (1).  Titien  lui  en  exprima  son 
admiration  avec  un  enthousiasme  qu'on  peut  trouver  excessif, 
mais  qu'expliquent  les  hyperboles  de  langage  alors  usitées  à 
l'égard  des  princes  :  «  L'autre  jour,  j'ai  reçu  avec  le  respect 
qui  lui  était  dû  la  lettre  de  Votre  Seigneurie,  ainsi  que  le 
châssis  et  la  toile.  En  lisant  la  lettre,  j'ai  trouvé  si  belles  et  si 
ingénieuses  les  instructions  qu'elle  contient,  que  je  ne  sais 
comment  on  pourrait  imaginer  quelque  chose  de  mieux.  Et 
vraiment  plus  j'y  pense,  plus  je  me  confirme  dans  l'opinion 
que  la  grandeur  de  l'art  des  peintres  anciens  était  suscitée  en 
grande  partie,  sinon  entièrement,  par  ces  grands  princes  qui 
leur  faisaient  de  si  intelligentes  commandes,  dont  les  artistes 
tiraient  ensuite  tant  de  renommée  et  de  gloire.  Si  donc  Dieu 
m'accorde  de  pouvoir  en  quelque  façon  répondre  à  l'attente  de 
Votre  Seigneurie,  qui  ne  sait  combien  j'en  serai  loué?  Néan- 
moins, en  cela,  j'aurai  seulement  donné  le  corps,  et  Votre 
Excellence  aura  donné  l'âme,  qui  constitue  ce  qu'il  y  a  de 
plus  digne  dans  une  peinture.  "  Quelque  nombreuses  qu'eus- 
sent été  les  indications  fournies  par  Alphonse  T',  Titien  ne  les 
trouva  pas  encore  suffisantes  :  il  demanda  un  surcroit  de  ren- 
seignements sur  la  place  destinée  à  son  tableau  et  sur  les 
conditions  de  l'éclairage.  Dans  lespremiers  jours  de  juin  151, S, 
le  duc  vint  à  Venise  et  les  donna  de  vive  voix. 

Il  dut  voir  alors  V Assomption  de  Titien  qui,  le  20  mars  de  la 
même  année,  le  jour  de  la  Saint'Bei-nardin,  avait  été  décou- 
verte à  la  grand'messe  dans  l'église  de  Santa  Maria  dei  Fwiri. 
L'admiration  retentissante  qu'elle  avait  provoquée  redoubla 
son  désir  d'être  promptement  en  possession  du  tableau  entre- 

(1)  C'est  aussi  de  cette  façon  que  procédait  sa  sicur  Isabelle,  marquise  de 
Mantoue.  —  Selon  MM.  Cavalcasclle  et  Crowe  [Tiziano,  t.  î,  p.  150},  le  pro- 
{jraniiiic  avait  peut-être  été  suggéré  par  l'Arioste. 


164  L'ART    FEllRARAIS. 

pris  d'après  ses  ordres.  Mais  la  multiplicité  croissante  des 
commandes  empêcha  Titien,  qui  d'ailleurs  ne  se  lassait  pas  de 
retoucher  ses  ouvrages  et  ne  les  achevait  qu'avec  lenteur,  de 
satisfaire  le  duc  de  Ferrare.  Irrité  d'attendre,  Alphonse  écrivit 
le  29  septembre  à  son  ambassadeur  Jacomo  Tebaldi,  qui  lui 
servait  d'intermédiaire  auprès  du  peintre,  une  lettre  analogue 
à  celle  qu'il  avait  écrite  le  10  septembre  à  Paulucci  pour  me- 
nacer Raphaël  de  ses  rancunes  :  ^i  ^lessire  Jacomo,  nous  pen- 
sions que  le  peintre  Titien  devait  enfin  une  bonne  fois  se 
mettre  à  terminer  notre  peinture.  Gomme  nous  voyons  qu'il 
en  tient  peu  de  compte  et  ne  s'en  soucie  guère,  nous  voulons 
que  vous  alliez  le  trouver  le  plus  tôt  possible.  Avertissez-le  de 
notre  part  que  nous  sommes  très  surpris  qu'il  ne  veuille  pas 
achever  cette  peinture,  et  dites-lui  qu'il  doit  absolument  y  mettre 
la  dernière  main  ;  autrement,  nous  en  éprouverons  un  vif  res- 
sentiment, et  nous  lui  prouverons  qu'il  aura  desservi  quelqu'un 
qui  ne  manquera  pas  de  le  desservir  à  son  tour  et  de  lui  ap- 
prendre que  nous  ne  sommes  pas  de  ceux  dont  on  se  joue.  Et 
parlez-lui  ferme,  car  nous  avons  résolu  qu  il  finirait  l'ouvrage 
commencé,  suivant  sa  promesse,  et,  s'il  ne  le  fait  pas,  nous 
saurons  bien  aviser;  informez-nous  immédiatement  de  sa  réso- 
lution. »  Tebaldi  ayant  transmis  à  Titien  les  injonctions  de  son 
maître,  Titien  promit  d'aller  bientôt  à  Ferrare  avec  son  ta- 
bleau afin  de  l'y  terminer,  et  il  tint  parole,  car  à  la  date  du 
22  octobre  les  registres  ferrarais  portent  que  quatre  Iv-e  furent 
payées  à  un  batelier  pour  le  conduire  de  Venise  à  Ferrare. 

Pendant  l'année  1520,  Titien  se  met  pour  le  compte  du 
duc  en  relation  avec  les  verriers  de  Murano.  Il  montre  à 
Tebaldi  un  vase  qu'il  avait  fait  exécuter  à  titre  d'essai.  Tous 
deux  vont  à  Murano  le  1 1  février  et  commandent  douze  vases 
qui  devront  être  livrés  au  bout  de  huit  jours,  en  même  temps 
que  des  verres  déjà  commandés.  Peu  après,  Alphonse  prie 
Titien  de  lui  envoyer  quelqu'un  pour  dorer  le  cadre  d'un 
tableau  exécuté  par  ce  maître,  et  le  charge  de  lui  procurer 
quelques  majoliques  destinées  à  sa  pharmacie.  Tebaldi  notifie 
ensuite  au  peintre  un  nouveau  désir  du  duc.  Ayant  entendu 


LIVRE   PREMIER.  165 

dire  que  Giovanni  Cornaro  possédait  un  étrange  animal  appelé 
gazelle,  qui  avait  excité  une  vive  curiosité,  Alphonse  voulait 
avoir  au  plus  tôt  Timage  peinte  de  cet  animal.  Tebaldi  et  Titien 
se  hâtèrent  d'aller  au  palais  Cornaro,  mais  la  gazelle  n'existait 
plus  et  avait  été  jetée  dans  un  canal.  Par  bonheur;,  Giovanni 
Bellini  avait  fait  depuis  longtemps  déjà  un  croquis  d'après  la 
gracieuse  bête  et  offrit  de  le  copier  en  l'agrandissant.  Vers 
le  milieu  de  1520,  sur  les  instances  du  duc,  Titien  retourna  à 
Ferrare  pour  réparer  un  de  ses  tableaux  qu'on  avait  détérioré 
en  le  vernissant;  avant  de  quitter  Venise,  il  se  rappela  qu'un 
peu  de  bleu  manquait  à  certaines  places,  et  pria  Alphonse  I" 
d'en  tenir  à  sa  disposition  au  moment  de  son  arrivée.  Dès  que 
sa  besogne  fut  achevée,  il  regagna  son  atelier  de  San  Samuele. 
Il  avait  reçu  du  duc  quelques  nouvelles  commandes  qu'il 
ne  se  pressa  pas  d'exécuter,  voulant  tenir  d'autres  engage- 
ments déjà  pris  et  non  moins  formels.  Le  duc,  cependant,  en- 
tendait être  servi  le  premier  :  «  Messire  Jacomo,  écrivit-il  à 
son  ambassadeur,  ayez  soin  de  parler  à  Titien  et  rappelez-lui 
en  notre  nom  qu  en  partant  de  Ferrare  il  nous  promit  beau- 
coup de  choses.  Jusqu'ici  nous  ne  voyons  pas  qu'il  se  soit 
occupé  d'aucune  ;  il  ne  travaille  même  pas  à  la  toile  que  nous 
attendons  avec  le  plus  d'impatience.  Comme  nous  ne  croyons 
pas  mériter  qu'il  nous  manque,  exhortez-le  à  faire  en  sorte 
que  nous  n'ayons  pas  à  nous  fâcher  contre  lui  et  qu'il  nous 
livre  au  plus  tôt  ladite  toile.  »  Titien  ne  se  troubla  pas  et 
trouva  des  excuses.  Comme  il  n'avait  reçu  ni  châssis,  ni  toile, 
ni  indication  de  mesures,  il  prétendit  avoir  pensé  que  le  duc 
ne  se  souciait  plus  de  l'ouvrage  commandé.  Qu'on  lui  envoyât 
la  toile,  et  il  tâcherait  d'avoir  terminé  son  tableau  le  jour  de 
l'Ascension.  Tebaldi  ne  fut  pas  dupe  de  ces  allégations,  car 
il  savait  que  Titien  avait  entrepris  de  peindre  pour  Altobello 
Averaldo,  légat  du  Pape,  un  tableau  d'autel  dont  faisait  partie 
un  Sainl  Sébastien  qui  ])rovoquait  l'admiration  de  toute  la 
ville  (1).  Se  tournant  donc  en  riant  vers  le  peintre  :   «  Vos  rai- 

(1)   Ce  tal)leau,  destiné  an  maître-autel  de  l'église  des  Saints  Nazaire  et  Gelse  à 
Brcscia,  est  toujours  à  sa  place.  Il  se  compose  de  plusieurs  compartiments.  Dans 


lOc  L'ART    FERRARAIS. 

sons  lui  tlit-il,  sont  aussi  artificieuses  que  vos  peintures. 
Avouez  qu'après  avoir  goûté  l'argent  des  prêtres,  vous  ne  tenez 
plus  autant  au  service  de  mon  maître  que  par  le  passé.  «  Ti- 
tien répliqua  qu'aucun  effort  ne  lui  coûterait  pour  témoigner 
au  duc  un  dévouement  absolu  et  conserver  sa  faveur,  fallût-il 
fabriquer  de  la  fausse  monnaie.  "  Eb  bien,  riposta  Tebaldi, 
est-il  vrai  que  sur  la  demande  du  légat  vous  ayez  fait  récem- 
ment un  Saint  Sébastien  ?  »  Titien  ne  put  le  nier,  et  il  ajouta  que, 
selon  lui,  cette  figure  était  la  meilleure  de  ses  œuvres;  mais  le 
tableau  entier  ne  devait  lui  rapporter  que  deux  cents  ducats, 
prix  qu'aurait  valu  le  Saint  Sébastien  a  lui  seul.  Comment  donc 
serait-il  disposé  à  négliger  pour  des  prêtres  et  des  moines  le 
service  de  Son  Excellence  ? 

Cet  entretien  piqua  la  curiosité  de  Tebaldi,  qui  vint  quelques 
jours  après  dans  l'atelier  du  peintre,  afin  d'y  voir  le  Saint  Sébas- 
tien. Il  y  avait  là  plusieurs  visiteurs,  et  tous  le  portaient  aux 
nues.  Quand  ils  furent  partis,  l'ambassadeur  de  Ferrare  se  mit 
h  déplorer  qu'une  pareille  peinture  dût  être  livrée  à  des  prê- 
tres et  envovée  à  Brescia,  et  il  conseilla  à  Titien  de  l'offrir  au 
duc.  Titien  se  récria  et  protesta  qu'il  ne  saurait  comment  s'y 
prendre  pour  manquer  ainsi  à  ses  engagements.  Là-dessus, 
Tebaldi  lui  suggéra  d'exécuter  à  l'intention  du  légat  une  copie 
avec  de  légères  variantes,  expédient  que  le  peintre  repoussa 
comme  une  indélicatesse.  Néanmoins,  Tebaldi  fit  part  de  son 
idée  à  son  maître,  qui  l'en  félicita  et  l'engagea  à  poursuivre  ses 
négociations.  Habilement  circonvenu,  Titien  finit  par  céder, 
tout  en  déclarant  que  pour  personne  il  n'aurait  commis  une 
telle  fourberie,  et  il  fut  convenu  que  le  duc  payerait  seulement 
soixante  ducats  comptant.  Les  cboses  en  étaient  là  quand 
Alphonse  se  mit  à  réfléchir  aux  conséquences  que  pouvait  en- 

le  compartiment  central,  on  voit  la  llésnrrection  du  Christ.  Les  compartiments 
latéraux  sont  divisés  en  deux  parties  :  dans  la  partie  supérieure  est  représentée 
l'Annonciation;  dans  la  partie  inférieure  se  trouvent  :  à  j;auche  Saint  Nazaire  et 
Saint  Celse,  patrons  d'Averaldo,  à  qui  ils  montrent  le  Rédempteur  montant  au  ciel  ; 
à  droite  Saint  Roch  assisté  par  un  ange  et  Saint  Sébastien  attaché  à  un  arbre  et 
percé  d'une  flèche.  Ce  tableau  porte  la  signature  de  l'auteur  et  la  date  de  t52i. 
(Voyez  CwALCASELLE  et  Crowe,  Tizicino,  t.  I,  p.  215.) 


LIVRE    PREMIER.  167 

traîner  sa  conduite  à  l'égard  du  légat;  déjà  en  butte  à  l'ini- 
mitié de  la  cour  de  Rome,  n'allait-il  pas  aggraver  sa  situation, 
si  Averaldo  apprenait  un  jour  ou  l'autre  le  méchant  tour  qui 
lui  avait  été  joué?  Le  23  décembre  1520,  il  écrivit  à  Tebaldi 
qu'il  renonçait  au  Saint  Sébastien . 

Titien  fut  mis  en  possession  de  la  toile  nécessaire  à  l'exécu- 
tion du  tableau  d'Alphonse  I",  mais  il  s'en  occupa  peu.  Le  duc 
et  son  ambassadeur  crurent  que  le  meilleur  moyen  de  triom- 
pher de  ses  lenteurs  était  de  l'attirer  à  Ferrare,  où  il  appor- 
terait sa  toile.  Alphonse  commença  par  l'inviter  aux  fêtes  de 
Noël  de  1521  ;  puis  Tebaldi  lui  proposa  d'accompagner  le  duc 
à  Rome,  quand  celui-ci  irait  rendre  hommage  au  successeur 
de  Léon  X,  non  encore  nommé.  Titien,  tout  en  évitant  de 
refuser,  ne  s'engagea  pas,  et,  malgré  son  désir  de  connaître 
Rome,  il  déclina  l'offre  qui  lui  était  faite.  En  1522,  il  eut  à 
subir  des  instances  analogues,  qu'il  éluda  avec  l'adresse  d'un 
diplomate  consommé.  Sans  cesse  harcelé  par  l'ambassadeur 
de  Ferrare,  qui  semblait  n'avoir  d'autre  occupation  que  de  le 
pousser  au  travail  ou  de  l'entraîner  à  Ferrare,  il  excellait  à 
temporiser.  S'il  ne  consentait  pas  à  partir,  c'est  qu'il  voulait 
retoucher  des  figures  qui  ne  lui  plaisaient  pas,  c'est  qu'il  avait 
besoin  de  modèles  introuvables  ailleurs.  Le  31  août,  Tebaldi 
constata  qu'il  n'avait  encore  peint,  outre  un  char  tiré  par  deux 
animaux,  que  deux  figures,  ce  qui  prouve  que  le  tableau  com- 
mencé était  le  Triomphe  de  Bacchus,  conservé  aujourd'hui  dans 
la  Galerie  Nationale  de  Londres.  Le  duc  s'en  étant  montré 
fort  irrité,  Titien  pria  Tebaldi  de  l'apaiser,  prétendant  que 
sans  cela  il  ne  pourrait  travailler  avec  calme  d'esprit.  Pour 
montrer  combien  il  tenait  à  satisfaire  le  prince,  il  répéta  trois 
ou  quatre  fois  à  l'agent  de  celui-ci  qu'il  n'accepterait  plus 
aucune  commande,  vînt-elle  de  Notre-Seigneur  Dieu,  avant 
d'avoir  terminé  la  toile  du  duc.  Malgré  ses  protestations,  l'an- 
née se  passa,  et  la  toile  n'était  pas  achevée.  Comment  s'en 
étonner?  Titien  n'avait-il  pas  à  ménager  le  gouvernement  de 
sa  ville  natale  dont  il  était  le  peintre  officiel?  Le  Conseil  des 
Dix,  en  effet,  dans  sa  séance  du  1 1  août  1522,  l'avait  menacé 


IfiS  L'ART   FERUARAIS. 

de  lui  enlever  ses  fonctions  de  courtier  à  l'Entrepôt  des  Alle- 
mands et  de  lui  imposer  la  restitution  de  tous  ses  honoraires 
depuis  six  ans,  si  la  quatrième  toile  qui  devait  orner  la  salle 
du  Grand  Conseil  n'était  pas  achevée  le  15  juin  de  l'année  sui- 
vante (1).  Quand  Titien  affirmait  sa  bonne  volonté  envers  le 
duc  de  Ferrare,  il  pouvait  donc  être  sincère;  en  différant  l'en- 
tière exécution  de  ses  engagements,  il  obéissait  à  une  inéluc- 
table nécessité.  Enfin,  dans  le  mois  de  janvier  1523,  le  tableau 
de  Bacchus  et  Ariane  fut  en  état  d'être  envoyé  à  Ferrare,  où 
Titien,  probablement  pour  l'achever,  le  suivit  le  7  février  (2), 

Au  milieu  de  janvier  1525,  il  fut  encore,  ce  semble,  l'hôte 
d'Alphonse  I". 

De  1525  à  1528,  on  ne  trouve  plus  trace  de  rapports  entre 
Titien  et  Alphonse  I".  Ce  prince  était  trop  absorbé  par  les 
calamités  qui  pesaient  sur  lui  pour  attirer  Titien  à  sa  cour.  Il 
n'avait  cependant  pas  oublié  son  peintre  de  prédilection,  et, 
dès  que  les  soucis  politiques  lui  laissèrent  quelque  répit,  il 
l'appela  auprès  de  lui.  A  la  fin  de  1527  ou  au  commencement 
de  1528,  Titien  reparut  à  Ferrare.  En  1529,  il  y  fit,  avec  l'as- 
sentiment du  doge  Andréa  Gritti,  un  séjour  assez  long,  inter- 
rompu par  un  voyage  à  Mantoue.  Quand  il  partit  pour  cette 
ville,  le  duc  lui  remit  la  lettre  suivante,  à  l'adresse  du  marquis 
Frédéric  Gonzague,  fils  d'Isabelle  d'Esté  :  «  Maître  Titien,  qui 
est  resté  ici  quelques  jours  afin  de  m'être  agréable,  m'a  de- 
mandé la  permission  d'aller  à  Mantoue  pour  ses  propres  affai- 
res, et,  quoique  j'hésitasse  à  la  lui  donner,  j'ai  cédé,  voulant 
lui  faire  plaisir  et  vu  l'importance  de  ce  qui  l'appelle  auprès 
de  Votre  Excellence.  A  cause  de  l'amour  que  m'inspire  son 
mérite,  j'ai  cru  devoir  lui  remettre  cette  lettre,  par  laquelle  je 
prie  affectueusement  Votre  Seigneurie  Illustrissime  de  le  bien 
accueillir.  C'est  ce  que  vous  porteront  à  faire  non  seulement 
votre  tendresse  à  mon  égard,  mais  les  bonnes  dispositions  que 
je  vous  connais  pour  lui  et  la  faveur  qu'il  saura  bien  gagner 

(1)  Cavalcaselle  et  Crowe,  Tiziano,  t.  I,  p.  225. 

(2)  Les  livres  du  château  font  nienlion  de  vin{;t-quatre  repas  fournis  au  peintre 
et  aux  personnes  de  sa  suite. 


LIVRE   PREMIER.  169 

sans  l'intervention  d'autrui.  Plus  Votre  Excellence  s'empres- 
sera de  me  le  renvoyer,  plus  je  Lui  en  aurai  d'obligation... 
14  mars  1529.  "  Cette  lettre  fait  honneur  à  celui  qui  l'a  écrite. 
Celle  où  Alphonse  I",  le  IG  juin  de  la  même  année,  remercia 
le  doge  d'avoir  autorisé  le  séjour  prolongé  de  Titien  à  Ferrare, 
ne  témoigne  pas  moins  hautement  de  l'estime  et  de  l'attache- 
ment que  Titien  inspirait  au  duc  :  «  Je  reste  très  obligé  à  Votre 
Sérénité  et  je  la  remercie  vivement  de  la  faveur  qu'elle  m'a 
faite  en  laissant  si  longtemps  Titien  auprès  de  moi  (l).  Je  vous 
suis  d'autant  plus  reconnaissant  que  j'ai  eu  plus  à  me  louer  de 
lui,  et  qu'il  m'a  servi  promptement  et  excellemment...  »  Aussi- 
tôt après  son  retour  à  Venise,  Titien  s'acquitta  d'une  commis- 
sion d'Alphonse  I"  en  faisant  faire  une  coupe  d  or,  qu'il  expé- 
dia le  4  septembre  à  Ferrare.  Cette  coupe  reposait  sur  un  pied 
d'argent  décoré  de  bas-reliefs. 

A  partir  de  la  seconde  moitié  de  15:29,  Titien  fut  presque 
entièrement  accaparé  par  Charles-Quint,  qui,  devenu  l'arbitre 
suprême  de  l'Italie,  se  fixa  quelque  temps  à  Bologne  en  1529 
et  en  décembre  1532.  On  trouve  cependant  encore  le  grand 
artiste  dans  le  château  d'Alphonse  I"  le  24  et  le  25  juillet  1532, 
mais  il  ne  fit  qu'y  passer.  Les  seules  peintures  qu'il  entreprit 
encore  en  l'honneur  du  duc  furent  un  portrait  de  ce  prince 
destiné  à  remplacer  celui  qui  avait  été  donné  à  Covos  (2), 
secrétaire  de  l'Empereur,  et  un  tableau  allégorique  représen- 
tant Minerve  et  Neptune  avec  quelques  autres  figures.  Le  por- 
trait n'était  pas  terminé  quand  Alphonse  I"  mourut  le  31  octo- 
bre 1534;  Hercule  II  ordonna  de  l'achever  et  paya  au  peintre, 
h  titre  d'arrhes,  cinquante  ducats  d'or  le  20  juillet  1535.  Te- 
baldi  annonça  au  fils  d'Alphonse  I",  le  15  décembre  153G, 
que  Titien  mettait  la  dernière  main  à  ce  tableau  ;  il  le  proclama 
«  magnifique  et  aussi  semblable  à  l'original  que  l'eau  à  leau  »  . 


(1)  Les  registres  mentionnent  le  vin  qui  fui  fourni  à  Titien  et  à  cinq  personnes 
de  sa  suite  depuis  le  24  janvier  jusqu'au  dernier  jour  de  février,  pendant  dix  jours 
du  mois  d'avril,  pendant  tout  le  mois  de  mai  et  pendant  dix-huit  jours  du  mois 
de  juin. 

(2)  Voyez  ce  qui  a  été  dit  p.  138,  note  1. 


170  L'ART    FERRARAIS. 

C'est  le  8  janvier  1537  que  le  portrait  fut  livré  à  Tebaldi,  et 
Hercule  II,  venu  peu  après  à  Venise,  l'emporta  lui-même  à 
Fcrrare.  Le  don  d'un  vase  d'argent  à  l'auteur  prouva,  au  dire 
de  l'Arétin,  l'entière  satisfaction  du  prince  (1).  Quant  au  ta- 
bleau allégorique,  Vasari  le  vit  inachevé  dans  la  maison  de 
Titien,  alors  que  le  peintre  avait  cessé  de  vivre  (2). 

Quand  on  réfléchit  aux  relations  qui  existèrent  entre  Al- 
phonse I"  et  Titien,  on  trouve  qu'elles  furent  profitables  autant 
à  l'un  qu'à  l'autre.  Si  le  duc  leur  dut  la  possession  d'un  bon 
nombre  de  tableaux  précieux  (3),  Titien,  qui  trouva  dans  le 
prince  un  protecteur  non  moins  attaché  que  despotique,  en 
tira  un  grand  avantage,  celui  de  u  développer  son  génie  bril- 
lant dans  ses  véritables  voies  (4)  ;>  .  Représenter  avec  éclat  tout 
ce  qui  peut  charmer  les  yeux,  donner  au  portrait  une  prodi- 
gieuse intensité  de  vie  et  transKgurer  en  quelque  sorte  la 
nature  humaine  en  l'enveloppant  d'une  lumière  dorée,  telle 
était  la  véritable  vocation  du  maître  vénitien  :  Alphonse  I" 
contribua  à  l'y  pousser  et  à  l'y  maintenir. 

Avant  de  passer  au  règne  d'Hercule  H,  il  est  nécessaire  de 
dire  quelques  mots  à' Hippolyte  I"  d'Esté,  un  des  frères  d'Al- 
phonse I",  car  il  fut  mêlé  aux  événements  politiques  de  cette 
époque,  et  il  ne  resta  indifférent  ni  aux  lettres  ni  aux  arts  (5). 
C'est  d'ailleurs  une  figure  très  originale,  en  laquelle  se  person- 
nifient tous  les  abus  de  son  temps  et  qu'il  est  par  conséquent 
très  curieux  d'étudier,  non  pour  s'y  complaire,  mais  pour  avoir 
une  idée  de  la  vie  toute  mondaine  et  souvent  scandaleuse  que 
menaient  alors  les  personnages,  issus  des  maisons  régnantes, 
qui  devenaient  princes  de  l'Église. 

(1)  Titien  reçut  pour  ce  portrait  deux  cents  ducats  et  déclara  qu'il  ne  se  rappe- 
lait pas  avoir  jamais  été  rémunéré  aussi  royalement.  (Gavalcaselle  et  Growe, 
Tiziano,  t.  I,  p.  386-387.) 

(2)  On  ne  sait  ce  (ju'est  devenu  ce  tableau. 

(3)  INous  énumérerons  les  principaux  en  parlant  du   Castello  (liv.  II,  ch.  m). 

(4)  Lafenestre,  Titien  et  les  princes  de  son  temps,  dans  la  Bévue  des  Deux- 
Mondes  du  i"  décembre  1886,  p.  638. 

(5)  Frizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrera,  t.  IV,  p.  110,  154,  156,  159,  169, 
181,  186,  201,  205,  218,  222,  227,  269,  272,  279,  280,  282,  284.  —  Barotti, 
Mem.  di  letterati  ferrarcsi. 


LIVRE    PREMIER.  171 

Hippolyte  I"  était  le  troisième  fils  d'Hercule  I"  et  d'Éléo- 
nore  d'Aragon.  Il  naquit  le  20  février  1479.  Dès  l'âge  de  six 
ans,  il  reçut  la  tonsure  dans  la  cathédrale  de  Ferrare  et  com- 
mença à  porter  l'habit  de  clerc.  En  1486,  Mathias  Corvin,  roi 
de  Hongrie,  qui  avait  épousé  Béatrice  d'Aragon,  sœur  de  la 
duchesse  de  Ferrare,  le  nomma  archevêque  de  Gran  ou  Stri- 
gonio,  titre  auquel  étaient  attachés  ceux  de  primat  de  Hongrie 
et  de  légat  a  latere  du  Saint-Siège,  et  qui  rapportait  trente 
mille  ducats;  mais  cette  nomination  ne  lut  ratifiée  qu'au  bout 
d'un  an  par  le  pape  Innocent  VIll.  Hippolyte,  accompagné  de 
cent  cinquante  personnes  à  cheval,  alla  sur-le-champ  prendre 
possession  de  son  bénéfice  (1) ,  et  fit  un  assez  long  séjour  auprès 
de  son  oncle.  Il  résidait  encore  en  Hongrie  lorsqu'en  1493 
Alexandre  VI  le  promut  à  la  dignité  de  cardinal  :  il  n'avait  que 
quatorze  ans.  Quelques  années  plus  tard,  l'archevêché  de 
Milan  étant  devenu  vacant,  Ludovic  le  More,  son  beau-frère, 
le  lui  octroya  (31  octobre  1497),  l'année  même  où  mourut  sa 
sœur  Beatrix,  femme  du  duc  de  Milan  (:2).  Hippolyte  cepen- 
dant ne  se  trouvait  pas  satisfait  :  comme  archevêque  de  Stri- 
gonio,  il  était  obligé  à  la  résidence,  puisqu'il  était  en  même 
temps  primat  du  royaume  et  légat  apostolique;  en  outre,  la 
moitié  des  revenus  de  cet  archevêché  lui  échappait,  parce 
qu'elle  était  consacrée  à  l'entretien  des  troupes  royales.  Le 
27  novembre  1497,  il  se  rendit  à  Rome  avec  trois  cents  che- 
vaux et  obtint  l'évêché  d'Agria  en  échange  de  l'archevêché  de 
Strigonio.  Il  resta  trois  mois  dans  la  capitale  de  la  chrétienté. 

(1)  Il  emporta  avec  lui,  entre  autr(>s  livres,  l'Eiicide  de  Virgile  et  les  coméilics 
(le  IMaiite,  qu'il  comprenait  déjà  malgré  son  jeune  à{;c. 

(2)  Hippolyte  I'^'"  ne  garda  pas  toute  sa  vie  l'arclievèclié  de  Milan  ;  le  3  avril  1511), 
il  le  céda  à  son  neveu  Hippolyte  II,  âgé  de  dix  ans.  D'après  l'Arioste,  il  témoigna 
envers  Ludovic  le  More  une  reconnaissance  (pii  ne  cessa  pas  avec  les  malheurs 
de  ce  prince  : 

...  ora  in  pace  a  consiglio  con  lui  siede, 
Or  armato  con  lui  spiega  i  colubri; 
E  sempre  par  d'una  medesima  fede, 
0  ne'  felici  tcmpi  o  nei  lugubri  : 
Nella  fuga  lo  segue,  lo  conforta 
Neir  afflizion,  gli  è  nel  periglio  scort;i. 

ÇO?lfinflo  furioso,  canto  XLVI,  st.  xciv.) 


172  L'ART    FERRARAIS. 

En  1501,  il  accompagna,  de  Fenare  à  Naples,  la  veuve  de 
Mathias  Corvin  qui,  forcée  d'abandonner  la  Hongrie,  avait 
passé  huit  jours  auprès  d'Hercule  I",  témoignant  ainsi  h  sa 
tante  la  gratitude  à  laquelle  elle  avait  droit  pour  les  soins  qu'il 
en  avait  reçus  dans  son  enfance.  La  même  année,  il  fit  partie 
de  la  nombreuse  cavalcade  qui  se  rendit  à  Rome  afin  d'aller 
chercher  Lucrèce  Borgia  dont  le  mariage  avec  Alphonse 
d'Esté  avait  été  décidé.  C'est  lui  qui  remità  Lucrèce  les  joyaux 
destinés  par  le  duc  de  Ferrare  à  sa  future  belle-fille,  et  nous 
avons  déjà  dit  qu  il  offrit  pour  son  propre  compte,  entre  autres 
présents,  quatre  croix  d'un  très  beau  travail.  Peut-être  est-ce 
alors  qu'Alexandre  VI  lui  donna  un  palais  à  Rome,  faveur  que 
suivit  bientôt  la  collation  de  l'archevêché  de  Capoue  (1502). 
Lorsque  Louis  XU  eut  enlevé  h  Ferdinand  le  royaume  de 
Naples,  Hippolyte  abandonna  les  revenus  de  cet  archevêché  à 
sa  tante  Béatrice,  réfugiée  à  Ischia.  Après  la  mort  d'Alexan- 
dre VI  (18  août  1503),  le  cardinal  d'Esté  partit  aussitôt  de 
Ferrare  pour  prendre  part  au  conclave;  en  route,  une  chute 
de  cheval  le  força  de  s'arrêter  quelques  jours  à  Florence,  où  son 
frère  Alphonse  vint  s'assurer  de  son  état.  A  peine  élu  pape, 
Pie  III  lui  conféra  l'évéché  de  Ferrare,  devenu  vacant  par  la 
mort  du  dernier  titulaire,  Jean  Borgia,  qui  n'avait  jamais  mis 
les  pieds  dans  la  capitale  des  princes  d'Esté. 

Sous  le  règne  d'Alphonse  I",  le  cardinal  d'Esté  ne  demeura 
pas  étranger  aux  affaires  publiques.  Il  gouverna  Ferrare  en 
1506,  alors  que  le  duc  conduisait  des  renforts  à  Jules  II  qui 
assiégeait  Bologne  (1),  en  1507  pendant  que  son  frère  était 
allé  à  Gênes  pour  gagner  les  bonnes  grâces  de  Louis  XII,  en 
1512  quand  Alphonse  I"  se  rendit  à  Rome  dans  l'espoir  d'une 
réconciliation  avec  le  Pape  qui  lui  avait  déclaré  la  guerre  et 
qui  visait  à  s'emparer  de  Ferrare. 

Au. besoin,  l'habile  cardinal  se  transformait  en  guerrier. 
Durant  la  lutte  contre  Venise,  il  risqua  plus  d'une  fois  sa  vie, 

(1)  11  permit  aux  tils  de  Giovanni  Bentivoglio,  venus  avec  ijuatre  cents  chevaux 
après  la  prise  de  Bologne  par  le  Pape,  de  loger  à  l'auberge  de  l'Ange  (aujourd'hui 
la  Postaccia) . 


T.IVRE   PREMIER.  173 

s'exposant  aux  balles  qui  tuaient  à  ses  côtés  ses  compagnons 
d'armes.  On  l'eût  même  pris  pour  un  capitaine  consommé 
lorsque,  profitant  d'une  crue  subite  du  Pô  qui  exhaussait  les 
navires  ennemis  et  en  mettaient  les  flancs  à  découvert,  il  fit  à 
la  faveur  de  la  nuit  dresser  des  batteries  dont  les  feux,  au 
point  du  jour,  anéantirent  presque  la  flotte  vénitienne. 
Alphonse  survint  avec  ses  propres  vaisseaux  et  acheva  la 
déroute  (1). 

A-près  l'avènement  de  Léon  X,  Hippolyte  alla  rendre 
hommage  au  nouveau  pape  (6  mai  1513).  Rome  le  garda  plu- 
sieurs années.  Il  y  vécut  en  prince  fastueux,  au  milieu  d'une 
cour  amie  des  plaisirs  de  toute  sorte,  et,  sans  négliger  les 
affaires  de  son  frère,  il  prit  à  cœur  de  réunir  des  lettrés  autour 
de  lui. 

En  Hongrie,  il  avait  conservé  des  relations  qui  l'y  attiraient 
de  temps  en  temps.  Il  y  retourna  le  20  octobre  1517  et  s'y  fit 
précéder  de  deux  cent  cinquante  chiens,  de  filets  et  de  tentes 
pour  la  chasse,  de  quatre  étalons,  de  vingt  vautours  et  fau- 
cons, et  de  deux  léopards.  Dans  sa  suite  figuraient  Alessandro 
Ariosti,  le  dernier  frère  de  Lodovico  Ariosti,  et  le  poète  Gelio 
Galcagnini,  qui  se  lia  avec  Ziegler,  philosophe,  mathématicien 
et  théologien  allemand,  auquel  il  procura  la  protection  du 
cardinal  d'Esté.  La  situation  critique  d'Alphonse  I"  décida 
Hippolyte  à  regagner  Ferrare  au  commencement  d'avril  1  520  : 
il  arriva  indisposé,  et  logea,  d'après  les  conseils  de  son  frère, 
non  dans  sa  résidence  habituelle  attenant  à  la  Chartreuse, 
mais  dans  le  Castel  Nuovo,  où  l'air  était  plus  frais  et  plus  salu- 
bre .  Les  prescriptions  du  médecin  Lodovico  Bonaccioli  l'avaient 
à  peu  près  rétabli,  quand,  pour  avoir  trop  mangé  d'écrevisses 
et  bu  avec  excès  d'un  vin  blanc  appelé  vernaccia,  il  fut  pris 
d'une  fièvre  dont  il  mourut  le  3  septembre,  malgré  les  soins 
que  lui  donna  Giovanni  Manardi,  médecin  non  moins  renommé 
que  Bonaccioli.  On  lui  fit  de  magnifiques  funérailles  dans  la 
cathédrale,  et  Gelio  Galcagnini  y  prononça  son  oraison  funèbre. 

(1)  Voyez  les  intéressants  détails  que  donne  Fnizzi  (^Mcin,  per  lu  slorid  di  Fer- 
rara,  t.  IV,  p.  241-2V3). 


174  L'ART    FERRARAIS. 

Quelques  jours  après,  une  autre  oraison  funèbre  fut  pronon- 
cée par  Alcssandro  Guarini,  et  Girolamo  Falletti  en  composa 
une  troisième. 

A  l'esprit  politique  et  militaire  le  cardinal  d'Esté  joignait 
le  goût  de  l'étude  et  de  la  lecture.  En  voyage,  si  l'on  en  croit 
Celio  Calcagnini  qui  l'accompagna  souvent,  il  emportait  des 
livres  en  grand  nombre.  Parmi  ses  familiers  se  trouvaient  non 
seulement  des  théologiens,  mais  des  jurisconsultes,  des  philo- 
sophes, des  mathématiciens,  des  médecins,  des  orateurs  et  des 
poètes.  A  partir  de  1503,  il  prit  à  son  service  l'Arioste,  qui 
encourut  en  1517  la  disgrâce  de  ce  maître  exigeant  et  impé- 
rieux pour  n'avoir  pas  voulu  l'accompagner  en  Hongrie.  Avant 
son  dernier  séjour  dans  ce  pays,  il  suggéra  aux  magistrats  de 
sa  ville  natale  la  résolution  de  faire  écrire  par  Celio  Calcagnini 
l'histoire  de  la  maison  d  Este  et  celle  de  Ferrare,  histoire  dont 
Peregrino  Prisciani  avait  à  grand'peine  rasssemblé  déjà  les 
matériaux  (1).  On  ne  sait  pas  si  Calcagnini  réalisa  l'entreprise 
qui  lui  fut  confiée.  De  bonne  heure,  Hippolyte  d'Esté  aima  les 
beaux  livres  :  c'est  à  lui  qu'est  dédié  le  De  ingénias  adolescen- 
tium  nioribus  liber,  composé  par  Petrus  Tranensis  et  publié  le 
7  octobre  1496  par  Lorenzo  de'  Rossi  (2).  Lorsque  Pontico 
Virunio,  imprimeur  et  lettré  d'une  grande  valeur,  eut  été 
incarcéré  à  Forli,  il  dut  sa  mise  en  liberté  à  l'intervention  du 
puissant  cardinal. 

Sans  être  aussi  passionné  qu'Alphonse  l"  pour  les  beaux- 
arts,  Hippolyte  tint  aussi  à  honneur  de  s'entourer  d'œuvres 
distinguées  et  fut  en  rapport  avec  plusieurs  artistes  en  renom. 
Ercole  Roberti  peignit  à  son  intention  un  tableau  en  1487. 
Léonard  de  Vinci,  qu'Hippolyte,  en  qualité  d'archevêque  de 
Milan,  avait  dû  voir  dans  la  capitale  des  Sforza,  obtint  de  lui 
eu  1507  une  lettre  de  recommandation  pour  Raffaello  Giro- 
lami,  un  des  principaux   membres  de   la  Seigneurie  de  Flo- 

(Ij  l*ar  ordre  du  cardinal,  Calcagnini  avait  précédemment  éciit  le  récit  de  la 
défaite  inflijijéc  à  l'armée  vénitienne  le  2^  décendjre  1509.  Calcagnini  fut  également 
1  auteur  d'une  Vie  d' Hippolyte  P''  qui  ne  nous  est  pas  parvenue. 

l^-)  Nous  reviendrons  sur  cet  ouvrage  en  parlant  des  livres  ferrarais  ornés  de 
gravures  en  bois  (liv.  V,  ch.  iv). 


LIVRE   PREMIER.  175 

rence,  afin  de  faire  valider  ses  prétentions  à  la  succession  de 
son  père,  droits  contestés  par  son  frère  aîné  à  cause  de  sa 
naissance  illégitime  (1). 

Les  musiciens  trouvèrent  également  faveur  auprès  du  car- 
dinal. 11  eut  à  sa  solde  un  habile  organiste  nommé  Giangia- 
como  Fogliani  et  attira  auprès  de  lui  les  virtuoses  les  plus  dis- 
tingués. Musicien  lui-même,  il  acheta  en  1517  des  téorbes  à 
un  fabricant  installé  à  Ferrare,  où  l'on  faisait  aussi  des  flûtes 
et  des  violes. 

Aux  qualités  d'un  prince  de  la  Renaissance  s'unissaient  chez 
Hippolyte  les  défauts  et  les  vices  des  tyrans  de  son  siècle.  Il 
était  violent,  altier,  vindicatif.  Du  vivant  de  son  père,  il  fit 
bâtonner  un  messager  du  Pape,  et  se  réfugia,  afin  d'échapper 
au  courroux  d'Hercule  I",  chez  son  beau-frère  François  Gon- 
zague,  qui  vint  implorer  pardon  pour  lui.  Nous  avons  déjà 
rapporté  que,  épris,  en  même  temps  que  son  frère  naturel 
Giulio,  d'Angela  Borgia,  il  ordonna  à  ses  sbires  de  crever  les 
yeux  de  son  rival,  dont  Angela  avait  vanté  devant  lui  la 
beauté  (2).  Quoiqu'il  fût  prince  de  l'Église,  rien  dans  sa  vie 
n'indiquait  le  souci  des  choses  religieuses.  Les  évêchés  (3)  et 
les  abbayes  (i)  qu'il  posséda  n'étaient  pour  lui  qu'une  source 
de  richesses  :  il  en  lirait  un  revenu  de  trente-neuf  mille  six 
cents  écus  environ,  suivant  les  uns,  de  quarante-sept  mille 
cinq  cents,  selon  les  autres.  Il  laissa  une  fille  naturelle,  Lisa- 
betta,  qui  reçut  du  duc  une  dot  de  dix  mille  écus  en  épousant 
Giberlo  Pio. 


(1)  Campori   Nuovi  Docuinenli  pcr  lu    uilu  di  Lcoiuu-do   (Ici    J'inci.    3Iodcna , 
1865. 

1^2)   Voyez  p.  125. 

(3)  A  ceux  que  nous  avons  mentionnés  il  faut  ajouter  celui  de  Modène. 

(4)  L'abbaye    de    Pouiposa    était   au    uouibtc   de   celles  (|ui   lui   furent   confé- 
rées. 


17fi  L'ART    FERRARAIS. 

X 

HERCULE  II  (1534-1559)  (1). 


A  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  Hercule  II,  fils  aîné 
d'Alphonse  I",  inaugura  son  règne  par  des  libéralités.  Il  dis- 
pensa la  Commune  de  rembourser  une  partie  des  sommes 
qu'Alphonse  I"  avait  prêtées  à  celle-ci  et  lui  accorda  des  délais 
pour  le  remboursement  du  reste;  il  abolit  quelques  taxes;  il 
dépensa  en  cadeaux  cinquante  mille  ducats  d'or,  donnant  aux 
uns  des  immeubles,  aux  autres  du  numéraire  ou  des  joyaux. 
Parmi  les  personnages  honorés  de  ses  faveurs  figura  Cristoforo 
Messishugo^  auteur  d'un  ouvrage  sur  l'office  de  maître  d'hôtel 
et  sur  l'art  culinaire  (2). 

La  première  affaire  qui  s'imposa  à  l'attention  d'Hercule  II 
fut  le  règlement  définitif  de  sa  situation  à  l'égard  du  Saint- 
Siège.  Il  s'agissait  de  décider  Paul  III  à  ratifier  la  décision 
qu'avait  rendue  Charles-Quint,  pris  comme  arbitre  par 
Alphonse  I"  et  Clément  VII,  mais  que  Clément  YII  n'avait  pas 
acceptée  et  à  laquelle  le  Sacré  Collège  n'avait  pas  donné  son 
adhésion.  Les  pourparlers  furent  longs  et  difficiles.  Afin  de 
hâter  le  succès  des  négociations,  le  duc  se  rendit  lui-même  à 
Home  en  1535  (3).  Il  ne  réussit  pas  mieux  que  ses  ambassa- 
deurs Ce  fut  seulement  en  1539  qu'un  accord  fut  conclu,  le 
Souverain  Pontife  désirant  qu'une  paix  générale  permit  à  tous 
les  souverains  de  s'unir  contre  Soliman  II.  En  vertu  de  cet 


(i)   11  a  été  déjà  question  d'Hercule  11,  p.  135,  note  1,  et  p.  137,  note  1. 

(^2)  Voyez  les  pages  consacrées  à  Messisbugo  et  à  son  ouvrage  dans  le  ch.  v  du 
liv.  IV,  chapitre  relatif  aux  livres  publiés  à  Ferrare  avec  des  gravures  sur  bois. 

(3)  Le  fameux  médecin  Antonio  Musa  Brasavola  fit  partie  de  la  suite  d'Her- 
cule 11.  —  Hercule  11  retourna  à  Rome  en  1550,  à  l'avènement  de  Jules  111,  et 
en  1555,  à  l'avènement  de  Marcel  II;  mais  Marcel  II  étant  mort  avant  qu'il  eût 
pu  lui  rendre  hommage,  il  attendit  la  nomination  de  son  successeur,  qui  fut 
Paul  IV,  de  la  maison  Caraffa  (1555). 


LIVRE   PREMIER.  177 

accord,  les  princes  d'Esté,  reconnus  maîtres  du  duché  de  Fer- 
rare  et  de  ses  dépendances  sous  la  suzeraineté  du  Saint-Siège, 
devaient  payer  une  redevance  annuelle  de  sept  mille  ducats 
d'or  et  recevoir  chaque  année  de  la  Chambre  apostolique,  à 
un  prix  déterminé,  vingt  mille  sacs  de  sel.  En  outre,  Her- 
cule II  s'engageait  à  verser  une  somme  de  cent  quatre-vingt 
mille  ducats  pour  les  dommages  causés  et  les  condamnations 
encourues. 

Les  difficultés  avec  la  cour  de  Rome  ne  furent  pas  les  prin- 
cipaux soucis  du  fils  d'Alphonse  I".  Ses  relations  avec  les  sou- 
verains étrangers  présentaient  plus  de  périls  encore.  Instruit 
par  les  malheurs  de  son  père  et  de  son  grand-père,  il  mit  tous 
ses  soins  à  garder  la  neutralité  entre  Charles-Quint  et  Fran- 
çois I",  quand  ces  deux  rivaux  se  disputèrent  de  nouveau  le 
Milanais.  Feudataire  du  premier,  beau-frère  du  second  par  sa 
femme  Renée,  il  avait  intérêt  à  ménager  l'un  et  l'autre.  Ses 
frères  Hippolyte  II,  archevêque  de  Milan,  et  François  l'aidèrent 
à  équilibrer  ses  témoignages  de  bienveillance.  Tandis  qu'Hip- 
polyte  se  rendait  en  France,  où  le  Roi  lui  accorda  l'archevêché 
de  Lyon,  François  alla  commander  un  corps  de  cavalerie  dans 
l'armée  impériale  (1536),  et,  un  peu  plus  tard,  suivit  à  Nice 
et  en  Espagne  Charles-Quint  lui-même,  à  l'intervention  de  qui 
il  dut  d'épouser  la  fille  de  Cardona,  marquis  délia  Paluda. 
En  1541,  quand  l'Empereur  se  dirigea  vers  Alger  pour  châtier 
les  corsaires  qui  infestaient  la  Méditerranée,  le  duc  de  Ferrare 
lui  rendit  hommage  à  Peschiera  et  l'accompagna  dans  son 
entrée  solennelle  à  Lucques,  où,  à  la  table  de  Sa  Majesté,  il 
fut  admis  à  l'honneur,  réservé  aux  plus  grands  princes,  de  lui 
présenter  sa  serviette.  Après  l'avènement  de  Henri  II,  il  eut  la 
sagesse  de  se  refuser  à  s'unir  contre  Charles-Quint  au  roi  de 
France  son  neveu  et  au  pape  Paul  III  son  suzerain,  mais  il 
accorda  la  main  de  sa  fille  Anna  à  François  de  Lorraine,  duc 
de  Guise  (1548)  (1).  Malgré  ses  aspirations  pacifiques,  un  temps 

(1)  Anna  était  née  le  16  novembre  1531.  Après  l'assassinat  du  duc  de  Guise, 
un  second  mariage  unit  la  fille  aînée  d'Hercule  II  et  de  Renée  de  France  à  Jacques 
de  Savoie,  duc  de  témoins. 

I-  12 


178  L'APvT    FERRARAIS. 

vint  pourtant  où  il  ne  put  persévérer  dans  la  neutralité  qu'il 
avait  observée  avec  tant  de  constance.  Pressé  par  les  sollicita- 
tions du  duc  de  Guise,  intimidé  par  les  menaces  de  Paul  lY, 
et  se  rappelant  combien  le  ressentiment  de  Jules  II,  de  Léon  X 
et  de  Clément  VII  avait  été  funeste  à  sa  famille,  il  entra  dans 
une  ligue  contre  Philippe  II,  que  soutenaient  le  duc  Côme  de 
Médicis  et  Ottavio  Farnese  de  Parme,  et  il  fut  nommé  non 
seulement  capitaine  général  de  la  ligue,  mais  lieutenant  général 
du  Roi  en  Italie  (1557).  Toutefois,  il  se  fit  autorisera  n'opérer 
qu'en  Lombardie,  afin  d'être  à  même  de  protéger  au  besoin 
ses  propres  Etats.  La  guerre  qui  s'engagea  ne  fut  pas  de  longue 
durée.  Peu  s'en  fallut  cependant  qu'elle  ne  coûtât  cher  au  duc, 
car  il  se  trouva  bientôt  seul  en  butte  aux  coups  des  troupes 
espagnoles,  florentines  et  parmesanes,  les  Français  ayant  été 
forcés  de  quitter  l'Italie  par  une  diversion  des  Espagnols  et  des 
Anglais  dans  les  Pays-Bas,  et  le  Pape,  qui  désespérait  d'arracher 
à  Philippe  II  le  royaume  de  Naples,  ayant  conclu  la  paix  sans 
faire  mention  du  duc  de  Ferrare.  Mais  les  Vénitiens  et  même 
Côme  de  Médicis  ne  tardèrent  pas  à  intervenir  comme  média- 
teurs, et  Philippe  II,  désireux  de  concentrer  toutes  ses  forces 
dans  les  Flandres,  accepta  un  accord  dont  chacun  sentait  le 
besoin  (1558).  Le  mariage  d'Alphonse,  fils  aîné  d'Hercule  II, 
avec  Anna,  fille  du  grand-duc  de  Toscane,  cimenta  la  reprise 
des  bonnes  relations  entre  les  Ferrarais  et  les  Florentins. 

Malgré  la  guerre  dont  il  vient  d'être  question,  on  peut  dire 
que  le  règne  d'Hercule  II  fut  en  somme  une  période  de  paix  : 
il  procura  un  long  repos  à  la  population  de  Ferrare  et  ne  le 
céda  pas  en  éclat  aux  règnes  précédents.  Fidèle  aux  traditions 
de  sa  famille,  le  duc  se  plut  à  donner  une  hospitalité  fastueuse 
aux  personnages  qui  honorèrent  sa  capitale  de  leur  présence. 
Sur  son  invitation,  le  pape  Paul  III  y  demeura  quelques  jours 
avant  de  se  rendre  à  Busseto,  où  il  devait  avoir  une  entrevue 
avec  Charles-Quint  (1).   Un  bucentaure  magnifique,  accom- 

(1)  En  s'arrètant  à  Ferrare,  Faul  111  se  pioposait  de  demander  au  duc  un  prêt 
de  50,000  ccus  d'or  et  la  main  de  la  jeune  Anna  d'Esté  pour  son  neveu  Orazio 
Farnèse.  Sans  opposer  un  refus  formel  à  cette  dernière  demande,  Hercule  invoqua, 


LIVRE   PREMIER.  1T9 

pagné  de  nombreuses  barques,  le  conduisit  de  Brescello  à 
Bondeno,  où  l'attendaient  un  carrosse  et  soixante  voitures.  Le 
Pontife  arriva  le  21  avril  1543  dans  l'île  du  Belvédère;  il  y 
passa  la  nuit,  et  le  lendemain,  au  bruit  des  détonations  de  l'ar- 
tillerie, il  fit  son  entrée  à  Ferrare  avec  une  suite  de  trois  mille 
personnes,  parmi  lesquelles  se  trouvaient  une  vingtaine  de  car- 
dinaux, quarante  évéques  et  un  nombre  imposant  d'ambas- 
sadeurs. Devant  la  porte  de  Saint-Georges,  Alphonse,  fils  du 
duc,  lui  présenta  les  clefs  de  la  ville  dans  un  bassin  d'or,  lui 
baisa  les  pieds  et  le  harangua,  après  quoi  le  Pape  bénit  le 
prince  et  le  baisa  au  front.  Porté  sur  un  siège  resplendissant, 
à  l'abri  d'un  baldaquin,  précédé  par  Hercule  II  à  cheval  et 
suivi  d'une  foule  de  gentilshommes,  Paul  III  parcourut  les 
principales  rues  de  la  ville  (1),  s'avança  sous  cinq  arcs  de 
triomphe  et  fut  conduit  dans  la  cathédrale,  que  décoraient  les 
fameuses  tapisseries  ducales  dont  Giovanni  Rost  était  en  partie 
l'auteur  (2).  Un  discours  de  Girolamo  Falletti  montra  que 
1  éloquence  florissait  toujours  à  la  cour  de  Ferrare.  Le  Pape 
fut  logé  dans  le  Castello,  tandis  que  sa  suite  était  hébergée  aux 
frais  du  duc  chez  les  simples  particuliers.  Une  promenade  à 
travers  la  ville  servit  de  distraction  le  second  jour  :  le  cortège 
se  composait  de  la  duchesse  et  de  soixante -douze  dames 
montées  sur  des  haquenées,  d'autres  dames  de  distinction  qui 
avaient  pris  place  dans  vingt-deux  carrosses,  d'Hercule  II  et 
de  ses  courtisans  à  cheval.  Le  24  avril,  jour  de  saint  Georges, 
Paul  III,  à  l'issue  de  la  messe,  célébrée  pontificalementpar  lui 
dans  la  cathédrale,  remit  au  duc  la  rose  d'or,  une  riche  épée 
et  un  chapeau.  Un  tournoi  occupa  le  milieu  de  la  journée,  et, 
après  le  dîner,  les  enfants  du  souverain  récitèrent  en  latin  les 


pour  différer  sa  décision,  l'âge  de  sa  fille,  <|ui  avait  à  peine  douze  ans.  Anna,  nous 
l'avons  déjà  dit,  épousa  en  premières  noces  François,  duc  de  Lorraine  ;  en  secondes 
noces  Jacques  de  Savoie,  duc  de  Nemours. 

(1)  Titien  assista  à  l'entrée  de  Paul  III.  «  Sur  la  place,  écrit  Agostino  Mosti, 
nous  trouvâmes  une  foule  immense...;  je  reconnus  un  grand  nombre  de  Véni- 
tiens, non  seulement  niessire  Titien,  mais  beaucouj)  d'autres.  "  (L.-JN.  Cittadella, 
Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  599.) 

(2)  Quatre  d'entre  elles  avaient  coûté  soixante  mille  écus  d'or. 


180  L'ART    FERRARAIS. 

Adclphes  de  Térence  :  Lucrezia,qui  n'avait  que  huit  ans,  débita 
le  prologue,  Leonora  se  chargea  d'un  rôle  déjeune  fille,  Anna 
et  Alphonse  représentèrent  des  amoureux,  et  Louis  joua  le 
rôle  d'un  esclave.  Le  quatrième  jour,  Paul  III  conféra  le  titre 
de  protonotaire  à  Andréa  Alciato,  nommé  depuis  peu  profes- 
seur à  l'Université  de  Ferrare,  donna  à  la  duchesse  un  diamant 
et  une  fleur  en  diamant,  et  repartit  pour  Bologne  (1). 

En  1548,  ce  lut  le  roi  de  Tunis  Muleasse  qui  fut,  de  la  part 
des  princes  d'Esté,  l'objet  de  délicates  attentions.  Détrôné  par 
le  roi  d'Alger,  rétabli  par  Charles-Quint,  et  détrôné  de  nouveau 
par  son  propre  fils  qui  l'avait  privé  de  la  vue,  il  allait  implorer 
encore  une  fois  l'Empereur.  Il  était  accompagné  de  trente 
personnes  à  cheval  et  de  quatre  interprètes.  Hercule  II  se 
trouvait  à  Modène  quand  il  arriva  à  Ferrare,  mais  Alphonse, 


(1)  On  peut  trouver  dans  les  lettres  cl' rl^o^fùjo  JMosli,  élève  de  l'Aiioste,  des 
détails  sur  les  fêtes  organisées  à  Ferrare  lors  de  la  venue  de  Paul  III.  Filippo 
Rodi  en  a  donné  une  description  que  M.  Patrizio  Antoloni,  d'Argenta,  a  eu  la 
bonne  idée  de  faire  réimprimer,  en  1892,  avec  des  notes  intéressantes,  à  l'occasion 
des  noces  de  Mlle  Leonilde  Serrao  avec  M.  Giov.  Battista  Rizzani. 

Plusieurs  Ferrarais  furent  en  grande  faveur  auprès  de  Paul  III.  lient,  en  effet, 
pour  premier  médecin  Giacomo  Bonacossi,  qui  mourut  à  Rome  et  fut  enseveli  ;i 
San  Pietro  in  Montorio,  où  Giambatisla  Bonaccossi,  un  des  chanceliers  du  duc 
Hercule,  fit  placer  une  inscription  sépulcrale  en  son  honneur.  Le  même  pape  prit 
à  son  service  Jacobo  Meleqhini,  qu  il  admit  dans  son  intimité.  Il  le  nomma  gar- 
dien des  antiquités  rassemblées  dans  le  palais  du  Vatican,  et  architecte  des  édi- 
fices pontificaux  et  des  fortifications  du  Borgo.  Meleghini  composait  des  vers  à  ses 
moments  perdus  :  le  Pape  lui  fit  relire  trois  fois  une  de  ses  élégies.  Antonio  (in 
Sangallo,  à  (pii  Meleghini  fut  associé  dans  la  direction  des  travaux  du  Vatican, 
le  traitait  d'ignorant  et  prétendait  qu'il  n'avait  pas  de  jugement.  Vasari  (t.  V, 
p.  471,  et  t.  VII,  p.  106)  n'est  pas  moins  sévère.  Meleghini  cependant  ne  devait 
pas  être  sans  mérite  :  il  semble  avoir  eu  de  bons  rapports  avec  Michel-Ange,  à  qui 
il  procura  de  l'outremer,  apporté  de  Ferrare,  pour  les  peintures  de  la  chapelle 
Pauline  (1545  et  1546);  il  fut,  avec  Serlio,  l'héritier  des  dessins  de  Balthazar 
Peruzzi  ;  Vignole  l'estima  beaucoup;  Promis  le  regarde  comme  un  bon  archi- 
tecte et  un  excellent  ingénieur  militaire.  Etant  tombé  malade  en  1545,  il  reçut 
du  Souverain  Pontife  un  secours  de  cinquante-cinq  écns.  Un  peu  plus  tard,  Paul  III 
le  fit  châtelain  de  la  Rocchctta  di  Parma,  qu'il  céda  en  1547  à  Pierre-Louis  Far- 
nese,  duc  de  Parme  et  de  Plaisance.  Il  avait  épousé  Anjjela  Leonarda,  fille  du 
lettré  Fino  Fini  d'Ariano,  et  fit  son  testament  le  16  novembre  1.549,  «  corpore 
languens  »  ,  sis  jours  après  la  mort  de  Paul  III.  Peut-être  le  suivit-il  bientôt  dans 
la  tombe.  En  1553,  il  n'existait  plus.  Il  avait  exprimé  le  désir  d'être  enseveli  à 
Saint-Onofrio.  (L.-IN.  Cittadella,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  197,  541,  et 
t.  II,  p.  270-276.  —  A.  Bkrtolotïi,  Artisli  holognesi,  fcrraresi  ed  alcuni  altri 
n cl  (fia  stnto  ponlificio  in  Jiotna.  1885,  p.  25.) 


LIVRE   PREMIER.  181 

fils  du  duc,  l'accueillit  avec  tous  les  égards  dus  au  malheur. 
En  revenant  d'Allemagne,  le  roi  de  Tunis  repassa  par  Ferrare. 
Hercule  II  était  de  retour.  Il  logea  Muleasse  dans  le  palais  du 
comte  Paolo  Costabili,  essaya  de  lui  faire  rendre  la  vue  par 
un  médecin  de  grande  réputation,  et  lui  fournit  un  navire  pour 
regagner  la  Sicile,  après  lui  avoir  donné  six  cents  écus. 

Parmi  les  hôtes  de  distinction  qui  parurent  à  la  cour  d'Her- 
cule II,  il  ne  faut  pas  oublier  Vittoria  Colonna,  marquise  de 
Pescaire  (1).  En  se  rendante  Venise,  oùelledevait  s'embarquer 
pour  entreprendre  un  pèlerinage  aux  Lieux  saints,  la  veuve  de 
Ferdinand-François  d'Avalos  s'arrêta  à  Ferrare  (8  avril  1537). 
L'accueil  qu'elle  y  reçut  et  la  vie  qu'elle  y  mena  la  décidèrent  à 
abandonner  ses  projets,  et  elle  resta  environ  un  an  auprès  d'Her- 
cule II  et  de  la  duchesse  Renée.  C'est  dans  le  palais  Mosti 
qu'elle  habita.  Venue  dans  le  plus  modeste  équipage,  elle  fut 
servie  par  les  officiers  de  la  maison  du  souverain.  Son  temps 
se  partagea  entre  les  pratiques  de  la  dévotion  et  les  fêtes  qui 
eurent  lieu  dans  le  Castello.  Afin  de  lui  faire  honneur,  on 
invita  les  personnages  les  plus  distingués  du  Milanais  et  de  la 
Vénétie  :  les  poètes  Luigi  Allemanni  et  Trissino  furent  de  ceux 
qui  vinrent  lui  présenter  leurs  hommages.  Pendant  qu'elle 
était  encore  à  Ferrare,  Renée,  déjà  mère  d'Anne,  d'Alphonse 
et  de  Lucrèce,  mit  au  monde,  le  19  juin  1537,  Éléonore,  la 
future  protectrice  du  Tasse,  et  Vittoria  Colonna  en  fut  la  mar- 
raine. Une  lettre  qu'elle  écrivit  au  cardinal  de  Mantoue  montre 
combien  son  séjour  dans  la  capitale  des  princes  d'Esté  lui  fut 
agréable.  "  Grâce  à  Dieu,  je  me  trouve  à  Ferrare  en  grande 
paix  et  consolation,  Son  Excellence  le  duc  et  tous  les  siens  me 
laissant  toute  liberté  pour  les  œuvres  de  charité,  qui  satisfont 
bien  autrement  le  cœur  que  les  plaisirs  si  mêlés  de  la  conver- 
sation. Plaise  à  la  bonté  divine  que  toutes  mes  pensées  se  rap- 
portent non  h  moi,  mais  au  Christ.  >'  Ses  préoccupations  reli- 
gieuses ne  l'empêchaient  pas  de  faire  bonne  figure  à  la  cour. 

(1)  Jules  HoNNKT,  Vittoria  Colonna  à  la  cour  de  Ferrare  (i537-1538\  clans  le 
Bulletin  historique  et  littéraire  de  la  Société  de  riiisloirc  du  protestantisme  fran- 
çais, année  1881,  p.  207-219. 


182  L'ART   FERRARAIS. 

Peu  avant  son  départ,  elle  assista  à  une  fête  des  plus  brillantes, 
donnée  en  son  honneur,  et  elle  voulut  bien  réciter  cinq  de  ses 
sonnets.  Elle  ne  partit  qu'à  la  fin  de  février  1538,  et,  quelque 
temps  après,  elle  écrivit  à  Hercule  II  :  "  Que  Dieu  m'accorde 
de  retourner  dans  votre  douce  cité  de  Ferrare,  auprès  de  Votre 
Excellence  et  de  tant  de  chères  amies...,  auprès  de  Madame 
la  duchesse  et  de  ses  divins  enfants.  Puisse,  en  ces  fêtes  de 
Norl,  Votre  Altesse  renaître  avec  le  Christ,  dont  j'invoque  la 
protection  pour  toute  Sa  famille.  " 

Le  goût  de  la  magnificence,  inné  chez  les  princes  de  la  mai- 
son d'Esté,  n'avait  fait  que  s'accroître  à  la  cour  de  Ferrare 
depuis  le  règne  de  Borso,  à  mesure  que  les  progrès  de  la  civi- 
lisation augmentaient  les  moyens  de  le  satisfaire.  Hercule  II  à 
son  tour  se  glorifia  de  déployer  un  luxe  qui  attestait  sa  puis- 
sance. Ce  n'était  pas  seulement  dans  ses  États  qu'il  aimait  à  en 
faire  parade.  En  1537,  il  alla  passer  une  partie  du  carnaval  à 
Venise  dans  le  beau  palais  qu'il  possédait  sur  le  Grand  Canal, 
et  il  emmena  avec  lui  une  suite  dehuit  cents  personnes.  Douze 
ans  plus  tard  (1549),  quand  il  se  rendit  à  Mantoue  pour  pré- 
senter ses  hommages  à  Philippe  d'Autriche,  fils  de  l'Empereur, 
il  emporta  ses  magnifiques  tapisseries,  afin  d'en  orner  les 
chambres  où  il  devait  loger;  quatre-vingts  gentilshommes 
l'accompagnèrent;  l'orchestre  de  la  cour  l'avait  suivi,  et  il  tint 
à  honneur  de  donner  à  Philippe  quatre  chevaux  de  choix,  la 
gloire  de  ses  écuries. 

Les  intérêts  du  peuple  et  les  détails  d'une  sage  administra- 
tion tinrent  également  place  dans  les  préoccupations  du  duc. 
La  via  délia  Giovecca,  une  des  principales  rues  de  Ferrare,  fut 
cailloutée  pour  la  première  fois  (1546),  ce  qui  permit  d'y 
maintenir  la  propreté  et  de  la  border  d'élégantes  constructions. 
Un  canal  creusé  entre  la  ville  de  Cento  et  le  Pô  près  de  Bon- 
deno  ouvrit  une  nouvelle  voie  au  commerce.  La  suppression  de 
l'impunité  accordée  jusqu'alors  aux  combats  singuliers  et  aux 
vengeances  privées,  la  défense  faite  aux  enfants  de  se  former 
en  troupes  afin  de  s'attaquer  avec  des  bâtons  et  des  couteaux, 
la  fermeture  du  Praisolo,  lieu  concédé  par  Alphonse  P%  non 


LIVRE   PREMIER.  183 

loin  de  l'église  du  Corpus  Domini,  à  tous  ceux  qui  voulaient  se 
battre,  mirent  fin  à  des  coutumes  barbares.  Une  autre  mesure 
non  moins  sage  fut  celle  qui  eut  pour  but  de  rétablir  le  respect  dû 
aux  églises,  où  l'on  avait  pris  l'habitude  de  se  réunir,  comme  dans 
des  cercles,  pour  stipuler  des  contrats  et  pour  conclure  des  mar- 
chés, en  sorte  que  les  fidèles  ne  pouvaient  ni  entendre  les  chants 
religieux,  ni  assister  avec  recueillement  aux  cérémonies  sacrées . 

Plusieurs  asiles  fondés  à  cette  époque  procurèrent  un  allége- 
ment à  divers  genres  d'infortune.  Les  femmes  de  mauvaise  vie 
qui  voulurent  bien  se  convertir  trouvèrent  un  refuge  dans  une 
maison,  organisée  en  1537,  où  la  règle  de  Saint-François  leur 
imposa  les  pratiques  d'une  piété  réparatrice.  Un  orphelinat 
s'ouvrit  pour  les  jeunes  filles  pauvres  en  1544  avec  le  concours 
pécuniaire  du  duc.  En  155  4,  Hercule  II  créa  un  autre  établis- 
sement, sous  le  patronage  de  sainte  Agnès,  pour  les  orphelins 
ayant  de  trois  à  sept  ans,  et  en  1558  il  assura  le  sort  des  gar- 
çons plus  âgés  qui  avaient  perdu  leur  père  et  leur  mère,  en 
instituant  l'hospice  des  orphelins  de  la  Miséricorde. 

Sous  le  même  règne  deux  Ordres  nouveaux  furent  introduits 
à  Ferrare.  Recommandé  au  duc  par  Vittoria  Colonna,  le 
célèbre  Ochino,  encore  orthodoxe,  installa  les  Capucins  dans 
le  faubourg  de  la  Miséricorde.  Le  second  Ordre  implanté  à 
Ferrare  fut  celui  des  Jésuites. 

Catholique  sincère,  Hercule  resta  attaché  toute  sa  vie  aux 
pratiques  de  sa  religion  (1).  Malheureusement  sa  foi  ne  servit 
pas  toujours  de  règle  à  ses  mœurs,  et,  s'il  n'afficha  pas  le 
désordre,  il  ne  s'imposa  pas  une  constante  fidélité  à  sa  femme. 
Par  égard  pour  le  Pape  son  suzerain,  comme  par  conviction 
personnelle,  il  se  montra  très  zélé  pour  le  maintien  de  l'or- 
thodoxie parmi  ses  sujets.  Mais  il  rencontra  chez  la  duchesse 
Renée  une  opposition  qui  contribua  beaucoup  à  la  froideur  de 
ses  rapports  avec  elle  (2). 

(1)  MuRATORi,  Antich'itu  Estensi,  parte  seconda,  p.  387. 

(2)  M.  Jules  Bonnet  a  publié  une  série  d'intéressants  articles  sur  Renée  de 
France.  Voyez  la  Revue  chrélienne,  année  1875  (C7/i  mariage  sous  François  P'', 
p.  292-306  et  359-375),  année  1885  (Hercule  II  duc  de  Ferrare,  les  débuts  d'un 


184  L'ART    FERRARAIS. 

Élevée  j)ar  Michelle  de  Saubonne,  clame  de  Soubise,  qui 
était  imbue  des  principes  de  la  Réforme,  Renée,  dont  Margue- 
rite de  Navarre,  sœur  de  François  I",  dirigea  aussi  l'éducation, 
avait  étudié  avec  ardeur  non  seulement  Ibistoire,  les  lettres, 
les  mathématiques,  la  philosophie  et  Tastrologie  (1),  mais  la 
théologie  et  les  écrits  des  novateurs.  L'animosité  de  Jules  II,  de 
Léon  X  et  de  Clément  VII  contre  son  beau-père  ne  contribua 
pas  peu  non  plus  à  la  pousser  vers  les  doctrines  qui  tendaient 
à  méconnaître  complètement  1  autorité  du  Saint-Siège.  Pen- 
dant toute  la  durée  du  règne  d'Alphonse  I",  elle  put  en  liberté 
suivre  ses  aspirations.  Son  beau-père  avait  pour  elle  une 
grande  estime  et  une  réelle  affection.  Celio  Calcagnini,  Lilio 
Gregorio  Giraldi,  Rartolommeo  Riccio ,  Marcello  Palmgenio 
Stellato,  Marcantonio  Flaminio  firent  partie  de  son  entourage, 
et  elle  eut  pour  secrétaire ,  de  1528  à  1531,  Bernardo  Tasso. 
Après  la  mort  d'Alphonse  P'  (1564),  elle  ne  tarda  pas  à  deve- 
nir suspecte  à  son  mari.  En  1535,  elle  donna  asile  à  Clément 
Marot,  qui  s'était  enfui  de  France  afin  d'échapper  aux  persé- 
cutions religieuses,  et  elle  se  l'attacha  comme  secrétaire  en 
lui  accordant  deux  cents  lire  de  gages.  Peu  après,  Calvin,  sous 
le  pseudonvme  d'Heppeville,  la  vint  trouver  à  son  tour  (2), 

règne^  1534-1535),  année  1886  {La  cour  de  Fcrrare  en  15.38).  —  Voyez  aussi  le 
Bulletin  de  la  Société  de  Vliistoire  du  protestantisme  français,  année  1866  [Jeu- 
nesse de  Renée  de  France,  p.  65-77,  175-185,  et  Quatre  lettres  inédites  de  Mar- 
guerite de  NavarrCy  sœur  de  François  I^',  à  Renée  de  France  duchesse  de  Fer- 
rare,  1529,  1535,  1536,  p.  125),  année  1872  [Clément  Marot  à  la  cour  de  Fer- 
rare,  1535-1536),  année  1877  [Une  mission  d'Antoine  de  Pons  à  la  cour  de 
France,  1539),  année  1878  [Renée  de  France  à  Venise,  mai  1534,  et  Retour  de  la 
duchesse  de  Ferrare  en  France,  septembre-octobre  1560),  année  1880  [Disgrâce 
de  M.  et  Mme  de  Pons,  1544-J545),  année  1881  [Vittoria  Colonna  a  la  cour  de 
Ferrare,  1537-1538'!,  année  1883  [Mme  de  la  Roche,  dame  d'honneur  de  la 
duchesse  de  Ferrare,  1545-1546),  année  1885  [Clément  Marot  à  Venise  et  Calvin 
à  Ferrare,  avril  1536),  année  1888  [Marguerite  d'Angoulême,  reine  de  Navarre, 
et  Renée  de  France,  1535-1536),  année  1892  [Calvin  à  Ferrare,  1535-1536).  — 
V^oyez  aussi  Fontaxa  (Rart.),  Renata  di  Francia  duchessa  di  Ferrara  (1537- 
1560);  Roma,  tip.  Forzani,  1893,  in-S",  avec  portrait,  —  et  RoDOCANACni.  Renée 
Ferrare;  Paris,  1895. 

(1)  L'astrologie  lui  avait  été  enseignée  par  le  iS'apolitain  Luca  Gaurico,  profes- 
seur à  l'Université  de  Ferrare.  C'est  ce  personnage  qui,  ayant  prédit  à  Jean  II 
Rentivoglio  la  perte  de  Rologne,  eut  à  subir  publiquement  trois  traits  de  corde, 
qu'il  n'avait  pas  prévus.   (Frizzi,  Mem.  per  la  storia   di  Ferrara,  t.  IV,  p.  329.) 

(2)  On  croit  qu'il  logea  dans  le  palais  contigu  au  Castello.  M.  Sandonnini  sup- 


LIVRE   PREMIER.  185 

pendant  que  le  duc  conférait  à  Rome  avec  le  Pape,  puis  à 
Naples  avec  Gharles-Quint  (1).  Ni  Marot,  ni  Calvin,  ne  restèrent 
longtemps  à  Ferrare.  On  a  raconté  que  Calvin  fut  découvert 
après  le  retour  d'Hercule  II,  arrêté  et  dirigé  sur  Bologne  pour 
être  livré  au  légat;  mais  qu'une  troupe  de  gens  armés,  proba- 
blement envoyée  par  la  duchesse,  le  délivra  en  route,  et  qu'il 
put  se  retirer  à  Aoste,  d'où  il  gagna  Genève,  ville  dans  laquelle 
il  se  trouvait  certainement  pendant  l'été  de  1536.  Suivant  une 
supposition  de  M.  Jules  Bonnet,  cette  aventure  serait  arrivée 
non  à  Calvin,  mais  à  Marot.  M.  Ernesto  Masi  (2)  et  M.  Jules 
Bonnet  pensent,  avec  raison  selon  nous,  que  Calvin  s'éloigna 
de  lui-même,  d'après  les  conseils  de  Renée,  soit  à  la  nouvelle 
du  retour  d'Hercule  II,  soit  par  crainte  de  l'Inquisition.  C'est 
aussi  l'avis  de  M.  Sandonnini.  Selon  M.  Sandonnini,  Calvin 
dut  partir  en  1535,  avant  que  les  rigueurs  de  la  saison  pus- 
sent rendre  son  voyage  difficile,  et  sans  qu'il  eût  été  l'objet 
d'aucune  mesure  violente.  Quant  à  Clément  IMarot ,  il  se 
réfugia  à  Venise  (mai  ou  juin  1536),  et  il  échappa  ainsi 
tt  au  procès  d'hérésie  dans  lequel  étaient  impliqués  deux 
autres  serviteurs  de  la  duchesse,  le  chanteur  Jehannet  et  le 
trésorier  La  Planche  Cornillan,  qui  endurèrent  une  captivité 
de  plusieurs  mois  avant  d'être  expulsés  de  Ferrare  (3)  »  . 
En  1536,  les  causes  de  mésintelligence  entre  Renée  et  Her- 
cule II  se  multiplièrent.  Le  duc  ne  supportait  qu'avec  peine 
l'entourage  français  de  sa  femme.  Il  détestait  en  particu- 
lier Mme  de  Soubise,  venue  à  Ferrare  avec    Renée,    et   lui 

pose  que  si  Calvin  passa  en  Italie  et  se  rendit  à  Ferrare,  ce  fut  seulement  pour 
dérouter  par  son  absence  l'opinion  publique  sur  le  nom  de  l'auteur  de  la  Chris- 
tiaiiœ  religionis  institutio,  ouvrage  qu'il  venait  de  publier  sous  le  voile  de  l'ano- 
nyme (l'édition  qui  porte  son  nom  parut  eu  1536\  et  pour  saluer  la  duchesse  de 
Ferrare,  la  protéjjée  et  l'amie  de  Marjjuerite  de  Navarre.  Il  arriva  probablement 
en  Italie  par  Goire  et  Chiavenna,  puisqu'il  était  parti  de  Bàle.  i^Tommaso  Sas- 
DONXiNi,  Delhi  venuta  di  Calviuo  in  Italia  e  cli  alcuni  documenti  relativi  a  Benata 
di  Francia,  dans  la  Rivista  slorica  italiana,  année  IV,  fasc.  III,  1887,  juillet- 
septembre,  p.  531-561  ;  Ancora  del  soc/giorno  di  Calvino  a  Ferrara,  dans  la 
Rassegna  Emiliana  d'octobre  1888,  année  I,  fasc.  VI.) 

(1)  Parti  en  noveudjre  1535,  le  duc  revint  le  25  janvier  1536. 

(2)  I  Burlamacchi  e  Renata  d'Esté;  1876,  p.  168. 

(3)  Jules  Bonnet. 


186  L'ART   FERRARAIS. 

attribuait,  non  sans  motifs,  une  fâcheuse  influence  sur  l'esprit 
de  celle-ci  (1).  Le  20  mars  1536,  il  la  renvoya  en  France  (2). 
Après  s'être  opposé  à  ce  que  la  duchesse  se  rendit  à  Lyon  où 
se  trouvait  la  cour  de  France  à  la  fin  de  1535,  il  refusa  en 
1536  de  la  laisser  assister  au  mariage  de  Madeleine,  la  troisième 
des  filles  de  François  I",  avec  Jacques  Stuart,  roi  d'Ecosse.  Il 
craignait  que  la  présence  de  sa  femme  en  France  ne  froissât 
Charles-Quint,  dont  le  mécontentement  était  à  redouter.  Les 
divergences  politiques  aggravèrent  une  situation  déjà  tendue. 
Hercule  était  d'ailleurs  impérieux,  jaloux  de  son  autorité,  sus- 
ceptible et  défiant.  Il  n'ignorait  pas  que  Renée,  dans  le  palais 
qu'elle  habitait  auprès  de  l'église  de  Saint-François,  s'entou- 
rait de  gens  suspects  au  point  de  vue  religieux  (3).  Il  en  exila 
et  en  incarcéra  quelques-uns.  Enfin,  il  alla  jusqu'à  reléguer 
leur  protectrice  dans  le  palais  d'Esté  à  Consandolo.  Comme 
elle  ne  changeait  rien  à  ses  agissements,  il  la  fit  enlever 
dans  la  nuit  du  6  au  7  septembre  1554  et  lui  assigna  pour 
demeure,  dans  l'ancien  palais  d'Esté  à  Ferrare,  les  chambres 
dites  del  Cavallo,  situées  non  loin  de  la  statue  équestre  de 
Nicolas  III ,  ne  laissant  à  son  service  que  deux  femmes  et 
un  homme,  et  la  séparant  de  ses  deux  filles  Lucrezia  et  Leo- 

(1)  Mme  (le  Soubisc,  dit  M.  Sandonnini,  souffla  la  discorde  entre  le  duc  et  la 
duchesse. 

(2)  Renée  garda  du  moins  auprès  d'elle  Charlotte,  Renée  et  Anne,  les  trois 
filles  de  Mme  de  Soubise.  Anne  avait  épousé  Antoine  de  Pons,  qui  fut  chevalier 
d'honneur  de  la  duchesse  de  Ferrare,  tout  en  restant  gentilhonime  de  la  chambre 
du  roi  de  France.  La  disgrâce  de  M.  et  Mme  de  i'ons  arriva  à  son  tour  en  1545. 
On  les  avait  accusés  d'avoir  dit  (|ue  le  duc  était  plus  gai  que  d'oidinaire  quand  sa 
femme  était  malade,  et  ils  avaient  été  cités  devant  le  Conseil  de  Justice  pour  qu'ils 
eussent  à  se  disculper;  mais  ils  ne  se  présentèrent  pas  et  furent  Jjannis  de  Fer- 
rare. M.  Jules  Ronnet  a  raconte  tous  les  détails  de  cette  affaire. 

(3)  D'après  le  conseil  de  Cclio  Calcagnini,  elle  donna  connue  compagne 
d'étude  à  sa  fille  Anna,  Olympia  Morata,  qui  embrassa  avec  ardeur  les  doctrines 
de  la  réformation.  Très  versée  dans  les  lettres,  dans  la  philosophie,  dans  la 
musique,  Olympia  (née  en  1526  ou  1527,  morte  en  1555)  prononça  des  haran- 
gues et  récita  tles  poésies  en  latin  et  en  grec.  Elle  fut  célébrée  par  Celio  Calca- 
gnini, Lilio  Gregorio  Giraldi  et  Gaspare  Sardi.  Chassée  de  la  cour  en  1548,  elle 
épousa  en  1550  ou  1551  un  jeune  protestant  allemand,  André  Grundler,  (pii 
étudiait  la  médecine  à  l'Université  de  Ferrare  et  qui  l'emmena  en  Franconie,  à 
Schweinfurt,  sa  patrie.  Après  avoir  subi  de  cruelles  épreuves,  elle  mourut  à  Ilei- 
delberg.  (Jules  Bonnet,  Vie  (FOlympia  Morata,  Z"  édit.  in~8".  Paris,  1856.) 


LIVRE    PREMIER.  187 

nora  (1),  qui  furent  confiées  aux  religieuses  du  monastère  du 
Corpus  Domini  (2).  Prête  à  tout  pour  recouvrer  sa  liberté  et 
pouvoir  satisfaire  son  amour  maternel ,  Renée  feignit  de  se 
convertir  et  fut  réintégrée  dans  son  palais  de  Saint-François, 
où,  quoique  en  correspondance  avec  Calvin,  elle  ne  fut  plus 
inquiétée. 

Si  Hercule  II  ne  parvint  pas  à  supprimer  les  dissidences 
religieuses  qui  existaient  entre  lui  et  sa  femme,  il  réussit,  du 
moins,  à  empêcher  les  principes  du  protestantisme  de  prendre 
racine  dans  l'âme  de  ses  sujets. 

Ce  qui  n'était  pas  en  sa  puissance,  c'était  de  prévenir  les 
attentats  contre  sa  personne  et  contre  la  sûreté  de  l'État.  Un 
noble  vénitien,  Paolo  Manfrone,  ayant  vu  sa  sœur  Angela, 
veuve  du  comte  Rinaldo  Gostabili,  épouser  en  secondes  noces, 
grâce  à  l'intervention  et  aux  instances  du  duc,  un  gentilhomme 
nommé  Rinaldo  Comini,  soupçonna  chez  le  prince  une  arrière- 
pensée  d'intérêt  personnel  et  l'intention  de  satisfaire  une  cou- 
pable convoitise.  Il  résolut  de  tuer  le  prétendu  coupable  soit 
par  le  poison,  soit  par  le  fer;  mais  son  dessein  fut  découvert,  et 
il  fut  arrêté  (15  46).  Lui-même  avoua  son  crime,  et  ses  juges, 
comme  du  reste  ses  propres  parents,  estimèrent  qu  il  avait 
mérité  la  peine  de  mort.  Hercule  II  crut  faire  acte  de  clémence 
en  se  contentant  d'imposer  à  Manfrone  la  prison  à  perpétuité. 
Enfermé  dans  une  tour  du  Castello,  dans  la  tour  de  Saint-Michel, 


(l")  Lucrezia  était  née  le  16  tiécemhre  1535,  et  Leonora  ou  Eleonora  le 
lOjuin  1537.  On  se  rappelle  qu'Anna,  née  en  1531,  avait  épousé  en  1548  Fran- 
çois de  Lorraine,  duc  de  Guise. 

(2)  Assurément,  Hercule  II  se  montra  rigoin-cux;  mais  il  ne  faut  pas  oublier 
les  torts  très  réels  de  sa  femme.  Restée  Française  au  fond  du  cœur,  elle  ne  com- 
prit pas  qu'en  devenant  duchesse  de  Ferrare  clic  devait  devenir  Ferraraise.  Sa 
venue  en  Italie  ne  fut  à  ses  yeux  que  le  commencement  d'un  douloureux  exil.  Elle 
ne  s'entoura  que  de  Français  turbulents,  (jui  fomentèrent  et  ai{;rirent  les  malen- 
tendus entre  elle  et  son  mari.  Hercule  II  pouvait-il  supporter  sans  irritation  qu'elle 
cherchât  à  étouffer  la  foi  catholique  dans  l'àme  de  ses  enfants,  qu'elle  suscitât  des 
discordes  religieuses  parmi  ses  sujets,  qu'elle  offrit  un  asile  à  tous  les  ennemis  île 
l'orthodoxie  et  compromît  les  intérêts  d'un  Etat  vassal  du  Saint-Siège? Ne  savait-il 
pas  d'ailleurs  que  Marguerite  de  Navarre,  l'intime  amie  de  Renée,  ne  cessait  pas 
«  de  le  desservir  auprès  du  roi  François  P'"  "?  (Sanuossini,  Délia  venuta  di 
Calvino  in  Italia  e  di  iilcuni  documenti  relativi  a  Renata  di  Francia.j 


188  L'ART    FERRARAIS. 

le  malheureux  y  devint  fou  et  y  mourut  en  1552.  —  La  se- 
conde tentative  contre  le  duc  se  produisit  pendant  la  guerre 
de  1557  et  eut  pour  auteur  un  certain  Marcantonio  d'Osimoqui 
était  d'intelligence  avec  les  agents  du  roi  Philippe  II  en  Lom- 
bardie.  Après  avoir  gagné  un  nombre  suffisant  d'adhérents,  il 
introduisit  à  Ferrare  des  armes  dans  des  tonneaux;  le  feu 
devait  être  mis  aux  quatre  coins  de  la  ville  pendant  la  nuit; 
une  brèche  pratiquée  dans  les  murs  auprès  du  Castel  Nuovo 
aurait  permis  à  un  détachement  de  soldats  d'envahir  les  rues, 
et  au  milieu  de  la  confusion  générale  on  aurait  massacré  le 
duc  avec  toute  sa  famille.  La  curiosité  d'un  citoyen,  qui  défonça 
un  des  tonneaux  et  vit  ce  qu'ils  renfermaient,  fit  échouer  le 
complot.  Le  Juge  des  Sages  fut  averti  et  prit  aussitôt  les  mesures 
réclamées  par  les  circonstances.  Quant  au  principal  coupable, 
il  trouva  moyen  de  s'enfuir  et  se  réfugia  à  Pesaro;  mais  le  duc 
d'Urbin  le  livra  au  duc  de  Ferrare,  à  condition  qu'on  lui  lais- 
serait la  vie. 

Les  fléaux  dont  la  ville  avait  eu  si  souvent  à  souffrir  depuis 
qu'elle  existait  ne  l'épargnèrent  pas  non  plus  à  l'époque  d'Her- 
cule II.  En  1539,  la  disette  y  sévit.  En  1549,  la  peste  y  fit  son 
apparition.  Enfin,  un  incendie  éclata  en  155  4  dans  le  Castello, 
détruisit  presque  tous  les  toits  et  consuma  plusieurs  chambres. 
Non  seulement  le  duc  fit  réparer  ces  chambres,  mais  il  en 
ajouta  de  nouvelles,  et  c'est  sur  son  ordre  que  fut  disposé  au- 
dessus  de  la  cuisine,  à  l'endroit  occupé  jadis  par  la  porte  des 
Lions,  un  jardin  suspendu  sur  lequel  donnait  une  loggia,  main- 
tenant fermée. 

De  même  qu'Hercule  I"  son  aïeul,  il  prenait,  en  effet,  un 
vif  plaisir  à  voir  surgir  de  nouvelles  constructions.  La  villa  de 
Copparo,  avec  un  vaste  palais,  avec  des  dépendances  impor- 
tantes pour  la  chasse,  fut  une  de  ses  créations.  Quelque  haut 
personnage  arrivait-il  à  Ferrare,  il  le  conviait  à  tirer  du  gibier 
dans  le  parc  de  Copparo.  —  C'est  également  lui  qui  convertit 
la   partie    du  Barchetto  (  1  )  située  derrière  la  Chartreuse   en 

(1)   Le  Barchetto  attenait  à  la  villa  de  Belfiore. 


LIVRE    PREMIER.  189 

jardins  et  en  bosquets,  qu'il  entoura  de  fossés  et  qu'il  peupla 
de  quadrupèdes  et  de  volatiles  d'espèces  rares.  —  En  1546, 
grâce  à  lui,  Modène  s'agrandit  notablement,  et  le  nouveau 
quartier  fut  appelé,  comme  celui  qui,  à  Ferrare,  devait  son 
existence  h  Hercule  V\  Addizione  ErcuJea  ou  Terra  Ntiova. 

Hercule  II  n'était  pas,  comme  son  père  Alphonse  P%  sans 
culture  littéraire.  Il  avait  reçu  une  sérieuse  instruction,  et, 
s'il  se  montra  passionné  pour  les  armes  et  les  chevaux,  il  ne 
le  fut  pas  moins  pour  la  musique,  la  poésie  et  l'éloquence.  A 
l'âge  de  quatorze  ans  (nous  l'avons  dit,  p.  135),  il  récita, 
en  1522,  devant  Adrien  VI  et  les  cardinaux,  un  discours  latin 
pour  réclamer  la  restitution  de  Modène  et  de  Reggio  (1). 
Grand  admirateur  de  l'Arioste,  il  écrivit  lui-même  des  poésies 
latines  et  italiennes.  L'université  de  Ferrare,  où  il  attira  les 
plus  célèbres  professeurs,  lui  dut  le  retour  de  son  ancienne 
prospérité.  Il  avait  donc  des  motifs  tout  personnels  pour  aimer 
la  société  des  lettrés,  povu'  grouper  autour  de  lui  les  esprits 
d'élite.  A  son  nom  se  trouvent  associés  ceux  de  Celio  Galca- 
gnini,  de  Lodovico  Cato,  d'Alberto  Lollio,  de  Bartolommeo 
Ferrino,  de  Girolamo  Falletti,  de  Bartolommeo  Ricci,  de  Gas- 
pare  Sardi,  d'Alessandro  Guarini,  de  Lilio  Gregorio  Giraldi, 
de  Cintio  Giraldi,  de  Giambattista  Canani,  de  Silvio  Antoniano, 
d'Antonio  Musa  Brasavola,  de  Gian  Maria  Verrati,  d'Agostino 
Beccari.  Quelques  indications  sur  chacun  de  ces  personnages 
ne  seront  pas,  ce  nous  semble,  superflues. 

Un  des  plus  célèbres  d'entre  eux  fut  Celio  Calcagnini  (1479- 
1541).  Nous  parlerons  de  lui,  ainsi  que  de  Lodovico  Cato,  d'Al- 
berto Lollio  et  d'Alessandro  Guarini ,  à  l'occasion  de  leurs 
médailles ,  et  c'est  dans  le  chapitre  réservé  h  Girolamo  da 
Carpi  qu'il  sera  question  de  Cintio  Giraldi,  de  Lilio  Gregorio 
Giraldi  et  de  Canani. 

Bartolommeo  Ferrino,  né  en  1508,  mort  en  1545,  était  un 

(1)  Adrien  VI  ne  se  montra  pas  disposé  à  rendre  Modène  et  Reggio,  mais  il 
accueillit  avec  bonne  grâce  le  jeune  prince,  que  tous  les  cardinaux  embrassèrent 
et  condjlèrent  de  caresses.  On  voit  (ju'Mercule  fut  initié  de  bonne  heure  par  son 
père  aux  affaires  de  l'Etat,  ce  qui  lui  donna  luie  matuiité  précoce.  J.-lî.  Girali.li 
l'accompagna  dans  son  voyage  à  Rome  de  1522. 


H)0  L'ART   FETIRARAIS. 

des  élèves  de  Celio  Calcagninl.  11  fut  admis  aux  fonctions  de 
secrétaire  d'État.  Alphonse  I"  et  Hercule  II  lui  confièrent  plu- 
sieurs ambassades,  au  succès  desquelles  contribuèrent  son 
éloquence  et  sa  mine  avenante.  Il  composa  des  poésies  en 
latin  et  en  italien,  et  entreprit  d'écrire  une  Vie  des  Apôtres, 
qu'il  laissa  inachevée.  On  cite  aussi  de  lui  un  discours  où  il  fit 
l'éloge  de  la  vertu.  Il  possédait  une  riche  bibliothèque. 

Girolamo  Falletti  fut  surtout  renommé  pour  ses  discours. 
Après  la  mort  d'Alphonse  I",  il  en  composa  un,  nous  l'avons 
déjà  dit,  en  l'honneur  de  ce  prince.  Ce  fut  lui  qui  harangua  le 
pape  Paul  III  lors  de  son  entrée  à  Ferrare  (1543).  Il  fut  chargé 
aussi  d'aller  à  Rome  féliciter  Jules  III  de  son  avènement  (1 550), 
avant  l'arrivée  d'Hercule  II  dans  cette  ville,  et  quand  Fran- 
cesco  Venier  fut  élevé  à  la  dignité  de  doge  (1554),  les  com- 
pliments d'Hercule  II  lui  furent  transmis  par  Falletti,  qui 
remplit  pendant  un  certain  temps  auprès  de  la  Sérénissime 
République  les  fonctions  d'ambassadeur.  Sous  Hercule  II  et  sous 
Alphonse  II,  Falletti  s'acquitta  de  plusieurs  missions  diploma- 
tiques. Il  était  originaire  de  Trino  et  avait  été  élevé  à  Savone; 
vers  1520  il  se  fixa  à  Ferrare,  où  il  épousa  une  noble  Ferraraise, 
Paola  Calcagnini,  et  mourut  le  3  octobre  1564.  Hercule  II 
l'avait  nommé  comte  de  Trignano. 

Comme  Falletti ,  Rartolommeo  Ricci  passa  auprès  de  ses 
contemporains  pour  un  orateur  remarquable.  Un  de  ses  dis- 
cours, prononcé  en  latin,  fit  acquitter  un  Juif,  Isaac  Abarba- 
nello,  accusé  d'avoir  conspiré  contre  la  vie  du  duc.  Issu  d'une 
famille  honorable  que  les  guerres  civiles  avaient  réduite  h  la 
pauvreté,  il  naquit  à  Lugo  en  1490,  étudia  l'éloquence  à 
Bologne,  fit  à  Venise  l'éducation  des  deux  fils  du  sénateur 
Giovanni  Gornaro,  et  fut  professeur  à  Lugo,  puis  à  Ravenne. 
En  1539,  il  vint  à  Ferrare  afin  d'enseigner  les  belles-lettres  à 
Alphonse  et  à  Louis,  fils  d'Hercule  II  (1),  et  c  est  à  Ferrare 
qu'il  mourut,  le  27  janvier  1569(2).  La  violence  de  ses  polé- 

(1)  La  duchesse  Renée  le  consulta  sur  les  livres  à  mettre  entre  les  mains  de 
ses  filles. 

(2)  Il  fut  enseveli  à  Santa  Maria  délia  Rosa. 


LIVRE   PREMIER.  191 

miques  lui  suscita  beaucoup  d'ennemis.  Il  composa  une  viru- 
lente diatribe  contre  un  historiographe  de  la  maison  d'Esté, 
Gaspare  Sardi,  qu'il  voulait  supplanter  ou  tout  au  moins  discré- 
diter, le  traita  d'ignorant  et  de  sot,  lui  adressa  ensuite  une  épître 
dans  laquelle  il  lui  pardonnait  de  l'avoir  forcé  à  le  maltraiter, 
et  n'en  continua  pas  moins  ses  attaques.  Il  se  brouilla  avec 
Gregorio  Giraldi,  auquel  le  liait  une  amitié  qui  durait  depuis 
onze  ans.  Un  autre  savant  tenta  de  l'empoisonner,  mais  il  fut 
sauvé  par  Musa  Brasavola.  On  a  de  lui  divers  écrits,  notam- 
nent  :  Apparatus  latinœ  locutionis  (Venise,  1533),  De  imitatione 
(Venise,  1545),  Lettere  ad  Herculeni  Atestium  Ferrariœ  jirincipem 
et  ad  reliauos  Atestios  principes  (Venise,  155  4),  Epistolœ  fami- 
/m;-e.ç  (Bologne,  1560,  et  Ferrare,  1562),  et  la  Balia,  comédie 
en  prose. 

Gaspare  Sardi,  né  peut-être  en  1480,  mourut  après  1559. 
Il  eut  pour  maîtres  Battista  Guarini,  Lodovico  Carbone  et 
Luca  Ripa,  fut  jurisconsulte,  philosophe,  orateur,  poète, 
théologien,  cosmographe  et  historien.  Sur  l'ordre  d'Hercule  II, 
il  entreprit  d'écrire  l'histoire  de  la  maison  d'Esté,  travail  à 
l'occasion  duquel  Alessandro  Guarini,  secrétaire  du  duc,  obtint 
qu'il  serait  exempté  de  toute  taxe  et  de  toute  gabelle.  Cette 
histoire  (1)  va  jusqu'en  1505  dans  l'édition  due  à  Francesco 
Rossi  (1556).  Elle  a  été  réimprimée  à  Ferrare,  avec  deux  nou- 
veaux livres,  dus  aussi  à  Sardi,  qui  la  conduisit  jusqu'en  1515, 
et  a^ec  quatre  autres  livres,  écrits  par  Agostino  Faustini,  qui 
la  prolongent  jusqu'en  1598,  Elle  n'est  ni  très  exacte  ni 
complète  ;  le  style  en  est  sec  et  sans  élégance.  Sardi  laissa 
également  des  lettres  latines,  qui  furent  imprimées  à  Flo- 
rence en  1549,  et  un  petit  traité  intitulé  :  De  triplici  philo- 
sopliia,  et  dédié  à  Olympia  Morata.  Son  savoir  lui  gagna 
l'amitié  de  Celio  Calcagnini,  d' Alessandro  Guarini,  de  Paolo 
Giovio,  de  Girolamo  Falletti ,  de  Gregorio  Giraldi  et  d'Al- 
berto Lollio. 

Silvio  Antoniano  était  un  poète  improvisateur  qui  excellait 

(1)    Libro  délie  sturie  ferrurcsi. 


192  L'ART    FERRARAIS. 

à  jouer  de  la  lyre.  Il  n'avait  que  quinze  ans  (15S5)  lorsque 
Hercule  II  le  connut  à  Rome  et  Tamena  à  Ferrare,  où  il  fut 
logé  dans  le  palais  des  Diamants.  Il  devint  docteur  en  droit, 
étudia  la  philosophie  et  fut  nommé  professeur  d'éloquence  à 
l'Université.  En  1559,  il  regagna  Rome  sous  le  pontificat  de 
Pie  IV. 

Antonio  Musa  Brasavola  (1 500-1 555),  fils  de  Francesco 
Brasavola,  qui  était  médecin  et  philosophe,  et  de  Margherita 
Maggi,  reçut  de  ses  parents  le  nom  de  Musa  en  souvenir  du 
médecin  d'Auguste,  ainsi  nommé.  Esprit  ouvert  à  toutes  les 
connaissances  humaines,  il  étudia  avec  ardeur  la  musique,  le 
droit  civil,  le  droit  canon,  les  littératures  latine  et  grecque,  et  la 
médecine.  Celio  Galcagnini,  Leoniceno  et  Manardo  furent  ses 
principaux  maîtres.  Pendant  huit  ans,  il  enseigna  lui-même  la 
dialectique  et  la  philosophie  naturelle,  mais  c'est  à  la  méde- 
cine qu'il  se  voua  particulièrement,  et  il  fit  sur  les  aphorismes 
d'Hippocrate  et  de  Galien  des  leçons  qui  furent  imprimées  h 
Bâle  en  15-41.  Sa  renommée  attira  beaucoup  de  jeunes  étran- 
gers à  Ferrare.  Les  médecins  les  plus  accrédités  le  consultaient 
ou  le  prenaient  pour  juge  entre  eux.  Charles-Quint,  les  Far- 
nese ,  les  Gonzague  eurent  recours  à  ses  lumières  et  à  son 
dévouement.  Il  vécut  dans  la  familiarité  d'Alphonse  I".  En 
1528,  il  accompagna  en  France  Hercule,  fils  d'Alphonse  F"", 
quand  Hercule  alla  épouser  Renée,  fille  de  Louis  XII,  et  il 
conquit,  nous  l'avons  vu  (]),  la  faveur  de  François  I'',  qui  lui 
permit  d'ajouter  trois  lis  d'or  aux  armes  de  sa  famille  et  qui  le 
créa  chevalier.  De  retour  dans  sa  ville  natale,  il  épousa  la  fille 
d'un  gentilhomme  ferrarais  :  il  eut  six  fils  et  huit  filles,  dont 
l'une  épousa  Giambatista  Pigna.  Après  la  mort  d'Alphonse  I", 
Hercule  II  le  confirma  dans  la  charge  de  premier  médecin  de 
la  cour  et  le  nomma  président  de  l'Université.  Celio  Calca- 
gnini,  avant  de  mourir,  le  chargea  de  publier  les  œuvres  qu'il 
laissait  et  de  les  offrir  au  duc,  désir  qui  fut  réalisé.  Lorsqu'à 
son  tour  Brasavola  cessa  de  vivre,  à  l'âge  de  cinquante-cinq 

(1)    Pnjjc  137. 


LIVRE   PREMIER.  193 

ans,  Hercule  II  assista  à  ses  funérailles,  qu'il  fit  célébrer  en 
grande  pompe  dans  l'église  de  Saint- André.  La  botanique, 
trop  négligée  jusqu'alors,  fut  une  des  occupations  favorites  de 
Brasavola.  Il  avait  rassemblé,  dans  son  modeste  jardin,  une 
foule  de  simples  dont  il  prenait  grand  soin,  et  un  de  ses  plus 
vifs  plaisirs  était  de  parcourir  les  montagnes,  de  se  promener 
dans  les  champs  ou  au  bord  de  la  mer,  pour  chercher  des 
plantes  inconnues.  Les  souverains  de  Ferrare  connaissaient  et 
flattaient  son  innocente  passion.  «  Si  je  guéris,  lui  dit  le  duc 
Alphonse  I",  qu'il  soigna  dans  sa  dernière  maladie,  je  te  pro- 
mets d'établir  pour  toi  un  jardin  botanique  et  d'y  réunir  toutes 
les  plantes  nécessaires  à  tes  études.  «  Sur  les  instances  de  Bra- 
savola, Hercule  II  en  fit  venir  un  grand  nombre  de  l'Orient 
par  l'intermédiaire  de  Henri  II,  roi  de  France.  Quand  Hercule 
se  rendit  à  Rome  en  1535,  il  emmena  le  savant  docteur,  qui 
s'entendit  avec  un  imprimeur  romain  pour  publier  son  ou- 
vrage intitulé  :  Examen  simplicium  medi'cameiitorian  quorum  in 
of/icùiis  usus  est. 

Avec  Gianynaria  Ferrafz  (149 0-15 63) ,  c'est  en  présence  d'un 
Carme  très  versé  dans  la  philosophie,  la  théologie  et  l'érudi- 
tion sacrée  que  l'on  se  trouve.  Il  n'avait  que  quatorze  ans 
lorsqu'il  se  fit  religieux.  Le  grec,  l'hébreu,  le  chaldéen  lui 
étaient  familiers.  Dans  les  églises  de  Ferrare  et  de  Bologne,  il 
mit  à  expliquer  l'Écriture  une  érudition  pleine  de  clarté  et  en 
démontra  le  vrai  sens,  dont  les  interprétations  de  Luther 
s'étaient  écartées.  Il  composa  et  fit  imprimer  des  Commentaires 
sur  les  Évangiles  et  des  écrits  en  latin  sur  la  grâce,  le  libre 
arbitre,  la  justification,  l'autorité  de  l'Église,  les  conciles 
généraux  et  le  purgatoire,  sujets  choisis  pour  défendre  des 
points  de  doctrine  attaqués  par  la  Réforme.  Pendant  quarante- 
six  ans,  il  ne  se  lassa  pas  de  prêcher  dans  les  différentes  villes 
de  l'Italie.  Il  employa  l'argent  que  lui  procura  ce  labeur  à 
enrichir  la  bibliothèque  de  son  couvent  de  Saint-Paul,  à  Fer- 
rare, et  il  la  fit  décorer  de  peintures.  Un  die  ses  ouvrages 
[Super  omnibus  prœceptis  et  documentis  divi  Catonis)  fut  dédié 
au  cardinal  Louis  d'Esté,  fils  d'Hercule  IL 

I-  13 


194  L'ART    FERRAllAIS. 

Plusieurs  des  lettrés  appartenant  à  l'entourajje  d'Hercule  II 
composèrent  des  pièces  de  théâtre  qui  obtinrent  un  grand  suc- 
cès. h'Eglé  de  Giovarthattista  Cintio  Gù^aldi,  ébauche  de  poésie 
pastorale,  fut  représentée  en  février  et  en  mars  15  45,  devant 
le  duc  et  le  cardinal  Hippolyte  II,  sur  une  scène  construite  et 
peinte  par  Girolarno  da  Carpi.  Antonio  da  Cornetto  avait  inter- 
calé de  la  musique  dans  cette  pièce,  où  Facteur  Sebastiano 
Clarignano  de  Montefalco  se  fit  beaucoup  applaudir.  Quelques 
années  plus  tard,  le  Ferrarais  Agosthio  Beccari  (né  en  1510, 
mort  en  1590)  composa  le  Saa^ifice,  qui  fut  joué  en  1554. 
La  musique  jointe  à  cette  comédie  pastorale,  la  première  qui 
ait  paru  en  Italie,  était  due  à  Alfonso  dalla  Viola. 

On  voit  que  la  musique  était  toujours  en  honneur  à  la  cour 
de  Ferrare.  Outre  Antonio  da  Cornetto  et  Alfonso  dalla  Viola, 
Hercule  II  eut  à  son  service  Bernia,  joueur  de  cithare,  et 
Bernardo  da  Milano ,  joueur  de  luth,  qui  se  firent  entendre 
notamment  en  15-43  et  en  1551  dans  le  Castello.  Cipriano  de 
Bore  fut  peut-être  maître  de  chapelle  du  duc  qui,  en  1556, 
conféra  un  bénéfice  à  cet  "  homo  molio  virtuoso  et  da  hene,  et 
da  molt'  anni  siio  servitore  '^  .  Aux  chanteurs  italiens,  Hercule 
préférait  les  chanteurs  flamands,  à  cause  de  la  solidité  de  leur 
voix,  à  cause  aussi  de  leurs  connaissances  musicales  plus  éten- 
dues. Il  demanda,  cependant,  au  duc  de  Savoie  de  lui  envoyer 
un  contralto  castrat,  ainsi  qu  une  bonne  voix  de  contrebasse 
fort  appréciée  à  Verceil.  A  côté  des  Flamands,  il  se  trouva 
souvent  des  Espagnols  parmi  les  musiciens  attirés  à  Ferrare. 

Les  tapisseries,  ainsi  que  les  cuirs  gaufrés  et  peints,  rehaus- 
sèrent singulièrement  Téclat  des  fêtes.  Hercule  II  donna,  en 
effet,  une  nouvelle  et  puissante  impulsion  à  la  fabrication  de 
la  tapisserie,  délaissée  sous  le  règne  précédent,  et  c'est  à  lui 
également  que  revient  l'honneur  d'avoir  installé  d'une  façon 
définitive  à  Ferrare  les  artisans  qui  s'entendaient  si  bien  à 
faire  de  brillantes  tentures  en  cuir. 

L'art  du  médailleur  fut  également  encouragé,  comme  en 
font  foi  les  médailles  d'Hercule  II  par  Pastorino,  par  Benve- 
nnto  Cellini ,   par   Buspagiari  et   par    d'autres   artistes    restés 


LIVRE   PREMIER.  195 

inconnus.  Le  duc  ne  s'intéressait  pas  moins  à  la  collection  de 
médailles  et  de  monnaies  antiques  qu'il  tenait  de  ses  ancêtres. 
Vers  15i.0,Celio  Calcagnini  dressa,  sur  son  ordre,  le  catalogue 
des  monnaies  d'or  :  il  en  mentionna  environ  neuf  cents,  ce 
qui  permet  de  supposer  que  les  pièces  en  argent  et  en  bronze 
étaient  bien  plus  nombreuses  encore. 

Les  peintres  ferrarais  auxquels  Hercule  II  fit  le  plus  de 
commandes  furent  les  Dossi  et  leurs  élèves,  Garofalo,  Giro- 
latno  (la  Carpi  et  Camillo  Filippi.  Mais  il  s'adressait  volontiers 
aussi  aux  peintres  étrangers.  S'il  se  contenta  de  demander  à 
Titien  \  achèveinent  d'un  portrait  d'Alphonse  I"  (l),  il  recou- 
rut à  Jules  Romain^  venu  à  Ferrare  en  1535,  pour  la  réparation 
des  dégâts  causes  dans  le  Gastello  par  l'incendie  de  1532,  et 
pour  des  décorations  à  exécuter  dans  la  villa  du  Belvédère. 
Jules  Romain  ne  fit  alors,  à  proprement  parler,  ni  acte  d'ar- 
chitecte, ni  acte  de  peintre  :  il  se  borna  h  donner  des  indi- 
cations, à  fournir  des  dessins,  à  surveiller  les  travaux,  le  duc 
de  Mantoue  n'ayant  sans  doute  pas  voulu  se  priver  longtemps 
de  lui.  C'est  ce  qui  ressort  d'une  lettre  écrite  par  Hercule  II 
à  Frédéric  II  Gonzague  le  16  avril  1537  :  «  .,..1  ai  besoin  de 
Jules  Romain  pour  ceitaines  chambres  que  je  désire  voir 
promptement  achevées  afin  que  j'en  puisse  jouir  cet  été...  Il 
sera  occupé  à  cela  tout  le  mois  et  sera  ensuite  entièrement  aux 
ordres  de  Votre  Excellence  (:2).  »  A  plusieurs  reprises,  le  duc 
de  Ferrare  commanda  aussi  à  Jules  Romain  des  cartons  qui 
servirent  à  tisser  de  magnifiques  tapisseries,  comme  on  le 
verra  plus  loin.  Giovanni  Antonio  Licinio  da  Pordenone  lut  éga- 
lement chargé  par  Hercule  II  de  faire  des  cartons  de  tapisse- 
ries :  il  les  commença  à  Venise,  et  fut  instamment  sollicité  de 
se  transportera  Ferrare.  Par  une  lettre  du  10  septembre  1538, 
le  duc  confia  à  son  ambassadeur,  Jacomo  Tebaldi,  le  soin  de 

(1)  Voyez  p.  169-170.  —  Durant  le  rèjjnc  trilercule  II,  Titien  vint  doux  fois  à 
Ferrare,  mais  sans  y  être  invité  par  le  duc  :  la  première  fois  en  15-i.î,  au  nio- 
uient  des  fêtes  qui  accouipajjnèrent  l'entrée  de  Paul  III,  foinnie  nous  i'^ivons 
dit;  la  seconde  fois  en  1545,  lorsqu'il  se  rendit  à  Rome. 

(2)  Ad.  Ve.muui,  Zivei  Briefc  von  Giulio  Boinano  dans  la  Zeilsc/irift  fur  bil- 
dendc  Kunst,  livraison  du  19  janvier  1888. 


i96  L'AllT    r  EUR  A  HAIS. 

décider  le  peintre  à  se  rendre  sur-le-champ  auprès  de  lui, 
parce  qu'il  devait  bientôt  s'absenter.  Tebaldi  s'imagina  avoir 
pleinement  réussi  dans  sa  mission,  et,  le  19  septembre,  il 
annonça  à  son  maître  le  départ  immédiat  de  Pordenone.  «  J'ai 
été  le  trouver,  dit-il,  et  je  ne  l'ai  quitté  qu'après  qu'il  m'eut 
promis  d'accéder  aux  désirs  de  Votre  Excellence.  Pour  plus  de 
rapidité,  il  s'embarquera  ce  soir  à  Padoue,  et  demain  il  mon- 
tera à  cheval  afin  de  gagner  votre  capitale  favente  Deo.  Que 
Votre  Excellence  consente  à  ne  pas  le  retenir  longtemps,  car  il 
a  beaucoup  à  faire  ici,  surtout  pendant  ce  mois  ;  ensuite  il  se 
mettra  avec  empressement  à  vos  ordres.  C'est  un  homme  de 
bien,  il  travaille  sans  relâche  et  ne  perd  pas  une  minute.  Je  le 
recommande  à  Votre  Excellence.  )?  Tebaldi  avait  ajouté  foi 
trop  naïvement  aux  promesses  de  Pordenone,  qui,  dès  le 
20  septembre,  lui  annonça  que  certains  travaux,  dont  il  avait 
espéré  pouvoir  différer  l'exécution,  le  retiendraient  plusieurs 
jours  encore.  Les  jours  se  convertirent  en  semaines,  malgré 
de  nouvelles  instances.  C'est  la  date  du  12  décembre  que 
porte  le  dernier  billet  par  lequel  Hercule  II  réclama  la  pré- 
sence du  peintre.  Pordenone  arriva  sans  doute  peu  après  à 
Ferrare,  où,  accueilli  avec  honneur  par  le  duc,  il  fut  installé  et 
défrayé  de  tout  à  l'auberge  de  l'Ange.  La  mort  ne  lui  laissa 
pas  le  temps  de  satisfaire  son  nouveau  protecteur.  Pris  tout  à 
coup  d'une  violente  douleur  de  poitrine,  il  succomba  promp- 
tement,  le  12  ou  le  13  janvier  1539,  à  l'âge  de  cinquante-six 
ans.  Vasari,  qui  visita  Ferrare  un  an  plus  tard,  et  Marc  Antonio 
Amalteo,  poète  né  dans  le  Frioul,  qui  écrivit  vers  la  même 
époque  une  élégie  latine  sur  la  fin  de  son  compatriote,  crurent 
qu'il  avait  été  empoisonné.  Fut-il,  comme  le  prétend  Amalteo, 
la  victime  d'un  artiste  jaloux  de  la  faveur  dont  il  jouissait  à  la 
cour?  Cela  est  invraisemblable.  Il  demeurait  depuis  trop  peu 
de  temps  â  Ferrare  pour  avoir  excité  la  jalousie  de  personne. 
Les  peintres  ferrarais  n'étaient-ils  pas,  d'ailleurs,  habitués  à 
voir  les  princes  d'Esté  se  servir  d  artistes  étrangers  ?  Tout  au 
plus  pourrait-on  supposer  une  vengeance  à  la  suite  d'une  de 
ces  querelles  dans  lesquelles  Pordenone  s'engageait  si  facile- 


LITRE   PREMIER.  197 

ment.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au  seizième  siècle  on  attri- 
buait volontiers  au  poison  les  morts  subites  ou  presque 
subites,  dans  l'impuissance  où  l'on  était  d'en  expliquer  les 
causes  véritables.  Hercule  II,  vivement  affecté  de  la  perte  de 
Pordenone ,  honora  de  pompeuses  funérailles  les  restes  de 
l'éminent  artiste.  Les  registres  de  la  Chambre  nous  appren- 
nent qu'il  lui  avait  donné  sept  brasses  de  drap  pour  se  faire 
faire  un  pourpoint  et  un  manteau.  D'après  ces  instructions, 
Tebaldi  remit  cinquante  écus  d'or  à  la  veuve  du  peintre,  qui 
avait  quatre  enfants,  trois  filles  et  un  garçon,  et  qui  était 
enceinte  (1). 

Avec  Benvemito  Cellini  et  avec  Jacopo  Sansovmo,  Hercule  II 
eut  aussi  des  rapports  qui  méritent  d'être  mentionnés.  C'est 
en  traitant  des  médailles  et  de  la  tapisserie  que  nous  nous 
occuperons  de  Cellini.  Quanta  Sansovino,  nous  allons  résumer 
ce  que  le  marquis  Gampori  a  puisé  dans  la  correspondance 
échangée  entre  le  duc,  Girolamo  Feruffino,  son  résident  à 
Venise,  et  Jacopo  Sansovino  (2). 

Après  avoir  agrandi  Modène,  après  l'avoir  pourvue  de  for- 
tifications qui  en  assurassent  désormais  la  sécurité,  Hercule  II 
résolut  de  placer  une  statue  colossale  du  héros  dont  il  portait 
le  nom  au-dessus  de  la  nouvelle  porte,  appelée  porta  Eixulea, 
qui  avait  été  ornée  de  marbres  par  Amhrogio  Foscardi  de 
Modène,  dit  Tagliapi'etra,  etpar  Gzb.  Pietro  Pellizzoni.  En  1549, 
il  chargea  Begarelli,  artiste  fort  habile  à  façonner  l'argile,  mais 
non  habitué  au  maniement  du  ciseau,  de  faire  un  modèle  en 
terre  cuite  pour  cette  statue.  Begarelli  en  prépara  un  grand  et 
cinq  petits.  Aucun  des  modèles  ne  satisfit-il  le  duc  ?  On  ne  sait. 
Peut-être  Hercule  II  craignit-il  de  ne  pas  trouver  un  sculpteur 
de  mérite  qui  voulût  travailler  d'après  un  modèle  dû  à  une 
main  étrangère.  Toujours  est-il  que  dans  la  première  moitié 
de  l'année   1550  l'entreprise  fut  confiée  au  Florentin  Jacopo 

(1)  G.  Gampori,  //  Pordenone  in  Fervara,  ilans  les  Atti  e  memorie  délie  depu- 
tazioni  di  storia  palj-ia  per  le  provincie  modenesi  e  partnensi,  vol.  III,  iSOO. 

(2)  Una  statua  di  Jacopo  Sansovino.,  iiotizie  raccolte  da  Giuseppc  Campori, 
dans  les  Atti  e  memorie  délie  deputazioni  di  storia  patria  per  le  provincie 
modenesi  e  panneiisi,  t.  VI.  Nous  renverrons  au  tirage  à  part.  Modcna,  1873. 


198  I/AIÏT    l'Elî  II  AHAIS. 

Tatti,  siirnoniiiio  le  Sansovino  parce  que  son  premier  maître 
fut  Andréa  Gontucci  di  Monte  San  Savino.  Jacopo  Sansovino 
demeurait  alors  à  Venise.  Il  était  personnellement  connu  du 
duc,  car  en  revenant  de  Florence  il  s'était  arrêté  à  Ferrare,  et 
le  duc  avait  cherché  à  le  retenir  par  des  propositions  avan- 
tageuses. Ce  lut  Feruffino,  ambassadeur  du  prince  auprès  de 
la  Sérénissime  République,  qui  conduisit  les  négociations  rela- 
tives à  la  statue.  Au  lieu  d'agir  au  nom  d'Hercule  II,  il  se 
présenta  d'abord  comme  le  mandataire  d'Ercole  Contrarii, 
gentilhomme  ferrarais,  pensant  que  le  sculpteur  se  montre- 
rait moins  exigeant  pour  le  prix  ;  puis,  lorsque  ce  prix  eut  été 
fixé  à  cent  vingt  ducats  et  que  lartiste  en  eut  reçu  cinquante 
à  titre  d'arrhes,  il  déclara  que  le  souverain  de  Ferrare  ayant 
eu  connaissance  de  la  commande  faite  à  Sansovino  et  ayant 
jugé  qu'une  statue  d'Hercule  était  l'ornement  qui  convien- 
drait le  mieux  à  la  nouvelle  porte  de  Modène,  Contrarii,  dans 
le  désir  de  lui  complaire,  lui  avait  cédé  ses  droits.  Sansovino 
feignit  de  croire  à  ce  récit,  mais  annonça  que  le  délai  de  huit 
mois  stipulé  pour  l'achèvement  de  la  statue  ne  lui  suffisait 
pas.  Tant  qu'il  avait  cru  n'avoir  affaire  qu'à  un  simple  particu- 
lier, il  avait  compté,  disait-il,  faire  exécuter  l'Hercule  sous  sa 
direction  par  un  de  ses  élèves  ;  mais  puisque  cet  ouvrage  était 
destiné  à  un  prince,  force  était  qu'il  y  travaillât  lui-même  et 
qu'il  y  mît  tous  ses  soins.  Or,  il  était  surchargé  d'occupations 
et  comme  sculpteur  et  comme  architecte.  Aussi  les  mois  suc- 
cédèrent-ils aux  mois  sans  que  rien  fût  commencé.  Feruffino 
n'osait  pas  trop  le  tourmenter,  car  il  le  savait  susceptible  et 
fantasque,  et  il  craignait  que  Sansovino,  qui  était  dans  l'ai- 
sance, ne  lui  rendit  les  arrhes  et  ne  rompît  le  marché.  Pour 
justifier  ses  retards,  Sansovino  allégua  qu'il  n'avait  pu  se  pro- 
curer le  marbre  nécessaire  :  le  bloc  expédié  de  Capo  d'Istria 
avait  été  englouti  par  les  flots  avec  la  barque  qui  le  portait  ; 
dans  un  autre  bloc,  fourni  par  les  procurateurs,  une  veine 
fâcheuse  et  une  fente  avaient  été  découvertes  ;  un  troisième 
bloc  avait  été  commandé,  mais  il  fallait  attendre  que  les 
grandes  et  fortes  barques  de  la  Scuola  délia  Misericordia  pussent 


LIVRE    PREMIER.  199 

l'aller  chercher  et  le  rapporter  en  même  temps  que  les  marbres 
destines  à  la  construction  de  la  Scuola.  Informé  par  Feruffino 
que  le  duc  commençait  à  s'irriter,  le  sculpteur  écrivit  à  l'agent 
ferrarais  le  12  septembre  afin  de  se  disculper,  et  sollicita  son 
intervention  auprès  de  Yittore  Grimani  pour  la  livraison  du 
marbre  dont  il  avait  besoin.  Ce  marbre  ayant  été  mis  à  la  dis- 
position de  l'artiste,  différer  n'était  plus  possible.  Il  se  mit 
donc  à  l'œuvre,  et  le  2  novembre  il  invita  l'ambassadeur  à 
venir  voir  le  modèle  presque  terminé.  Feruffino  le  trouva 
«  très  bien  fait  »  ,  et,  d'après  les  paroles  qui  lui  avaient  été 
dites,  il  assura  à  son  maître  que  la  statue  en  marbre  serait  ter- 
minée dans  lespace  de  cinq  mois.  Toutefois  Tannée  1551  se 
passa  tout  entière,  et  l'Hercule  n'était  pas  achevé;  Sansovino 
y  travaillait  cependant  avec  trois  aides,  pour  lesquels  Feruf- 
fino sollicita  du  duc  et  obtint  vingt-cinq  ducats  au  mois  d'août. 
Une  indisposition  justifia  en  partie  ce  retard.  Hercule  II  n'en 
était  pas  moins  très  courroucé.  Ayant  entendu  vanter  le  talent 
d'Alessandro  Yittoria  qui,  après  avoir  été  l'élève  favori  de 
Sansovino,  avait  brutalement  rompu  avec  son  maître  et  s'était 
retiré  à  Vicence  où  le  comte  Marc  Antonio  di  Tiene  lui  donnait 
l'hospitalité,  il  conçut  la  pensée  de  s'adresser  au  jeune  sculp- 
teur et  lui  commanda  le  modèle  d'une  statue  semblable  à  celle 
qu'il  se  lassait  d  attendre.  Avec  une  présomption  égale  à  son 
ingratitude,  Yittoria  se  chargea  de  l'entreprise  et  ne  craignit 
pas  d'affirmer  sa  supériorité  sur  Sansovino  et  de  décrier 
l'homme  dont  les  enseignements  lui  avaient  été  si  profitables. 
Il  se  rendit  même  à  Ferrare,  fut  présenté  par  Lodovico  di 
Tiene  au  duc,  dont  il  promit  de  faire  le  portrait  en  marbre  ou 
en  bronze  (1),  et  osa  accepter  la  triste  mission  d'examiner  la 
statue  commencée  par  son  vieux  maître  pour  rendre  compte 
au  prince  de  l'état  où  elle  se  trouvait  et  donner  son  avis  sur  elle. 
De  retour  à  Venise,  il  parvint  à  voir  cette  statue  et  rapporta  à 
Feruffino  que  les  jambes  étaient  trop  courtes  et  trop  grêles. 
Feruffino  prétendit  avoir  déjà  remarqué  ces  défauts.  Toutefois 

(1)   On  ne  sait  si  ce  portrait  fut  exécuté. 


200  L'AIIT    FER  HA  11  AI  S. 

il  voulut  se  livrer  à  uu  nouvel  examen  en  se  transportant  chez 
Sansovino  avec  Vittoria  et  un  peintre  de  Vicence  ;  mais  Sanso- 
vino,  justement  indigné,  leur  refusa  l'accès  de  son  atelier. 
Les  choses  en  étaient  là  quand,  au  bout  de  quelques  mois,  les 
deux  sculpteurs  se  réconcilièrent.  Aussitôt  Vittoria  cessa 
d'apercevoir  les  erreurs  de  proportions  qu'il  avait  signalées 
dans  la  statue  d'Hercule.  Feruffino,  revenu  à  son  premier 
jugement,  la  trouva  satisfaisante  et  en  pressa  l'exécution  par 
tous  les  arguments  possibles  (1).  Elle  fut  achevée  dans  les  der- 
niers jours  de  juin  1553;  mais  pour  obtenir  de  la  Seigneurie 
que  le  transport  fût  exempté  des  droits  de  gabelle,  il  fallut 
attendre  jusqu'aux  premiers  jours  d'août. 

Ce  n'est  pas  à  Modène,  au-dessus  de  la  Porta  Erculea,  que 
fut  érigé  V Hercule  de  Sansovino.  Entre  1550  et  1553,  le  duc 
avait  changé  d'idée.  Il  voulut  que  la  statue  ornât  la  nouvelle 
place  publique  de  Brescello  (2),  bourgade  récemment  trans- 
formée en  grande  ville,  avec  le  concours  de  l'ingénieur  Terzo 
Terzi,  qui  l'avait  pourvue  de  puissants  remparts  et  y  avait 
construit  une  forteresse.  En  170  4,  quand  les  Français  déman- 
telèrent Brescello,  la  statue  fut  renversée  de  son  piédestal. 
Elle  y  fut  rétablie  en  1726,  avec  une  inscription  composée  par 
Muratori.  Quoique  un  peu  détériorée,  surtout  au  visage,  elle 
fait  toujours  honneur  à  la  main  qui  l'a  sculptée  (3).  Hercule, 
entièrement  nu,  appuie  son  bras  droit  sur  sa  massue  tournée 
vers  le  sol.  Sa  tête  porte  une  couronne,  et  la  dépouille  du 
Lion  de  Némée  couvre  son  épaule  gauche  ainsi  que  la  moitié 
de  sa  poitrine.  Ce  n'est  pas  une  des  meilleures  œuvres  de 
Sansovino,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'elle  avait  été  faite 
pour  être  placée  beaucoup  plus  haut  et  vue  de  beaucoup  plus 

(1)  Tout  en  y  travaillant,  Sansovino  se  montra  disposé  à  rechercher  et  à  ache- 
ter des  statues  ou  des  bustes  antiques  pour  le  duc  de  Ferrare,  comme  on  le  voit 
par  la  correspondance  de  Feruffino.  Presque  en  nièine  temps,  un  sculpteur  ferra- 
rais,  Lodovico  Raitzt,  qui  demeurait  alors  à  Venise,  écrivit  le  25  juillet  1553  à 
Hercule  II  une  lettre  dans  laquelle  il  lui  proposa  d'acquérir  pour  lui  certains 
bustes  antiques. 

(2     Brescello  est  située  sur  le  territoire  de  Reggio,  à  la  droite  du  Pô. 

(3)  «  Fece  una  bellissima  statua  d'un  Ercole  al  duca  di  Ferrara...  Ilducu  elle 
un  Ercole  informa  di  gigante.  »   (Vasari,  t.  VII,  p.  506,  508. ^ 


LIVRE   PREMIER.  201 

loin  :  à  distance,  les  rudesses  de  rexécution  eussent  passé 
inaperçues.  Peu  à  peu  le  souvenir  de  son  origine  s'effaça  : 
l'abbé  Talenti  l'attribua  à  un  sculpteur  grec  ;  Muratori  vit  en 
elle  un  monument  de  l'ancienne  ville  de  Brescello,  et  Tira- 
bosclii,  dans  son  Dizionario  topograjlco  degli  Staii  Estensi^  la 
proclama  antique.  C'est  le  marquis  Campori  qui  l'a  restituée 
à  son  véritable  auteur. 

Hercule  II  mourut  le  3  octobre  1559.  Il  fut  enseveli  dans 
l'église  du  Corpus  Domini.  Giambatista  Pigna  prononça  son 
oraison  funèbre  dans  la  catliédrale,  et  une  autre  oraison 
funèbre  fut  composée  par  Silvio  Antoniano.  Hercule  laissa 
cinq  enfants  légitimes  :  Alphonse,  qui  lui  succéda;  Louis, 
qui  devint  à  quinze  ans  évêque  de  Ferrare  (1553),  fut  promu 
au  cardinalat  en  1561  et  mourut  en  1586;  Anna,  Lucrezia  et 
Eleonora(l).  Il  eut  aussi  une  fille  naturelle,  également  nom- 
mée Lucrezia,  qui  se  fit  religieuse. 

De  même  qu'on  ne  peut  guère  nommer  Alphonse  I"  sans 
nommer  son  frère  le  cardinal  Hippolyte  P',  de  même  on  ne 
saurait,  en  parlant  d'Hercule  II,  oublier  son  frère  Hippolyte II , 
qui  fut  un  avisé  politique,  qui  aima  aussi  et  protégea  les  lettres 
et  les  arts.  Fils  d'Alphonse  P'  et  de  Lucrèce  Borgia,  il  naquit  le 
25  août  1509.  Il  n'avait  que  dix  ans  (1519)  lorsque  son  oncle 
Hippolyte  I"  se  désista  en  sa  faveur  de  l'archevêché  de  Milan, 
dont  toutefois  les  revenus  ne  devaient  appartenir  au  nouveau 
titulaire  qu'à  la  mort  de  l'ancien.  C'est  alors  qu'il  reçut  les 
ordres  mineurs.  La  France  le  posséda  souvent  et  longtemps  (2). 
En  1536,  il  s'y  rendit  avec  une  suite  de  cent  trente  personnes, 
et  François  I"  lui  donna  l'archevêché  de  Lyon.  Étant  encore 
en  France,  il  fut,  à  la  sollicitation  du  Roi,  nommé  cardi- 
nal (1539).  Cet  événement  causa  une  grande  joie  à  Ferrare,  et 

(1)  «  Pendant  que  l'on  concluait  en  France  le  mariage  du  duc  d'Auinale  Fran- 
çois de  Lorraine,  duc  de  Guise,  avec  Anna  d'Esté,  Girolamo  ila  Caipi  envoya  au 
Priinatice  les  portraits  de  tous  les  enfants  du  duc  Hercule  II  d'Esté,  et  le  Prima- 
tice  les  donna  à  la  reine  Catherine  de  Médicis.  «  (V^entubi,  dans  V Atcliivio  stoi-ico 
(leir  arte,  août-septeudire  1889,  p.  377.) 

(2^1  Ad.  Venturi,  Ippolito  II  in  Francis;  dans  la  Rivi'-tn  Europca,  vol.  XXIV, 
fasc.  I,  1881. 


202  L'AT.T    FEU  HA  lî  AI  S. 

Celio  Calcagnini  alla,  de  la  part  trilerculc  II,  remercier  le 
Pape,  en  présence  duquel  il  prononça  un  discours  qui  a  été 
imprimé  avec  ses  autres  ouvrages.  Hippolyte  partit  le  (3  août 
pour  Ferrare  et  se  dirigea  vers  Rome  le  18  octobre.  A  l'occa- 
sion des  fêtes  qui  eurent  lieu  à  la  cour  de  France  pour  célébrer 
à  la  fois  la  trêve  de  Nice,  la  venue  de  l'Empereur  en  France 
et  les  noces  du  duc  de  Clèves,  Hippolyte  II  fut  invité  à  venir 
de  nouveau  en  France,  et,  le  soir  du  17  mars  15-41,  il  donna 
au  Roi  un  bassin  et  un  bocal  exécutés  par  Benvenuto  Cel- 
lini  (I).  En  15  46,  on  le  retrouve  encore  à  la  cour  de  France, 
où  François  I"  lui  accorda  la  liberté  de  son  frère  Francesco, 
fait  prisonnier  en  combattant  contre  les  Français  dans  les 
rangs  des  Impériaux.  Six  ans  plus  tard,  quand  la  ville  de 
Sienne  se  fut  mise  sous  la  protection  de  la  France,  Henri  II  le 
prit  pour  lieutenant.  Hippolyte  entra  à  Sienne  en  grande 
pompe.  Il  ne  garda  ses  fonctions  de  gouverneur  que  jusqu'en 
155  4  :  pressé  par  les  troupes  de  l'Empereur  et  par  celles  de 
Gôme  de  Médicis,  il  remit  alors  ses  pouvoirs  au  général  fran- 
çais. La  faveur  de  Henri  II  ne  l'abandonna  pas,  et  il  reçut  le 
titre  de  Protecteur  de  la  couronne  de  France  à  Rome.  A  la 
mort  de  Jules  III  et  à  celle  de  Marcel  H,  il  espéra,  grâce  à 
l'appui  du  Roi,  obtenir  la  dignité  de  Souverain  Pontife;  mais 
l'influence  de  l'Empereur  assura  l'élection  de  Marcel  II  et  de 
Paul  IV.  Sous  ce  dernier  pape,  il  fut  légat  du  Saint-Siège  en 
France  pendant  la  minorité  de  Charles  IX,  et  il  assista  au  col- 
loque de  Poissy,  en  1561.  Il  avait  lui-même  la  cour  d'un  prince 
séculier.  C'est  à  Rome  qu'il  mourut  (le  2  décembre  1572).  Il 
fut  enseveli  à  Tivoli,  dans  le  voisinage  de  la  villa  qu'il  y  avait 
fait  construire  en  1549  d'après  les  dessins  àePietro  Ligorio,  et 
que  l'on  admire  toujours  pour  ses  énormes  cyprès  comme  pour 
la  vue  magnifique  qu'on  y  a  sur  la  campagne  romaine.  Le  Fer- 
rarais  Ercole  Cato  prononça  l'oraison  funèbre  du  cardinal,  et 
Moreio,  un  des  familiers  de  celui-ci,  en  composa  une  seconde. 
Hippolyte  H  aimait  beaucoup  la  musique  :  on  cite  parmi  les 

(1)   Ad.  Ventuki,  Benvenuto  Cellini  in  Francia,  clans  ïArchivio  storico  deli 
arte,  août-septeinbre  1889,  p.  376. 


LIVRE   PREMIER.  203 

artistes  qui  se  firent  entendre  dans  sa  villa  de  Tivoli  Lorenzino 
dalliuto.  Il  avait  eu  une  fille  naturelle,  qui  épousa,  en  1553, 
Louis  Pic  de  la  Mirandole  et  qui  mourut  en  1555.  A  Ferrare, 
il  eut  à  son  service,  en  15(32,  Bernardo  Tasso{l),  le  père  de 
Torquato. 


XI 

ALPHONSE    II    (I559-I597)    (2). 


Dès  sa  jeunesse,  Alphonse  annonça  un  caractère  énergique. 
Il  n'avait  que  dix-neuf  ans  lorsque,  désireux  de  se  former  à 
l'art  militaire  et  d'acquérir  l'expérience  nécessaire  à  un  prince, 
il  abandonna  tout  à  coup  Ferrare.  N'ayant  pas  réussi  à  obtenir 
de  son  père  l'autorisation  de  se  rendre  en  France,  où  l'atti- 
raient ses  aspirations,  il  feignit  de  partir  pour  la  chasse  avec 
un  certain  nombre  de  gentilshommes  et  de  familiers;  mais, 
au  lieu  de  gagner  la  Polésine  de  Rovigo,  il  se  dirigea  vers  la 
patrie  de  sa  mère  et  ne  laissa  pas  aux  émissaires  d'Hercule  II, 
envoyés  à  sa  poursuite,  le  temps  de  le  rejoindre.  Henri  II  le 
mit  à  la  tête  de  cent  soldats,  lui  conféra  le  titre  de  capitaine, 
lui  accorda  une  forte  pension,  et  ajouta  à  ces  faveurs  l'ordre 
de  Saint-Michel.  Ce  premier  séjour  d'Alphonse  en  France  dura 
du  28  mai  1552  au  26  septembre  1554.  Le  jeune  prince  en 
avait  conservé  un  si  agréable  souvenir  qu'il  retourna  plusieurs 
fois  à  Paris  avant  son  avènement,  avec  la  permission  de  son 
père.  On  y  constate  de  nouveau  sa  présence  depuis  le 
17  mars  1556  jusqu'au  mois  de  février  1557.  Ayant  voulu 
monter  dans  un  tournoi  un  cheval  que  personne  n'était  par- 
venu à  maîtriser,  il  fut  renversé  à  terre,  foulé  aux  pieds  par  le 

(1)  Bernardo  Tasso  avait  été  précédcimnciit  au  service  de  la  durhessc  Renée. 
Quand  il  se  sépara  du  cardinal  Hippolyte  II,  il  devint  secrétaire  du  duc  de  Man- 
toue. 

(2)  Il  a  été  déjà  question  d'Alphonse  II,  p.  l/'J  et  180. 


204  L'AKT    FEllllARAIS. 

fougueux  animal,  et  ne  donna  signe  de  vie  qu'au  bout  de  plu- 
sieurs heures.  Son  troisième  voyage  en  France  eut  lieu  en 
1558  (1).  Il  s'agissait  non  seulement  de  perfectionner  son  édu- 
cation militaire,  mais  de  presser  le  remboursement  de  sommes 
importantes,  prêtées  au  Roi  par  le  duc  de  Ferrare,  et  de  justi- 
fier la  conduite  politique  de  celui-ci  à  l'égard  de  la  ligue  que 
le  Pape  et  le  Roi  avaient  formée  contre  les  Espagnols.  Ce  fut 
Alphonse  qui,  dans  un  grand  tournoi,  soutint  Henri  II  mortel- 
lement blessé  par  l'éclat  d'une  lance.  Il  était  encore  en  France 
au  moment  de  la  mort  d'Hercule  II.  Le  Roi  lui  assura  une 
pension  annuelle  de  vingt  mille  écus. 

Alphonse  II  avait  vingt-six  ans  lorsqu'il  prit  en  main  le 
gouvernement  (1559).  Deux  mesures  de  clémence  signalèrent 
le  commencement  de  son  règne.  Il  rendit  la  liberté  à  Giulio, 
frère  naturel  d'Alphonse  I",  qui,  enfermé  en  1505  dans  les 
cachots  du  Castello,  n'avait  pas  encore  trouvé  grâce  devant  les 
souverains  de  Ferrare.  En  outre,  il  rouvrit  les  portes  de  sa 
capitale  à  son  oncle  François  (2),  exilé  pour  avoir  maltraité 
le  podestat,  qui  avait  condamné  à  la  peine  de  la  corde  le 
neveu  de  son  chapelain,  coupable  d'un  délit  sans  impor- 
tance. 

Aucun  des  princes  de  la  maison  d'Esté  ne  poussa  plus  loin 
qu'Alphonse  II  le  goût  de  la  pompe  et  du  luxe  (3).  Un  voyage 
à  Venise  en  1552  lui  fournit  l'occasion  de  déployer  un  faste 
sans  exemple  (4).  En  1566,  quand  il  alla  au  secours  de  la 
Hongrie  menacée  par  les  Turcs,  il  n'emmena  pas  moins  de 
trois  cents  gentilshommes  à  cheval,  trois  cents  pages,  six  cent 
vingt-cinq  arquebusiers,  sans  compter  les  troupes  à  cheval  et 
à  pied,  ce  qui  composait  une  suite  de  quatre  mille  personnes. 
La  finesse  de  ses  armes  et  le  harnachement  puerrier  de  son 


(1)  Pigna  acconipajjna  Alphonse  dans  ce  voyage. 

(2)  Il  avait  mis  son  cpée  au  service  de  Charles-Quint.  A  la  mort  d'Hercule  II, 
il  se  trouvait  en  Espagne. 

(3  II  avait  soin  de  n'avoir,  autant  que  possible,  à  son  service,  et  de  n'em- 
ployer dans  les  ambassades  que  des  personnes  remarquables  par  leur  beauté. 

(4)  Voyez  les  pages  consacrées  au  palais  des  princes  d'Esté  à  Venise  ^livre  II, 
chapitre  m). 


LIVKE   PllEMIEK.  205 

cheval  excitèrent  l'admiration  générale.  Ses  courtisans  riva- 
lisèrent avec  lui  de  magnificence  dans  leurs  costumes  de  soie, 
de  velours,  de  brocart,  que  rehaussaient  des  broderies  d'or  et 
d'argent.  Singulier  équipage  pour  des  gens  qui  songeaient  à 
affronter  des  batailles  !  Il  est  vrai  que  la  mort  de  Soliman  per- 
mit à  ces  preux  de  parade  de  regagner  promptement  leurs 
foyers  sans  avoir  vu  le  feu.  Mais  Alphonse  II,  en  éclipsant 
tous  les  princes  réunis  autour  de  l'Empereur,  avait  satisfait  sa 
vanité  et  fait  montre  de  sa  puissance  (I). 

Les  trois  mariages  qu'il  contracta  furent  signalés  par  des 
fêtes  dont  les  historiens  du  temps  nous  ont  gardé  le  souvenir. 

Il  épousa  en  premières  noces,  à  Florence,  Lucrèce  de  Mé- 
dicis,  la  troisième  fille  de  Côme,  âgée  de  quinze  ans  (18  juin 
1558);  mais  après  être  resté  quelques  jours  avec  elle,  il  la 
laissa  auprès  de  Côme  et  se  rendit  seul  à  Ferrare,  puis  à  Paris, 
et  ce  fut  seulement  en  1560  qu'elle  fit  son  entrée  dans  la  capi- 
tale de  son  mari.  François,  oncle  d'Alphonse  II,  fut  chargé  de 
l'aller  chercher.  Elle  arriva  avec  son  frère  François  de  Médicis 
et  don  Louis  de  Tolède,  son  oncle  maternel;  une  suite  de  cinq 
cent  cinquante-deux  personnes  l'accompagnait,  et  quatre  cent 
trente  et  un  chevaux  étaient  compris  dans  son  cortège.  Quatre 
arcs  de  triomphe  avaient  été  disposés  dans  les  rues  qu'elle 
devait  traverser  (19  février).  Sur  ces  arcs,  décorés  de  figures 
en  stuc  imitant  le  bronze,  des  batailles  avaient  été  peintes. 
Parmi  les  artistes  qui  y  travaillèrent  se  trouvait  Gahrielletto 
Bonaccioli  (2).  Lucrèce  de  Médicis,  qui  ne  fut  guère  aimée 
d'Alphonse  II,  soit  parce  qu'elle  était  peu  avenante,  au  dire 
des  historiens  (3),  soit  parce  que  les  bons  rapports  ne  durèrent 
pas  longtemps  entre  le  duc  de  Ferrare  et  les  princes  qui  ré- 
gnaient à  Florence,  mourut  le  21  avril  1561. 

La  seconde  femme  d'Alphonse  II  fut  Barbe  d'Autriche,  fille 


(1)  3Iême  ostentation  lors  d'un  voyage  à  Rome  en  1591,  où  il  voulait  négocier 
avec  Grégoire  XIV  pour  assurer  sa  succession  à  César  d'Esté  :  il  partit  de  Ferrare 
avec  une  suite  de  cinrj  ou  six  cents  personnes. 

(2)  Voyez  L.-]}^.  CiTTADELLA,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  220. 

(3)  Elle  avait  cependant,  d'aprcs  sa  médaille,  un  visage  agréable. 


206  T/ATiT   FEllIlAlîAIS. 

de  Ferdinand  I".  Ferdinand  mourut  pendant  le  cours  des  né- 
fjociatlons  relatives  à   ce  mariage,  et  le  duc  de  Ferrare,  en 
allant  à  Vienne  avec  trois  cent  trente-cinq  chevaux  pour  assis- 
ter aux  funérailles  de  l'Empereur,  vit  à  Innsbruck  sa  fiancée, 
dont  la  modestie  et  la  beauté  le  charmèrent.  Il  fut  convenu 
que  le  cardinal  Louis  d'Esté,  frère  d'Alphonse  II,  épouserait 
par  procuration  la  jeune  princesse  dans  la  ville  de  Trente,  où 
François  de  Médicis,  fils  aîné  de  Gôme,  devait  en  même  temps 
s'unira  Jeanne,  la  plus  jeune  des  quatre  filles  de  Ferdinand  P'. 
Mais  des  difficultés  imprévues  entravèrent  la  réalisation  immé- 
diate des  deux  mariages,  François  de  Médicis  prétendant  être 
marié  le  premier,  et  le  cardinal  Louis  réclamant  de  son  côté 
le  même  privilège.  L'empereur  Maximilien  II  coupa  court  aux 
contestations  acerbes  en  décidant  que  ses  deux  sœurs  seraient 
mariées  dans  les  États  de  leurs  maris.  Barbe  arriva  au  château 
du  Belvédère  le  2  décembre  1565  et  y  demeura  cinq  jours; 
puis  elle  fit  pompeusement  son  entrée  à  Ferrare,  et  la  béné- 
diction nuptiale  fut  donnée  aux  nouveaux  époux  par  l'arche- 
vêque Bossetti.   Les  mascarades,  les  festins  (I),  les  tournois 
mirent  alors  la  ville  en  fête.  Sur  la  place  qui  se  trouve  auprès 
de  la  Chiesa  Nuova  et  de  l'ancien  palais  des  princes  d'Esté  eut 
lieu,  dans   un  vaste  amphithéâtre,    une  représentation  allé- 
gorique   intitulée    le    Temple   d'Amour.    Cent    gentilshommes 
V  prirent  part.  Les  décors  peints  et  les  motifs  d'architecture 
improvisés,  les  changements  à  vue,  les  lumières,  les  feux  de 
joie  n'intéressèrent  pas  moins  les  nombreux  et  illustres  spec- 
tateurs venus   de  toute   l'Italie,   que  les    prouesses  des  che- 
valiers,  la  musique  vocale  et   la  pantpmime.   Pigna,  qui    fut 
probablement  l'organisateur  de  ce  spectacle,  en  a  publié  le 
compte  rendu.  La  nouvelle  de  la  mort  de  Pie  IV  empêcha  de 
prolonger  les  réjouissances  à  Ferrare.  Barbe  mourut  le  18  sep- 
tembre 1572  (2). 

Eu  troisièmes  noces,  Alphonse  II  épousa  Marguerite  Gon- 

(1)   Les  coiiiiuuncs  du  territoire  ferrarais  avaient,  suivant  l'usage,  donné  au  duc 
force  bœufs,  moutons  et  volailles. 

(2]    Il  sera,  plus  loin,  question  d'elle  à  propos  de  son  tondjeau  ^liv.  III,  eli.  i). 


LIVFvE   P1\EMIE1\.  207 

zagiie,  fille  de  Guillaume,  duc  de  Mantoue,  et  de  sa  propre 
belle-sœur  Éléonore  d'Autriche  (27  février  1579)  (1).  Margue- 
rite u'avait  que  quinze  ans.  Lors  de  son  arrivée  à  Ferrare,  les 
divertissements  somptueux  ne  manquèrent  pas  non  plus  (2). 

Les  mariages  d'Alphonse  II  ne  lurent  pas  pour  ce  prince  les 
seules  occasions  de  faire  à  sa  cour  étalage  de  magnificence  et 
de  prodiguer  les  fêtes  extraordinaires.  Quand  son  frère  Louis, 
évéque  de  Ferrare  depuis  le  12  novembre  1553(3),  fut  nommé 
cardinal  (26  février  1561),  il  y  eut  table  ouverte  au  château 
pendant  cinq  jours  (4).  Une  soi'te  de  tournoi,  auquel  fut  donné 
le  nom  de  Castel  di  Gorgoferusa,  eut  lieu  le  2  mars  en  présence 
de  Guillaume,  duc  de  Mantoue.  Une  autre  représentation 
analogue,  Il  MoJite  di  Feronia,  dont  Tiraboschi  fait  honneur  à 
Pigna,  fut  donnée  le  27  du  même  mois.  —  La  venue  à  Ferrare 
de  Charles,  archiduc  d'Autriche,  frère  de  la  duchesse  Barbe, 
servit  aussi  de  prétexte,  en  1569,  à  des  mascarades,  à  une 
grande  chasse  dans  le  Parco  et  à  des  courses  de  chars,  que 
suivit  le  tournoi  intitulé  V Isola  beata.  Dans  un  large  fossé  rem- 
pli d'eau,  le  long  des  murs  de  la  ville,  on  avait  élevé  sur  un 
radeau -un  château  fort.  Ce  château,  défendu  par  une  magi- 
cienne ayant  à  son  service  des  esprits  et  des  monstres,  devait 
être  assiégé  durant  la  nuit,  à  la  lueur  des  torches,  par  une 
troupe  de  chevaliers  bardés  de  fer.  Un  sinistre  accident  attrista 
la  représentation.  Plusieurs  gentilshommes,  en  tombant  d'une 
échelle  qui  se  rompit  sous  leurs  pieds,  s'enfoncèrent  et  périrent 
dans  la  bourl)e,  où  les  retint  le  poids  de  leurs  armures.  L'ar- 
chiduc eut  beau  demander  que  l'on  ne  poussât  pas  plus  loin 
l'exécution  du  programme  fixé,  le  duc,  affectant  l'indifférence 

(1)  Eléonore  avait  pour  père  rcinpcicur  Fertlinaml  I". 

(2)  Dans  cette  circonstance,  la  fabrique  ducale  de  majoliinies  Ht  des  plats  aux 
armes  de  la  nouvelle  épouse. 

i^)   Il  était  né  le  25  décembre  1538. 

(4}  Obéissant  aux  décisions  du  Cijncilc  de  Trente  qui  imposait  la  rcsideiu-c 
aux  évèques,  Louis  résijjna  en  1563  ses  fonctions  d'évêque  de  Ferrare  entre  les 
mains  d'Alfonso  Rossetti,  afin  de  pouvoir  se  fixer  à  Rome.  Rossetti,  qui  fut  un 
des  conseillers  piivés  d'Hercule  II  et  d'Alpbonse  II,  et  que  ces  princes  employè- 
rent plusieurs  fois  comme  audmssudcur,  mourut  en  lo77,  a  quatrc-vinjjts  ans.  Le 
iurisionsulte  Glaudi(j  Bertazzoli  prononça  sou  oraison  funèbre. 


208  L'A  HT    FE  un  AU  Aïs. 

nécessaire  dans  les  vraies  batailles,  voulut  que  le  spectacle 
continuât.  —  Une  autre  représentation,  celle  du  Mago  rilucente 
(9  février  1570),  coïncida  avec  la  présence  à  Ferrare  de  Fran- 
çois-Marie délia  Rovere,  qui  venait  d'épouser  Lucrèce,  sœur 
d'Alphonse  II.  —  Quatre  ans  plus  tard,  le  duc,  avec  une  suite 
de  cinq  cents  personnes,  alla  chercher  jusque  dans  le  Frioul  et 
amena  dans  sa  capitale,  en  passant  par  Venise,  Henri  III  qui, 
abandonnant  la  couronne  de  Pologne  que  lui  avaient  offerte 
les  Polonais (1),  se  rendait  en  France  pour  succéder  à  Charles  IX, 
mort  le  31  mai  1574.  A  Ferrare  se  trouvaient  en  même  temps 
quelques  autres  princes.  Dans  la  villa  de  Montagnone,  Al- 
phonse II  donna  un  repas  à  ses  hôtes  sous  une  loggia  ornée  de 
statues.  Au  milieu  d'un  étang,  on  disposa  un  château  fort, 
comme  celui  de  VIsola  beata,  qui  devait  être  assiégé,  puis 
brûlé  ;  mais  le  feu  y  prit  avant  que  les  chevaliers  eussent  com- 
mencé leur  entreprise  et  fit  plusieurs  victimes.  —  En  1580, 
Alphonse  II  accueillit  avec  magnificence  un  hôte  d'un  tout 
autre  caractère  que  celui  des  personnages  qu'il  avait  coutume 
d'héberger.  En  allant  de  Rome  à  Venise,  saint  Charles  Corro- 
mée  passa  trois  jours  à  Ferrare.  En  son  honneur,  le  duc  fit 
suspendre  les  fêtes  du  carnaval.  Après  avoir  visité  les  églises 
de  la  ville  et  vénéré  les  reliques  que  l'on  y  conserve,  le  cardi- 
nal Borromée  prêcha  devant  le  peuple  et  convia  les  Ferrarais  à 
une  communion  générale.  La  duchesse  fut  la  première  à  rece- 
voir de  ses  mains  l'hostie  consacrée.  Quand  il  quitta  Feri'are, 
Alphonse  II  mit  à  sa  disposition  un  bucentaure  et  un  certain 
nombre  des  barques  de  la  cour.  —  La  même  année  se  présenta 
devant  le  duc  un  voyageur  français,  Michel  de  Montaigne,  qui 
fut  également  fort  bien  accueilli.  Alphonse  II  resta  la  tête  dé- 
couverte en  présence  de  l'illustre  écrivain,  et  protest::  "  qu'il 
voioit  très  volantier  les  jantilshomes  français,  étant  serviteur 
du  roi  très  crestien  et  très  obligé  »  .  Montaigne  visita  plusieurs 
belles  églises,  jardins  et  maisons  privées,  ainsi  que  l'arsenal. 

(1)  Alphonse  II  prétendit  alors  l'obtenir  et  envoya  en  Pologne  plusieurs 
ambassadeurs,  entre  autres  Baltista  Guariiii,  pour  solliciter  les  suffrages  des 
magnats;  mais  les  vuix  se  portèrent  sur  Uatori,  prince  de  Transylvanie. 


LIVRE   PREMIER.  209 

"  Nous  vismes  en  outre  le  bucentaure  que  le  duc  avait  faict 
faire  pour  sa  nouvelle  famé  (Marçuerite  de  Gonzague),  qui  est 
belle  et  trop  jeune  pour  lui,  à  l'envi  de  celui  de  Venise,  pour  la 
conduire  sur  la  rivière  du  Pô.  » 

Afin  de  faire  face  aux  énormes  dépenses  qu'entraînaient  les 
voyages  et  les  fêtes  dont  nous  avons  parlé,  le  duc  fut  obligé 
de  recourir  à  des  mesures  fiscales  qui  le  rendirent  odieux  à 
son  peuple.  Les  droits  de  douane  furent  plus  que  doublés  et 
les  fonctions  publiques  accordées  aux  plus  offrants,  qui,  pour 
se  dédommager  de  leurs  déboursés,  se  livrèrent  à  des  extor- 
sions révoltantes.  Cristoforo  Fabretti  de  Fiume  obtint  en 
1565  le  monopole  du  sel,  en  1569  le  privilège  de  percevoir  le 
dixième  de  la  valeur  des  marchandises  qui  entraient  sur  le 
territoire  de  Ferrare  et  qui  en  sortaient,  puis  le  monopole  de 
la  fabrication  du  pain,  du  savon  et  des  cuirs.  Tout  pouvoir  fut 
enfin  donné  à  ce  rapace  et  cruel  personnage,  qui  pressura  les 
citoyens  au  profit  du  prince  et  surtout  à  son  propre  profit.  On 
ne  pouvait  sans  son  autorisation,  c'est-à-dire  sans  lui  payer  une 
redevance,  pécher,  prêter  du  pain  et  du  sel  à  un  \'oisin  ou  à 
un  ami,  apporter  dans  la  ville  des  œufs,  du  fromage,  du 
beurre,  de  la  viande  et  de  la  A'olaille.  Nombre  de  familles 
furent  ruinées.  Gamillo  Orobuoni ,  noble  ferrarais ,  ayant 
osé  avertir  Alphonse  II  des  agissements  de  l'oppresseur  public, 
fut  obligé  de  s'enfuir.  Un  malheureux  au  désespoir  tira  un 
coup  d'arquebuse  contre  Fabretti,  mais  échoua  dans  sa  tenta- 
tive. La  mort  seule  (22  août  1575)  délivra  les  Ferrarais  de 
l'homme  qui  les  avait  si  longtemps  opprimés.  Lorsque  le  corps 
de  Fabretti  fut  porté  à  l'église  de  Saint-Dominique,  on  pavoisa 
toutes  les  fenêtres  en  signe  de  joie. 

Gomme  les  simples  citoyens ,  les  gentilshommes  eurent 
beaucoup  à  souffrir  de  la  passion  du  souverain  pour  le  faste. 
Forcés  de  paraître  à  la  cour  ou  de  suivre  le  prince  dans  ses 
voyages  avec  de  brillants  costumes  et  de  riches  équipe- 
ments, d'avoir  un  train  de  maison  que  ne  comportaient  pas 
leurs  revenus  ,  et  de  représenter  comme  ambassadeurs  leur 
maître  à  l'étranger  de  façon  à  lui  faire  honneur,  plusieurs 
I.  14 


210  L'AUT    FEllUAUAIS. 

d'entre  eux  durent  contracter  des  dettes  et  vendre  leurs  biens. 

Ce  qui  contribua  aussi  à  Timpopularité  du  duc,  ce  furent  ses 
ëdits  sur  la  chasse,  divertissement  dont  il  était  aussi  épris  que 
l'avait  été  son  ancêtre  Borso.  Il  défendit  à  ses  sujets  de  couper 
des  arbres  dans  les  forêts,  d'émonder  les  buissons  et  les  haies 
dans  les  campagnes,  et  même  d'arracher  le  chaume  et  de  dé- 
blayer les  fossés  sans  sa  permission  (1).  Personne,  excepté  lui, 
n'avait  le  droit  de  chasser,  et  si  quelque  gentilhomme  y  était 
autorisé  par  lui,  il  ne  pouvait  se  livrer  à  ce  plaisir  que  pen- 
dant un  seul  jour,  dans  un  lieu  déterminé,  en  se  servant  de 
faucons  ou  de  trois  chiens  au  plus,  à  l'exclusion  des  filets  et 
du  fusil.  En  1577,  on  vit  pendus  sur  la  place  de  Ferrare  six 
hommes  aux  pieds  desquels  étaient  attachés  des  faisans  morts: 
ces  hommes  n'étaient  coupables  que  d'avoir  tué  quelques 
pièces  de  gibier  appartenant  au  duc. 

Alphonse  II,  en  général,  se  montra  très  généreux  pour  son 
entourage.  L'argent  comptant,  les  propriétés,  les  présents  de 
toutes  sortes  récompensèrent  souvent  le  zèle  déployé  pour  sou 
service.  A  ses  libéralités  eurent  part  non  seulement  des  per- 
sonnages tels  qu'Alfonso  Estense  Tassoni ,  gouverneur  de 
Reggio,  Girolamo  Falletti,  son  ambassadeur  à  Venise,  Gio. 
Battista  Pigna  et  Batista  Saracco,  ses  secrétaires,  mais  un  de 
ses  maîtres  d'écurie  et  son  chanteur  favori,  nommé  Giovanni. 
Lors  de  son  mariage  avec  Barbe  d'Autriche,  il  partagea  entre 
ses  chambellans  la  garde-robe  qu'il  avait  apportée  de  France 
et  qui  valait  quinze  mille  écus.  Dans  sa  munificence,  il  ne 
laissait  pas  partir  sans  les  avoir  comblés  de  cadeaux  les  princes 
étrangers  dont  la  présence  avait  rehaussé  l'éclat  de  sa  cour. 

Un  des  traits  du  caractère  d'Alphonse  II  fut  une  ombra- 
geuse susceptibilité,  qui  lui  rendait  tout  à  coup  suspects  les 
gens  qu'il  favorisait  le  plus.  En  1586  vivait  à  Ferrare  le  Fran- 
ciscain Panigarola,  noble  milanais,  qui  assistait  en  qualité  de 

'1)  Les  mesures  prises  pour  la  conservation  du  gibier  favorisèrent  aussi  la  mul- 
tiplication des  loups.  Ils  devinreïit  si  nombreux  qu'à  tout  moment  ils  dévoraient 
les  animaux  nécessaires  à  l'agriculture,  et  que  l'on  dut,  pour  en  délivrer  le  pays, 
recourir  à  des  JNapolitains,  auxquels  cette  sorte  de  chasse  était  familière. 


LIVRE    PREMIER.  211 

coadjuteur  Leoni,  évêque  de  Ferrare,  et  qui  était  renommé  à 
la  fois  pour  ses  écrits  et  pour  les  éloquents  sermons  par  les- 
quels il  avait  converti  une  foule  d'hérétiques.  Après  l'avoir 
admis  parmi  ses  conseillers  privés,  le  duc  songeait  à  lui  pro- 
curer le  chapeau  de  cardinal,  quand  il  l'exila  de  ses  États,  ne 
lui  laissant  que  quelques  heures  pour  quitter  Ferrare.  Quel 
méfait  justifiait  cette  rigueur?  Panigarola  avait  négocié  en 
secret  avec  le  cardinal  de  Médicis  afin  de  succéder  à  Leoni 
dans  l'évêché  de  Ferrare;  or  Alphonse  II  eût  voulu  que  le 
coadjuteur  ne  dût  le  titre  d' évêque  qu'à  sa  propre  interven- 
tion. —  Autre  exemple  non  moins  significatif.  Le  duc,  qui 
n'avait  point  de  postérité,  désigna  comme  son  successeur,  par 
un  testament  fait  en  1595,  César,  fils  de  son  oncle  Alphonse  (1). 
Mais  trouvant  bientôt  que  l'on  courtisait  trop  celui  qui  devait 
un  jour  occuper  sa  place,  il  lui  conseilla  de  se  conduire  avec 
plus  de  modestie  et  lui  enjoignit  de  ne  pas  paraître  en  public 
avec  plus  de  trois  gentilshommes,  dont  il  eut  soin  de  spécifier 
les  noms. 

Il  ne  se  montra  pas  moins  pointilleux  en  matière  d'ortho- 
doxie religieuse,  s'imaginant  que  sa  qualité  de  feudataire  du 
Saint-Siège  lui  faisait  un  devoir  de  ne  pas  tolérer  les  dissi- 
dents. Les  croyances  de  Renée,  sa  mère,  ne  trouvèrent  pas 
grâce  devant  lui  :  la  fille  de  Louis  XII,  mise  en  demeure  de  se 
comporter  comme  une  bonne  catholique  ou  de  quitter  Ferrare, 
prit  le  parti  de  retourner  en  France.  Le  27  septembre  1560, 
elle  s'éloigna  avec  une  suite  nombreuse,  et  le  prince  Louis, 
son  fils,  l'accompagna  jusqu'à  Turin  (2).  Les  Ferrarais,  qui 
admiraient  les  qualités  de  son  esprit  et  que  touchait  sur- 
tout son  inépuisable  charité,  la  regrettèrent  vivement.  La 
mesure  prise  à  son  égard  porta,  dans  les  États  du  duc,  un 
coup  décisif  aux  partisans  de  la  Réforme,  dont  elle  était  le 
soutien. 

(1)  Cet  Alphonse,  on  se  le  rappelle,  était  His  d'AlpIioiisc  F'  et  de  Laura 
Diaiiti. 

(2)  Elle  se  retira  au  château  de  Montargis,  que  restaura  pour  elle  Jacques 
Androuet  Ducerceau^  et  oix  elle  passa  les  quinze  dernioics  années  de  sa  vie 
(1561-1575  . 


212  L'ART    FERRAllAIS. 

Alphonse  II  était  sincèrement  religieux.  Il  assistait  tous  les 
jours  à  la  messe.  II  secourut  clans  leurs  besoins  les  moines 
établis  à  Ferrare,  favorisa  la  fondation  de  plusieurs  orphe- 
linats, distribua  souvent  des  dots  aux  jeunes  filles  pauvres,  fit 
élever  et  employer  à  la  cour  des  orphelins.  En  1585,  il  porta 
des  peines  contre  les  tuteurs  qui  trafiqueraient  du  mariage  de 
leurs  pupilles.  Au  mois  de  septembre  1589,  pour  accomplir 
un  vœu,  il  se  rendit  à  Lorette  avec  trente  voitures. 

On  peut  dire  aussi  à  sa  louange  que  le  bien  public  ne  resta 
pas  étranger  à  ses  préoccupations.  De  nouveaux  statuts  furent 
approuvés  par  le  duc  et  imprimés  (15G7).  Le  calendrier  auquel 
Grégoire  XIII  a  attaché  son  nom  fut  adopté  à  Ferrare  en  1582. 
Quatre  canaux  (1564-1580)  furent  creusés  pour  assainir  et 
dessécher  la  Polésine  de  Saint-Jean-Baptiste,  dont  ils  déver- 
sèrent les  eaux  dans  la  mer  par  des  portes  qui  s'ouvraient  et 
se  refermaient  d'elles-mêmes,  selon  que  le  niveau  de  la  mer 
s'élevait  ou  s'abaissait.  L'industrie  de  la  soie  réalisa  de  grands 
progrès.  Le  duc  fit  venir  de  Bourgogne  des  ceps  de  vigne  en 
abondance,  ce  qui  fut  un  bienfait  durable  pour  le  pays.  La 
fabrication  du  drap  et  du  velours  prit  beaucoup  d  extension, 
mais  on  n'en  autorisait  l'exportation  que  dans  des  cas  excep- 
tionnels. Enfin,  la  majolique  et  la  porcelaine,  ainsi  que  les 
cuirs  gaufrés,  peints  et  dorés,  reçurent  aussi  d'efficaces  encou- 
ragements. 

Comme  sous  Hercule  II,  les  désastres  ne  manquèrent  pas  à 
Ferrare  sous  Alphonse  II.  Une  inondation  en  1562^  la  disette 
en  1562,  en  1590  et  en  1592,  des  épidémies  en  1562  et  en 
1580,  jetèrent  la  consternation  dans  la  ville.  Pendant  une  des 
disettes,  le  duc  employa  en  achats  de  blé  jusqu'à  deux  cent 
mille  écus  pris  sur  sa  cassette  (1).  Un  tremblement  de  terre  en 
1561  renversa  un  grand  nombre  de  maisons  et  coûta  la  vie  à 
une  foule  de  citoyens.  Le  même  fléau  sévit  encore  en  1570 
avec  une  violence  qu  on  ne  lui  avait  jamais  vue  (2).  Le  duc 
gagna  en  barque  les  murs  de  la  ville  et  passa  la  première  nuit 

(1)  Frizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  435. 

(2)  Ibid.,  t.  IV,  p.  398-400. 


LIVllE   PREMIEll.  213 

dans  une  voiture.  Éléonore  et  Lucrèce,  ses  sœurs,  ne  voulurent 
pas  d'abord  quitter  leurs  appartements,  mais  une  secousse 
épouvantable  les  força  à  s'enfuir,  et  elles  trouvèrent  un  refu.^je 
chez  leur  frère  le  cardinal  Louis,  dans  le  jardin  du  palais  des 
Diamants  :  à  peine  étaient-elles  sorties  de  leur  demeure  ordi- 
naire que  la  toiture  s'écroula  et  tua  plusieurs  personnes.  Pen- 
dant neuf  mois,  il  ne  se  passa  pas  un  seul  jour  sans  une  ou 
plusieurs  secousses.  Grâce  aux  vastes  et  nombreux  jardins, 
grâce  aux  grandes  places  et  au  peu  d'élévation  de  maintes 
maisons,  on  ne  compta  que  quelques  centaines  de  morts.  Mais 
il  n'y  eut  guère  d'église,  de  palais  public  ou  privé,  qui  ne  subit 
de  graves  dégâts;  tours  et  campaniles  s'écroulèrent  presque 
partout  :  les  rues  étaient  encombrées  de  débris.  Malgré  des 
périls  sans  cesse  renaissants,  Alphonse  II  ne  consentit  pas  à 
s'éloigner  de  ses  sujets  et  regagna  ainsi,  du  moins  en  partie, 
leur  affection  qu'il  s'était  aliénée  en  les  surchargeant  d'im- 
pôts. Les  tremblements  de  terre  finirent  par  être  moins  fré- 
quents et  moins  violents,  mais  se  firent  sentir  jusqu'en  157  4. 
On  constata  encore  une  fois  la  présence  du  fléau  en  1576. 

Au  point  de  vue  des  lettres,  le  règne  d'Alphonse  II  ne  le 
céda  en  rien  aux  règnes  précédents.  Si  le  duc  était  loin  d'être 
un  lettré,  si  les  leçons  de  Bartolommeo  Ricci  n'avaient  pas 
poussé  très  loin  sa  culture  intellectuelle  (I),  il  se  faisait  du 
moins  honneur  de  grouper  autour  de  lui  tous  ceux  qui  s'adon- 
naient aux  choses  de  l'esprit,  tous  ceux  dont  la  notoriété  pouvait 
projeter  sur  sa  maison  un  nouveau  lustre.  A  peine  monté  sur 
le  trône,  il  restaura  l'Université  qui  était  en  pleine  décadence, 
et  il  résolut  d'ajouter  à  la  bibliothèque  formée  par  Lionel, 
Borso  et  Hercule  I"  tous  les  livres  imprimés  jusqu'alors.  A 
partir  de  1567,  les  cours  publics,  qui  se  faisaient  en  divers 
endroits,  notamment  dans  le  couvent  de  Saint-Dominique  et 
dans  celui  de  Saint-François,  se  firent  tous  dans  le  palais  du 
Paradis,  loué  par  le  cardinal  Hippolyte  à  la  municipalité,  qui 
l'acheta  en  1586  du  cardinal  Louis,  héritier  d'Hippolyte.  Ce 

(i)  Il  parlait  cependant  bien  le  français  et  l'alleniaïul,  et  comprenait  passable- 
ment l'espagnol  et  le  latin. 


214  L'ART   FERRAllAIS. 

fut  aussi  en  1567  que  le  duc  approuva  la  fondation  d'une 
chaire  de  doctrine  chrétienne,  fort  utile  à  une  époque  où 
l'hérésie  tentait  de  grands  efforts  pour  supplanter  la  foi  tra- 
ditionnelle. 

On  retrouve  auprès  d'Alphonse  II  plusieurs  des  lettrés  en 
faveur  sous  Hercule  II,  notamment  Girolamo  Falletti,  Alberto 
Lollio,  qui  fit  représenter  en  1563  VAretusa,  Bartolommeo 
Riccio,  Cintio  Giraldi  et  Gianbattista  Canani,  dont  Alphonse  II 
se  plaisait  à  écouter  les  démonstrations  anatomiques,  faites 
sur  des  cadavres  humains,  des  quadrupèdes,  des  oiseaux  et  des 
poissons.  Mais  on  constate  aussi  de  nouveaux  noms.  Le  juris- 
consulte Prospéra  Pasetto  fut  professeur  à  Tllniversité,  consul- 
teur  du  Juge  des  Sages  et  vicaire  de  l'évéque.  Il  mourut  le 
27  janvier  1568.  —  Le  Ferrarais  Francesco  Visdomini,  Frère 
mineur  conventuel,  un  des  théologiens  du  concile  de  Trente, 
prêcha  avec  tant  de  succès  qu'on  le  proclama  le  restaurateur 
de  l'éloquence  sacrée.  Ses  principaux  sermons  ont  été  impri- 
més. Il  cessa  de  vivre  le  29  octobre  1573.  —  Alfonso  Bonac- 
cioli  traduisit  en  italien  Strabon  et  Pausanias.  Il  se  distingua 
aussi  dans  des  négociations  politiques.  —  Ant.  Ftavio  Giraldi 
enseigna  les  belles-lettres  à  l'Université.  ~  Ippolito  Riminaldi 
(1520-1589)  étudia  le  droit  civil  à  Bologne  avec  Ugo  Buoncom- 
pagni,  qui  devint  pape  sous  le  nom  de  Grégoire  XIII  et  h  qui  il 
dédia  le  second  volume  de  ses  Conseils.  En  1560,  il  accepta 
et  occupa  glorieusement  une  chaire  à  Ferrare,  où  les  profes- 
seurs manquaient,  parce  qu'on  n'avait  pas  d'argent  pour  les 
payer.  De  plus,  il  servit  Alphonse  II  comme  ambassadeur  à 
Milan  et  s'acquitta  d'importantes  négociations  (1561).  Etant 
allé  à  Rome  en  1575,  il  fut  nommé  comte  palatin  par  le 
Souverain  Pontife.  Il  écrivit  des  ouvrages  sur  le  Digeste  et 
les  Institutes  de  Justinien,  ce  qui  ne  lempécha  pas  de  com- 
poser des  poésies  en  latin.  Les  lettres,  aussi  bien  que  le  droit, 
trouvèrent  en  lui  un  adepte  émérite.  C'est  à  Ferrare  qu'il 
mourut,  à  l'âge  de  soixante-neuf  ans.  —  Paolo  Sacrati[\h\A'- 
1590),  prêtre  et  chanoine  d'une  vie  exemplaire,  composa  des 
commentaires  sur  les  Psaumes  et  sur  le  commencement  de  la 


LIVRE   PREMIER.  215 

Genèse,  et  on  lui  doit  un  Officium  S.  Georgiipatroni  Ferrariensis 
Ecclesiœ.  —  Antonio  Bevilacqua,  qui  fut  pendant  deux  ans  gou- 
verneur de  Modène,  a  laisse  des  poésies  latines.  —  Dans  le 
genre  pastoral,  Agostino  Argenti  fraya  la  voie  à  V Aminta  du 
Tasse  par  une  pièce  en  italien,  intitulée  lo  Sfortunato.  Cette 
pièce  fut  représentée,  en  1568,  aux  frais  des  écoliers  en  droit 
devant  le  duc  Alphonse  II  et  le  cardinal  Louis,  son  frère,  avec 
des  intermèdes  de  musique  dus  au  célèbre  compositeur  .^Z/onio 
dalla  Viola.  Le  rôle  principal  fut  joué  par  un  comédien  re- 
nommé, Batista  Verato. 

Le  nom  d'Alphonse  II  se  trouve  intimement  lié,  personne 
ne  1  ignore,  à  celui  de  Torquaio  Tasso  (I).  Torquato  fut  intro- 
duit à  la  cour  de  Ferrare  en  15(35  par  son  père  Bernardo,  qui 
avait  été,  nous  l'avons  vu,  secrétaire  de  la  duchesse  Renée 
depuis  1529  jusqu'à  la  fin  de  1531,  et  qui,  après  s'être  mis  au 
service  du  cardinal  Louis  d'Esté  (1562),  était  sur  le  point  de 
devenir  secrétaire  du  duc  de  Mantoue  (2).  A  l'âge  de  dix-huit 
ans,  le  jeune  poète,  pendant  qu'il  étudiait  à  l'Université  de 
Padoue  (3),  avait  déjà  dédié  au  cardinal  Louis  son  Rinaldo, 
poème  chevaleresque  en  douze  chants,  inspiré  par  l'Arioste. 
Admis,  comme  Bernardo,  parmi  les  familiers  du  frère  d'Al- 
phonse II,  il  fut  défrayé  de  tout,  et  on  ne  lui  imposa  aucune 
obligation,  afin  qu'il  put  se  livrer  sans  arrière-pensée  à  la  com- 
position de  ses  ouvrages  et  continuer  sa  Jérusalem  délivrée, 
commencée  dès  1563.  A  peine  arrivé  dans  la  capitale  des 
princes  d'Esté,  il  assista  à  l'entrée  solennelle  de  Barbe  qui 
venait  épouser  le  duc,  et  admira  les  représentations  chevale- 
resques qui  furent  données  à  cette  occasion.  En  157  1 ,  il  accom- 
pagna en  France,  avec  un  certain  nombre  de  gentilshommes, 
le  cardinal  qui  voulait  y  visiter  ses  bénéfices  ecclésiastiques, 
fut  reçu  avec  distinction  par  Charles  IX,  se  lia  avec  Ronsard  et 
séjourna  quelque  temps  à  l'abbaye  de  Châlis,  où  il  poursuivit 

(1)  Torfjuato  Tasso  nacjuit  en  1544  et  moui  ut  en  1595. 

(2)  ISous  revicndions  sur  Rernnrdo  Tasso  à  projios  de  sa  médaille,  attril)uéc  à 
Leone  Leoni. 

(3)  Voyez  Tasso  a  Ftidova,  par  Autoiiio  Malmignati. 


216  L'AllT    FEllUAllAIS. 

ses  travaux  poétiques  ;  mais  son  zèle  ardent  pour  le  parti  catho- 
lique en  France  lui  aliéna  les  bonnes  grâces  de  son  maître, 
homme  prudent  et  politique,  qui  lui  retira  son  traitement  et 
lui  refusa  les  moyens  de  renouveler  ses  vêtements.  "  Il  partit 
de  Paris,  dit  Balzac,  avec  le  même  habit  qu  il  portait  en  y 
arrivant  (1).  "  Après  un  an  d'absence,  il  regagna  Ferrare, 
et  la  mort  de  la  duchesse  Barbe  lui  fournit  l'occasion  de 
composer  l'éloge  de  cette  princesse. 

Ce  fut  cette  année-là  (1572)  qu'il  passa  du  service  de  Louis 
d'Esté  au  service  d'Alphonse  II.  «  Ce  prince,  écrivit-il,  me 
releva  avec  la  main  de  mon  obscure  fortune...  ;  il  me  fit  pas- 
ser de  l  indigence  à  la  richesse,  il  donna  lui-même  une  consi- 
dération et  un  prix  de  plus  à  mes  productions  poétiques  en 
assistant  fréquemment  et  attentivement  à  la  lecture  de  mes 
vers,  et  en  traitant  leur  auteur  avec  toutes  sortes  d'égards...; 
il  m'admit  honorablement  et  familièrement  à  sa  table  et  à  ses 
entretiens;  il  ne  me  refusa  aucune  des  faveurs  que  je  lui 
demandai.  » 

L'année  suivante  (1573),  fut  représentée  dans  les  jardins  de 
Bellosguardo  ÏAminta,  ^  drame  amoureux  et  tragique  dont 
l'amour  est  le  sujet,  dont  des  bergers  et  des  bergères  sont  les 
personnages,  dont  les  vallées,  les  montagnes  et  les  forêts  sont 
la  scène  »  .  «  h'Aim'tita,  ajoute  Lamartine  (2),  est  à  la  Jérusa- 
lem délivrée  ce  que  les  Églogues  de  Virgile  sont  à  YÉnéide  : 
une  diversion  légère  et  gracieuse  d'un  poète  souverain,  qui 
change  d'instrument  sans  changer  de  souffle,  qui  dépose  un 
moment  la  trompette  épique  pour  le  chalumeau  des  bergers. 
Dans  ÏAtmtita,  le  poète...  semble  se  complaire  à  racheter  la 
simplicité  du  sujet  par  l'inimitable  perfection  des  images,  des 
sons  et  des  vers.  »  Les  applaudissements  qui  accueillirent  cette 
pastorale  furent  unanimes.  Rien  ne  parut  alors  manquer  au 
bonheur  du  poète.  A  l'enthousiasme  qu'il  excitait  ne  se  mê- 
laient pas  encore  les  attaques  de  ses  envieux,  et  l'équilibre  de 
ses  facultés  n'avait  reçu  aucune  atteinte. 

(1)  Lamartine,  Enhetiens,  t.  XVI,  p.  62. 

(2)  Page  69. 


LIVRE   PREMIER.  2ir 

Au  nombre  de  ses  plus  ardentes  admiratrices,  il  compta  les 
sœurs  du  duc,  Lucrèce  et  Éléonore  (1),  dont  les  suffrages  le 
touchèrent  particulièrement,  car  elles  étaient  aussi  instruites 
que  belles  (2).  Lucrèce,  née  le  16  décembre  1535,  épousa  le 
19  janvier  1570  François-Marie  délia  Rovere,  fils  du  duc  d'Ur- 
bin  Guidobaldo,  qui  la  laissa  pendant  un  an  à  Ferrare.  Après 
être  restée  ensuite  à  Urbin  sept  ou  huit  mois,  elle  revint  dans 
sa  ville  natale,  d'abord  pendant  une  absence  de  son  mari  qui 
dura  jusqu'au  2  novembre  1571,  puis  définitivement  vers  1574, 
à  la  suite  d'une  rupture  avec  François-Marie  qui,  plus  jeune 
qu'elle  de  quinze  ans,  avait  un  caractère  et  des  goûts  entière- 
ment opposés  aux  siens  (3).  Elle  mourut  le  12  février  1598. 
—  Éléonore,  qui  naquit  le  19  juin  1537  et  qui  mourut  le  19  fé- 
vrier 1581,  ne  se  maria  pas.  Elle  était  plus  séduisante  encore 
que  sa  sœur  et  s'adonnait,  avec  un  certain  succès,  à  la  poésie. 
Sans  mépriser  les  divertissements  de  la  cour,  elle  aimait  la  vie 
retirée,  propice  à  l'étude,  aux  méditations  élevées,  et  peu  s'en 
fallait,  dit  F'rizzi,  qu'on  ne  la  tînt  pour  une  sainte.  C  est  à  elle 
que  le  Tasse  songeait,  dit-on,  en  créant  le  personnage  de  So- 
phronie  dans  sa  Jérusalem  délivrée  (i).  En  1574,  Alphonse  II 
ayant  quitté  momentanément  Ferrare,  elle  exerça  le  gouver- 
nement avec  prudence  et  fermeté.  Pleine  de  sollicitude  pour 
son  frère  le  cardinal  Louis,  elle  mit  sa  prévoyance  et  sa  sagesse 
à  administrer  la  fortune  compromise  de  ce  prince  déréglé,  et 
elle  employa  ses  deux  dernières  années  à  rétablir  entre  lui  et 
Alphonse  II  l'harmonie  troublée  par  des  affaires  d'intérêt. 
Elle  mena  une  vie  presque  monastique  et  prescrivit  qu'après 
sa  mort  on  ne  1  honorât  point  par  de  vaines  pompes.  Grave, 
aimable  et  douce,  elle  fut  aussi  aimée  qu'estimée  par  les  Fer- 


(i)   Le  incclailleur  Pastorino   a  représenté   Lucrèce  à  l'âge  de  dix-sept  ans  et 
Eléonore  à  l'àgc  de  quinze  ans.  (Voyez  le  chapitre  consacré  aux  médailles.^ 

(2)  Voyez  G.  Campori  et  Angelo  Solekti,  Luigi,   Lucrezia  e  Leonora  d'Esté, 
Turin,  Ermanno  Lœscher,  1888. 

(3)  Voyez  II.  Dklaborde,  Les  arts  et  les  lettres  à  la  cour  d' Urbin,  dans  le  pre- 
mier volume  des  Études  sur  les  beaux-arts  eu  France  et  en  Italie,  p.  202-207. 

^4)   Le  manjuis  Campori  le  nie  et  se  refuse  à  reconnaître  le  Tasse  dans  le  per- 
sonnage d'Oliudo. 


218  I/AllT    FEnUAllAIS. 

rarais,  qui  la  regrettèrent  vivement.  Les  vers  dans  lesquels 
on  la  célébra  formèrent  un  recueil  Intitulé  le  Lagrime  {les 
Larmes).  —  Lucrèce  et  Éléonore  ne  dissimulèrent  pas  leur 
tendre  bienveillance  pour  le  Tasse,  qu'elles  protégèrent  en 
mainte  occasion. 

Torquato  ne  s'occupa  pas  seulement  des  poèmes  qui  l'ont 
immortalisé.  Pendant  plusieurs  années,  à  partir  de  1574,  il 
fit  des  leçons  à  l'Université  sur  la  sphère  et  sur  Euclide  (1). 

Que  par  l'éclat  de  son  génie  et  par  sa  situation  exception- 
nelle auprès  du  duc  et  de  sa  famille  il  ait  excité  la  jalousie 
des  autres  poètes  et  des  courtisans,  rien  de  plus  naturel  (2).  11 
se  créa  aussi  de  redoutables  ennemis  en  affichant  la  passion 
qu'il  conçut  pour  Lucrezia  Bendidio  (3),  aimée  aussi  de  Pigna, 
le  tout- puissant  secrétaire  d'Alphonse  II,  et  pour  Eleonora 
Sanvitali  Tiene,  comtesse  de  Scandiano.  Toujours  est-il  qu'en 
butte  à  maintes  attaques  tantôt  ouvertes,  tantôt  dissimulées, 
il  devint  très  ombrageux;  que,  son  imagination  lui  faisant  soup- 
çonner partout  des  inimitiés  et  des  embûches,  une  insurmon- 
table mélancolie  s'empara  de  lui,  jusqu'à  troubler  par  instants 
sa  raison  (4).  Les  critiques  contradictoires  dont  fut  l'objet  sa 
Jérusalem  délivrée,  achevée  en  1575  et  soumise  par  lui  à  un 
certain  nombre  de  lettrés,  de  philosophes  et  de  théologiens, 
accrurent  encore  le  trouble  de  son  esprit  et  le  jetèrent  dans 
d'étranges  perplexités.  Devait-il,  comme  quelques-uns  le  lui 
conseillaient,  modifier  de  telle  façon  son  poème  que  les  moines 
et  les  religieuses  le  pussent  lire  sans  inconvénient?  Qu'allaient 
devenir  Armide,  Clorinde,  Herminie,  s'il  entreprenait  pareil 
remaniement?  Il  en  vint  à  concevoir  des  scrupules  même  sur 
la  convenance  et  l'orthodoxie  de  plusieurs  passages.  En  vain 
l'inquisiteur  consulté  le  rassura-t-il  pleinement,  ses  anxiétés 
persistèrent.  Vers  le  même  temps,  il  songea  h  quitter  Ferrare 

(1)  BoRSETTi,  Hiftt.  alini  Fvrr.  (jymnasii,  pars  II,  lil)er  II. 

(2)  A.   SoLEUTi,    Ferrara   e  la    Corte  Eatense   nella    seconda   meta  del  secolo 
deciino  sesto,  1891. 

(3)  Anjjelo  Soleuti,  de  Turin,   Torquato  Tasso  c  la  Lucrezia  Bendidio. 

(4)  Voyez,   dans  la  Hevue  des  Deux  Mondes   du    15   mai    1895,    l'article    de 
M.  CnERBULiEz,  intitulé  :  Le  Tasse,  son  centenaire  et  sa  légende. 


LIVRE   PREMIER.  219 

pour  Florence  et  fut  sur  le  point  d'accepter  les  offres  du  grand- 
duc  François  de  Médicis,  ce  dont  s'offensa  Alphonse  II  qui  en 
fut  informé  et  qui  témoigna  au  poète  une  froideur  motivée.  De 
jour  en  jour  l'hypocondrie  du  pauvre  Torquato  augmenta.  Il 
croyait  à  des  persécutions  imaginaires  et  se  figurait  qu'on  en 
voulait  à  sa  vie.  Le  17  juin  1577,  il  eut  un  véritahle  accès  de 
folie.  Dans  la  chamhre  de  Lucrèce  d'Esté,  il  se  jeta,  un  poi- 
gnard à  la  main,  sur  un  des  serviteurs  de  cette  princesse. 
Après  avoir  inutilement  cherché  dans  un  séjour  h  la  villa  de 
Belriguardo  et  dans  le  couvent  de  Saint-François  un  calme 
impossible  à  trouver,  il  s'enfuit  de  Ferrare  (20  juillet  1577), 
afin  de  se  soustraire  à  ses  prétendus  ennemis.  Un  séjour  à  Sor- 
rente,  auprès  de  sa  sœur,  rétablit  jusqu'à  un  certain  point 
l'équilibre  de  ses  facultés.  Son  irritation  une  fois  apaisée,  il  ne 
tarda  pas  à  regretter  la  cour  de  Ferrare  et  à  solliciter  d'Al- 
phonse II  la  permission  d'y  reprendre  sa  place.  Le  duc  se 
laissa  fléchir,  mais  lui  signifia,  par  l'intermédiaire  du  cardinal 
Gio.  Francesco  Albano,  les  conditions  de  son  acquiescement. 
«  S'il  désire  revenir,  écrivit  Alphonse  II,  qu'il  prenne  la  réso- 
lution bien  arrêtée  de  se  tenir  en  repos  et  consente  à  suivre  le 
traitement  conseillé  par  les  médecins.  Dans  le  cas  où  il  refu- 
serait de  se  soigner,  nous  donnerions  des  ordres  pour  qu  il 
fût  expulsé  définitivement  de  nos  États,  avec  défense  d'y  jamais 
rentrer.  » 

Au  printemps  de  l'année  1578,  le  Tasse  reparut  au  milieu 
de  cette  société  ferraraise  dont  il  avait  été  l'ornement  et  qui 
l'accueillit  "  comme  un  convalescent  revenu  à  la  santé  »  .  Sa 
satisfaction,  d'abord  très  vive,  s'altéra  avec  rapidité.  De  nou- 
veaux griefs,  qui  n'étaient  pas  plus  fondés  que  les  anciens,  agi- 
tèrent son  esprit  et  déterminèrent  une  seconde  évasion  avant  la 
fin  de  1578.  Mantoue,  Padoue,  Venise,  Urbin,  Pesaro  et  Turin 
le  possédèrent  tour  à  tour,  sans  modifier  son  humeur  mobile 
et  inconstante.  A  Turin,  il  trouva  l'hospitalité  chez  le  marquis 
Philippe  d'Esté,  oncle  d'Alphonse  II,  qui  avait  épousé  une 
princesse  de  la  maison  de  Savoie,  et  une  situation  honorable 
lui  fut  octroyée  par  le  duc  de  Savoie.  Mais  Ferrare  l'attirait 


220  L'ART    FERllAUAIS. 

invinciblement,  et  les  bons  offices  du  cardinal  Albano  le  firent 
rentrer  encore  une  fois  en  grâce  auprès  d'Alphonse  II,  qui  lui 
accorda  une  somme  d'argent  pour  le  voyage. 

Son  arrivée  (21  février  1579)  eut  lieu  au  moment  où  le  duc, 
sur  le  point  d'épouser  Marguerite  Gonzague,  se  disposait  à 
partir  pour  l'amener  lui-même  dans  sa  capitale,  où  elle  fit  son 
entrée  solennelle  le  27,  après  avoir  passé  deux  jours  dans  le 
palais  du  Belvédère.  Au  milieu  des  préoccupations  causées 
par  cet  événement,  la  présence  du  poète  resta  presque  ina- 
perçue, et  son  amour-propre  s'en  irrita.  Pendant  que  le  bruit 
de  sa  démence  éloignait  de  lui  les  indifférents,  les  personnages 
qui  lui  avaient  jadis  marqué  le  plus  d'intérêt  demeuraient  en 
méfiance.  '  Il  oublia  qu'il  avait  à  se  faire  pardonner  des  torts 
plus  qu'à  exiger  des  faveurs.  Sa  colère,  à  la  pensée  de  l'oubli 
dans  lequel  on  le  laissait,  s'emporta  publiquement  jusqu'aux 
plus  violentes  invectives  contre  la  maison  d'Esté  (I).  »  Informé 
de  ces  outrages,  Alphonse  le  fit  enfermer  dans  l'hôpital  de 
Sainte-Anne,  et  cette  réclusion  dura  sept  ans  (du  milieu  de 
mars  1579  au  13  juillet  1586). 

Les  causes  qui  déterminèrent  la  résolution  du  duc  de  Ferrare 
furent  multiples.  Parmi  ces  causes,  il  faut  compter,  outre  les 
propos  injurieux  tenus  par  Torquato,  qui  se  reconnut  lui-même 
coupable  de  '  paroles  fausses,  folles  et  téméraires  55 ,  la  nécessité 
de  faire  soigner  un  homme  de  génie  dont  la  raison  subissait 
des  éclipses  partielles  et  momentanées.  Peut-être  aussi,  selon 
M.  A.  Corradi(2),  Alphonse  II  désirait-il  couper  court  aux  accu- 
sations d  hérésie  que  le  Tasse,  tout  en  se  taxant  lui-même  d'in- 
fidélité aux  croyances  orthodoxes,  dirigeait  contre  une  foule 
de  grands  personnages,  ce  qui  aurait  pu  nuire  au  feudataire  du 
Saint-Siège  en  donnant  à  penser  qu'il  ne  mettait  pas  assez  de 
vigilance  à  surveiller  dans  ses  États  la  pureté  de  la  foi.  Mais  ce 
qu'il  faut  exclure,  c'est  l'idée  d'une  punition  infligée  à  Tor- 

(1)  Lamartine,  Entretiens,  t.  XVI,  p.  139. 

(2)  Torquato  Tasso  nello  spéciale  di  Sont'  Anna,  seconda  nuovi  dociimenti  — 
Le  ultime  iiifermilà  e  gli  ultimi  anni  di  Torquato  Tasso,  —  dans  les  Rendiconti 
del  R.  Istituto  Lombardo,  série  II,  vol.  XVII,  fasc.  XV,  et  vol.  XVIII,  fasc.  XVI. 


LIVRE    IMIEMIER.  221 

quato  pour  avoir  aimé  Éléonore  cFEste  et  proclamé  à  diverses 
reprises  sa  passion  de  manière  à  offenser  ou  à  compromettre 
cette  princesse  (1).  Les  vers  écrits  en  l'honneur  de  1  irrépro- 
chable sœur  d'Alphonse  II  dépassent-ils  donc  les  licences  accor- 
dées alors  aux  poètes  qui  célébraient  la  beauté  des  dames  du 
plus  haut  rang?  Si  le  duc  avait  trouvé  le  Tasse  trop  audacieux, 
comment  lui  aurait-il  plusieurs  fois  permis  de  revenir  à  Fer- 
rare?  On  ne  doit  pas  oublier,  d'ailleurs,  qu'Éléonore  avait  déjà 
trente-deux  ans  lorsque  Torquato  passa  du  service  du  cardinal 
Louis  au  service  d'Alphonse  II,  et  qu'en  1579  elle  on  comptait 
quarante-deux.  Si  la  conduite  du  Tasse  envers  Eléonore  n'eut 
rien  de  répréhensible,  force  est  du  moins  d'admettre  que 
l'amour  fut  pour  quelque  chose  dans  les  rigueurs  dont  Tor- 
quato fut  l'objet.  «  Puissant  seigneur,  s'écrie  le  poète  enfermé 
à  l'hôpital  de  Sainte-Anne,  tu  aurais  pu  m'arracher  la  vie  : 
c'est  le  droit  des  monarques;  mais  m'arracher  cette  raison  que 
je  tiens  de  la  bonté  infinie,  parce  que  j'ai  écrit  d'amour 
(d'amour  auquel  la  nature  et  le  ciel  nous  invitent),  c'est  un 
crime  pire  que  tout  autre  crime.  J'ai  demandé  ton  pardon,  tu 
me  l'as  refusé.  Adieu;  je  me  repens  à  jamais  de  m'étre  re- 
penti (2).  1'  On  ne  sait  h  quelle  dame  de  la  cour  le  Tasse  fait 
ici  allusion. 

La  privation  de  la  liberté,  jointe  à  un  traitement  rigoureux, 
ne  fit,  au  début,  qu'aggraver  l'état  mental  du  Tasse.  Dans  une 
lettre  h  Scipion  Gonzague,  il  se  plaint  amèrement  de  la  soli- 
tude qui  l'obsède,  et  il  s'écrie  :  ^  La  squalidité  de  ma  barbe, 
mes  cheveux  hérissés ,  mon  costume  délabré ,  la  saleté  de 
mon  linge,  les  immondices  de  mon  cachot,  me  pénètrent  de 
répugnance.  »    Par  bonheur  pour  lui,   la  dureté  d'x\gostino 

(i)  Voyez  dans  la  Rasse(jna  Einiliaiia  (année  I,  fasc.  II,  III,  IX  et  X)  les 
articles  de  MM.  Foutaua,  Fenari  et  Solerti.  M.  Solerti  nie  l'amour  du  Tasse 
pour  Éléonore  et  l'amour  d'Eléonoro  pour  le  Tasse.  M.  Fontana  et  M.  Ferrari 
inclinent  à  penser  que  le  Tasse  aima  Eléonore,  du  moins  momentanément,  sans 
être  payé  de  retour,  et  que  la  croyance  à  leur  amour  a  pu  se  former  de  leur 
vivant  et  être  propagée  par  les  enneuiis  du  poète;  mais  M.  Solcrti'a  comhattu 
ces  assertions  avec  des  ar{;uments  qui  paraissent  décisifs. 

(2)  Cité  par  M.  le  vicomte  H.  DELAitonoE,  dans  son  article  sur  Les  arts  et  les 
lettres  à  la  cour  (VUrbiii,  p.  206. 


222  1/AUT    FEllRARAIS. 

Mosti  (1),  prieur  de  Thôpital,  était  compensée  par  les  soins  Je 
Giulio  Mosti,  neveu  du  prieur,  qui  se  chargeait  de  transmettre 
les  lettres  du  prisonnier  et  de  lui  faire  tenir  les  réponses.  Agos- 
tino  lui-même  se  montra  bientôt  plus  humain  et  lui  accorda 
pour  demeure  une  chambre  plus  spacieuse  et  plus  claire.  La 
folie  de  Torquato  n'était  qu'intermittente  et  laissait  souvent 
place  aux  manifestations  de  son  génie.  On  ne  peut  lire  sans 
une  admiration  attendrie  sa  supplique  aux  deux  sœurs 
d'Alphonse  et  les  pages  dans  lesquelles  il  conjure  le  cardinal 
Albert  d'Autriche  de  solliciter  l'intervention  de  l'Empereur 
auprès  du  duc.  Ce  qui  allégea  surtout  son  ennui,  ce  fut  l'édition 
de  la  Jérusalem  délivrée  qu'il  fit  préparer  sous  ses  yeux  afin  de 
remplacer  les  éditions  incorrectes  qui  avaient  été  publiées  h 
son  insu.  Les  visites  affectueuses  de  plusieurs  grands  person- 
nages et  de  ses  amis  apportèrent  également  quelque  trêve  à  ses 
accès  de  mélancolie  (2).  Une  amélioration  notable  s'étant  pro- 
duite dans  sa  santé  en  158  4,  le  duc  voulut  qu'on  lui  procurât 
des  distractions.  «  On  le  mena  visiter  les  églises  et  les  monas- 
tères, on  le  conduisit  aux  mascarades  du  carnaval  ;  on  le  laissa 
passer  des  jours  et  des  semaines  dans  les  maisons  de  ses  amis.  » 
Mais  vers  le  milieu  d'octobre,  de  nouvelles  crises  forcèrent  à 
le  renfermer  encore  dans  l'hôpital  de  Sainte-Anne,  et  le  retour 
presque  complet  de  sa  raison  se  manifesta  seulement  en  1586. 
Sixte-Quint  et  l'empereur  Rodolphe  s'interposèrent  pour  que 
l'on  mît  fin  à  sa  réclusion,  et  Vincent  de  Gonzague,  le  prince 
héréditaire  de  Mantoue,  s'étant  porté  caution  de  sa  conduite, 
obtint  facilement  de  l'emmener  à  sa  cour.  Entre  le  4  et  le 
10  juillet,  le  Tasse  quitta  Ferrare,  où  il  ne  devait  plus  revenir, 
sans  avoir  revu  Alphonse  II.   S'il  retrouva  la  liberté,    il   ne 

(i)  Nous  donnerons  quelques  détails  sur  Ajjostino  Mosti  en  parlant  de  l'hù- 
pital  de  Sainte-Anne. 

(2)  Montaigne,  dans  son  voyage  en  Italie,  ne  se  contenta  pas,  lors  de  son  pas- 
sage à  Ferrare,  de  se  présenter  devant  Alphonse  II  ;  il  tint  à  témoigner  sa  sym- 
pathie à  l'infortuné  poète  renfermé  dans  l'hôpital  de  Sainte-Anne.  «  J'eus  plus 
de  despit  encores  que  de  compassion,  de  le  voir  à  Ferrare  en  si  piteux  estât,  sur- 
vivant à  soy-mesme,  mescognoissant  et  soy  et  ses  ouvrages,  lesquels,  sans  son 
sceu,  et  toutesfois  à  sa  veue,  on  a  mis  en  lumière  incorrigez  et  informes.  »  Essais, 
liv.  II,  ch.  XII,  p.  114,  dans  l'édition  Lefèvre,  Paris,  1823. 


LIVllE    PREMIEll.  223 

recouvra  pas  le  bonheur.  Tourmenté  par  les  inquiétudes  de 
son  imagination  malade,  il  ne  resta  pas  longtemps  à  Mantoue 
et  erra  de  ville  en  ville  pendant  neuf  ans.  Sur  la  demande  du 
cardinal  Cintio  Aldobrandini,  à  qui  il  dédia  sa  Jérusalem  con- 
quise, «  épurée  des  épisodes  trop  profanes,  mais  aussi  des  grâ- 
ces de  la  Jérusalem  délivrée  »  .  il  allait  être  couronné  au  Capi- 
tule par  Clément  VIII,  oncle  du  cardinal  Cintio,  quand  il 
s'éteignit  dans  le  couvent  de  Saut'  Onofrio  (25  avril  1595). 

La  vie  de  Batiista  Guarini  II,  qui  se  passa  en  grande  partie 
à  Ferrare,  fut  plus  heureuse  que  celle  du  Tasse  (l),  mais 
presque  aussi  agitée.  L'auteur  du  Pastor  fido  contribua  sin- 
gulièrement, lui  aussi,  à  la  renommée  littéraire  de  la  cour 
d'Alphonse  II  (2). 

Ce  prince  ne  manifesta  pas  moins  de  goût  pour  les  arts 
que  pour  les  lettres.  Comme  architectes,  il  employa  Pii^ro 
Ligorio,  Batista  Aleotti,  Alberto  Schiatti,  Alessandro  Balbi.  Très 
versé  lui-même  dans  l'architecture  militaire ,  il  modifia  et 
accrut  les  fortifications  de  Ferrare  avec  le  concours  de  Galassn 
Alghisi  da  Carpi  [3),  et  sa  capitale,  regardée  dès  lors  comme 
une  des  places  les  plus  fortes  de  l'Italie,  eut  été,  dit-on,  capa- 
ble de  résister  aux  sièges  les  plus  redoutables  en  se  contentant 
d'une  garnison  de  dix-huit  mille  hommes.  D'importants  tra- 
vaux dans  l'ancien  palais  des  princes  d'Esté  furent  exécutés 
sur  son  ordre,  et  c'est  lui  qui  fit  construire  le  palais  de  la  Mesola, 
dans  le  voisinage  de  la  mer. 

Il  n'y  a  que  peu  de  chose  à  dire  sur  la  peinture  à  l'époque 
d'Alphonse  II.  La  décadence  était  complète  et  ii'rémédiable. 
Sehastiano  Filippi  dit  Bastianino  [^\),  Giuseppe  Mazzuoli  dit  Bas- 

(1)  Dans  les  Atti  délia  deputazione  ferrarese  di stor'ia patria  (vol.  VII,  fasc.  II, 
1895),  se  trouve  un  intéressant  article  de  M.  Giuseppe  Ajjnelli  sur  le  séjour  du 
Tasse  à  Ferrare. 

(2)  Nous  donnerons  des  di'lails  sur  (iuarini  en  parlant  de  sa  médaille  par 
Pastorino. 

(3)  Le  palais  Farnese  .à  Rome  et  la  Santa  Casa  de  Lorette  curent  aussi  poui- 
arrliiterte  Algliisi.  Il  est  l'auteur  d'un  ouvrajjc  très  estinuî  et  très  rare  sur  les 
fortilications. 

(4j  II  fit  un  portiait  d  Alpliousc  II  ([ui  se  trouve  à  'a  l'ina(Othè(jue  de  Fer- 
rare (n"  7). 


224  L'ART    FEl\nAT\AIS. 

tarolo,  francesco  Snrchi  dit  Diclai,  Carlo  Bononi,  Ippnlito  Scar- 
sellino  sont  alors  les  peintres  en  vogue,  mais  leurs  œuvres  sont 
en  général  dépourvues  d'émotion  et  ne  trahissent  que  l'habi- 
leté de  la  main.  Le  reste  de  l'Italie  n'était  pas,  il  est  vrai, 
mieux  partagé  que  Ferrare. 

Au  commencement  de  son  règne,  Alphonse  II  sembla 
éprouver,  comme  son  grand-père,  une  vive  admiration  pour 
Titien  :  en  1559,  il  lui  fit  demander  un  tableau,  et  le  peintre 
lui  envova  un  portrait  de  femme,  avec  une  lettre  où  il  déclara 
que,  dans  son  désir  d'être  agréable  au  duc,  il  se  dessaisissait 
de  ce  qu'il  avait  de  plus  précieux.  Si  la  lettre  de  Titien  est  per- 
due, le  tableau  existe  encore;  c'est  la  galerie  de  Dresde  qui  le 
possède  (1).  Il  représente,  en  demi-figure,  une  jeune  femme 
aux  cheveux  blonds,  qui  est  vêtue  de  blanc,  et  qui  tient  un 
éventail  dans  sa  main  droite  (n°  255).  On  a  prétendu  que  cette 
femme  était  la  maîtresse  de  Titien,  sans  réfléchir  qu'en  1559 
Titien  était  âgé  de  quatre-vingt-deux  ans,  ce  qui  parait  devoir 
exclure  une  pareille  hypothèse  (2). 

Plus  encore  que  tous  ses  prédécesseurs,  Alphonse  II  se 
montra  passionné  pour  les  médailles  et  les  monnaies  antiques. 
La  collection  commencée  par  Lionel  reçut ,  grâce  à  lui , 
de  notables  accroissements.  Il  donna  comme  conservateur  à 
cette  collection  JEneas  Vico  (3),  qui  fut  chargé  d'en  classer 
les  pièces,  et  dont  les  conseils  le  guidèrent  dans  toutes  ses 
acquisitions  (4).  Pendant  un  de  ses  voyages  à  Venise  (1563), 
Giovanni  Grimani,  patriarche  d'Aquilée,  lui  fit  présent  de 
quelques  grandes  médailles,  et  l'orfèvre  Domenico  di  Fran- 
cesco  lui  vendit  des  monnaies  de  toutes  sortes.  En  passant 
par  Padoue,  le  duc  acheta  la  collection  de  Tiberio  Deciano, 


(1)  Campori,   Tiziatio  e  gli  Estcnsi,  p.  24  et  34. 

(2)  Lermolieff  (Morelli),  Die  We7-ke  italienischer  Meister,  p.  203-204. 

(3)  Vasari,  Vite,  t.  V,  p.  414,  note  3,  et  p.  427-429.  —  Gittadella,  Notizie 
relative  a  Ferrara,  t.  II,  p.  160.  —  G.  Campori,  1"  Enea  Vico  e  ianlico  museo 
Etttewe  délie  medaqlie  (Modena,  1873);  2°  Gli  intagliatori  di  stampe  e  gli 
Estensi  (1882).  —  G.  Duplessis,  Histoire  de  la  gravure,  p.  109-110. 

(4)  Alphonse  II  prit  à  son  service  iEneas  Vico  en  1563.  Une  lettre  de  Falletti 
au  duc  de  Ferrare  annonce  que  Vico  quitta  Venise  le  19  mai. 


LIVRE   PREMIER.  225 

professeur  à  l'Université.  Les  deux  années  suivantes  furent 
aussi  très  fructueuses.  x'Eneas  Yico  obtint  pour  son  maître  la 
cession  de  trois  cabinets  importants  :  celui  de  Pasqualetti  fut 
payé  cinq  cents  écus,  celui  d'Averoldi  de  Brescia  en  coûta  dix- 
huit  cent  cinquante,  et  Pier  Luigi  Manilio,  lorsqu'il  lui  livra 
le  sien,  en  toucha  quinze  cents,  somme  à  laquelle  le  duc  ajouta 
cinq  cents  ëcus  représentant  la  valeur  de  quelques  objets  anti- 
ques fort  précieux.  Dans  les  différentes  cours  de  l'Italie,  les 
agents  du  duc  s'employaient  à  satisfaire  son  goût  dominant  : 
c'est  ainsi  que  de  Rome  Giulio  Grandi  expédiait,  chaque 
semaine,  un  certain  nombre  de  pièces. 

Nul  n'était  plus  apte  qu'/Eneas  Vico  à  remplir  les  fonctions 
qu'Alphonse  II  lui  confia.  C'était  à  la  fois  un  antiquaire  et  un 
graveur.  Né  à  Parme  en  1523,  il  perdit  sa  mère  en  naissant, 
et  il  n'avait  que  deux  ans  lorsque  son  père  mourut  de  la  peste. 
Il  étudia  d'abord  les  lettres,  mais  il  les  abandonna  bientôt  pour 
s'adonner  au  dessin,  à  la  sculpture,  à  la  peinture  et  à  l'art  du 
graveur.  C'est  à  Rome  (1541)  qu'il  se  perfectionna  dans  le 
maniement  du  burin,  en  s'attacliant  à  suivre  les  traditions 
de  Marc-Antoine.  Il  travailla  beaucoup  alors  pour  l'éditeur 
Tommaso  Barlacchi.  En  même  temps,  il  étudia  avec  passion 
les  monuments  de  l'antiquité  en  général,  et  les  médailles  en 
particulier.  De  Rome  il  se  transporta  à  Venise.  Il  s'y  fit  con- 
naître en  1548  comme  antiquaire  par  un  livre  consacré  aux 
médailles  antiques  :  Imagini  con  tutti  i  riversi  trovati  e  le  vite 
degli  imperatori.  A  l'indépendance  dont  il  jouissait,  il  ne  tarda 
pas  à  préférer,  malgré  les  conseils  de  l'Arétin,  le  service  des 
princes,  et  il  se  rendit  auprès  de  Côme  II  de  Médicis,  qui  ne 
le  garda  pas  longtemps.  Revenu  à  Venise,  il  s'associa  avec 
l'érudit  Antonio  Zantani  et  publia  en  1555  les  Discorsi  sopra 
le  niedaglie  degli  antichi,  en  1557  les  Imagini  délie  donne 
auguste,  dédiées  au  cardinal  Hippolyte  II  d'Esté,  et  en  15G0 
les  Conimentarii  aile  anliche  medaglie  degV  imperatori  romani, 
ouvrage  que  recommandaient  la  nouveauté  du  sujet  et  un 
grand  nombre  de  gravures.  Vers  cette  époque,  iEneas  Vico 
se  signala  également  par  un  portrait  de  Charles-Quint,  magis- 
I.  15 


226  L'ART    1- EUH  AU  AI  S. 

tralement  exécuté,  qu'il  porta  lui-même  à  l'Empereur  en  Alle- 
magne. 

Durant  son  séjour  à  Venise,  il  se  lia  avec  Girolamo  Falletii, 
ambassadeur  d'Alphonse  II.  Falletti,  pour  donner  plus  d'in- 
térêt à  V  Histoire  de  la  famille  d'Esté  quû  était  en  train  d'écrire, 
le  chargea  de  graver  l'arbre  généalogique  de  cette  famille.  Com- 
mencé à  Venise,  ce  travail  fut  achevé  h  Ferrare,  le  duc  ayant 
réussi  à  fixer  auprès  de  lui  ^Eneas  Vico  (qu'il  appréciait  à 
la  fois  comme  numismate  et  comme  graveur)  (1),  en  lui  pro- 
mettant une  pension  mensuelle  de  vingt-cinq  florins  d'or. 

Tout  en  s'occupant  de  médailles  à  la  cour  du  duc,  il  ne 
délaissa  pas  le  burin.  Il  fit  un  grand  portrait  en  buste 
d'Alphonse  II  et  consacra  cinquante  planches  à  la  reproduc- 
tion des  costumes  portés  par  les  habitants  des  villes  et  ceux  de 
la  campagne  en  Italie,  en  France,  en  Espagne,  en  Portugal, 
en  Angleterre,  en  Flandre  et  dans  les  autres  parties  du  monde, 
«  ilche  fu  cosa  d'iiigegno  e  hella  e  capricciosa  (2)  ii  . 

Il  n'avait  que  quarante-quatre  ans  lorsque,  le  17  août  1567, 
dans  le  Castello,  il  fut  frappé  d'apoplexie  et  tomba  mort  en 
présence  d'Alphonse  II,  pendant  qu  il  présentait  à  ce  prince, 
au  nom  du  Franciscain  Agostiiio  Righini  (3),  un  grand  vase  à 
deux  anses,  avec  des  figures,  que  sa  chute  brisa  en  partie. 
Cette  mort,  précédée  de  peu  par  celle  de  Camillo  d'Urhin, 
peintre  de  majoliques,  qu'avait  tué  l'explosion  d'une  coule- 
vrine,  affligea  beaucoup  le  duc,  comme  le  constata  Bernardo 
Canigiani,  résident  florentin  à  la  cour  de  Ferrare,  dans  une 

(1)  ^Eneas  Vico  jjrava  îles  peintures  de  Parmi{|ianin(),  de  l'erino  del  Va{>a,  de 
Vasari,  de  Rosso,  de  Michel-Ange  (notamment  la  Léda),  V Annonciation  de 
Titien,  la  Conversion  de  saint  Paul  par  Franccsco  Salviati.  Il  fit  pour  Giulio 
Glovio  un  Saint  Georyes  tuant  le  dragon,  et  pour  Doni  les  portraits  de  Henri  II, 
roi  de  France,  de  Beiuljo,  de  l'Arioste,  de  Gello,  de  Gipriano  Morosino  et  de 
Doni  lui-même.  On  remarque  aussi  parmi  ses  gravures  des  ornements  dans  la 
manière  des  anciens.  Ses  planches  sont  très  inégales  :  il  y  en  a  de  négligées  et 
d'incorrectes,  mais  on  en  pourrait  citer  qui  témoignent  d'un  réel  mérite.  Le  grand 
Portrait  de  C/tarles-Quint,  daté  de  1550,  et  la  Le'da  d'après  Michel-Ange  sont 
au  nombre  des  meilleures  qu'il  ait  faites. 

(2)  Vasari,  t.  V,  p.  429. 

(3)  highini,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  théologiques,  jouissait  d'une  grande 
autorité  auprès  du  duc. 


LIVllE   P  REMI  EU.  227 

lettre  datée  du  28  août.  ^Eneas  Yico  laissa  ses  biens  à  sa  femme, 
Gatherina  Maffei,  de  Venise,  et  à  son  neveu  Camillo. 

Quoique  privé  des  conseils  d'iEneas  Vico,  Alphonse  ne  cessa 
pas  d'accroître  sa  collection  de  médailles  antiques.  Il  acheta 
en  1573  le  cabinet  d'ErcoIe  Basso,  gentilhomme  bolonais,  et, 
plus  tard,  les  monnaies  que  possédaient  Giovanni  Francesco  da 
Parma,  Cesare  Targioni,  Tomaso  da  Bologna  et  un  Allemand 
dont  le  nom  est  resté  inconnu.  Enfin,  pendant  un  voyagea 
Rome,  l'évêque  de  Narni  lui  fit  cadeau  de  sa  propre  collection, 
qui  était  très  précieuse. 

Outre  /Eneas  Vico,  on  peut  citer  quatre  graveurs,  dont  les 
noms  sont,  il  est  vrai,  peu  connus,  qui  travaillèrent  pour 
Alphonse  II.  Mariino  Rota  di  Sehenico  grava  un  l)uste  ovale  du 
duc(l);  cette  planche  manque  de  style.  Giovanni  Battista  d'An- 
geli  de  Vérone,  surnommé  del  Moro  parce  qu'il  était  élève  de 
Francesco  Torbido  qui  avait  lui-même  ce  surnom,  dédia  à 
Alphonse  II  une  estampe  représentant  la  Calomnie  d'Aptlle.  A 
l'instigation  d'Andréa  Bragadin,  gentilhomme  vénitien,  Giulio 
Sanuio  de  Venise,  en  gravant  Apollon  et  Marsjas  d'après  une 
composition  attribuée  au  Corrège,  inscrivit  sur  une  bannière 
tenue  par  Minerve  une  dédicace  à  Alphonse  II  (18  juillet  1 502). 
Dans  une  très  grande  estampe  qui  offre,  selon  nous,  peu  d'in- 
térêt, Domenico  Tehaldi  de  Bologne  représenta  le  palais  ducal 
de  Ferrare,  d'après  un  dessin  de  l'architecte  Alghisi.  On  lit,  en 
effet,  sur  un  cartel  :  ^  Galassi  Alghisi  Carpens.  apud  Alphon- 
suin  II  Ferrariae  duceni  architecti  opus ,  Doniinicus  Thehal- 
dus  Bononiensis  graphice  in  aère  lahoravit  anno  156(>.  »  A  la 
seconde  moitié  du  seizième  siècle  appartiennent  également 
Gaspare  Ruina,  né  à  Modène,  qui  grava  surtout  des  sujets 
mythologiques  et  allégoriques,  et  le  Parisien  Etienne  Dupérac, 
qui ,  protégé  par  le  cardinal  Hippolyte  II  et  par  le  cardinal  Louis 
d'Esté,  séjourna  dans  leur  villa  de  Tivoli.  Il  prit  le  palais  et 
les  jardins  de  cette  villa  pour  sujet  de  plusieurs  planches  cju'il 
dédia   à    Catherine  de  Médicis  (8  avril   1573).    De    retour  à 

(l)    Hartscii,  Peintre  graveur,  xvi,  267. 


228  L'AllT    FEiniAUAIS. 

Paris,  où  il  exerça  les  fonctions  d'architecte  du  Roi,  il  dëdia  à 
Marie  de  Médicis  quel([ues  autres  gravures  intitulées  :  Vues  et 
perspectives  des  jardins  de  Tivoli. 

De  tous  les  arts  en  honneur  à  la  Cour  d'Alphonse  II,  celui 
que  l'on  poussa  le  plus  loin  fut  la  musique  (1).  Les  maîtres 
éminents  affluèrent  autour  d'un  prince  dont  la  faveur  leur 
était  assurée  (2),  et  la  passion  de  la  musique  se  répandit  dans 
la  société  entière.  Ce  n'était  pas  seulement  pour  égayer  les 
noces  des  membres  de  la  famille  d'Esté  ou  pour  fêter  la  venue 
des  princes  étrangers,  des  cardinaux  et  des  ambassadeurs  que 
des  concerts  étaient  organisés.  La  musique  était  le  délassement 
presque  quotidien  du  duc  de  Ferrare  à  la  ville  et  à  la  cam- 
pagne ;  elle  intervenait  et  dans  les  offices  religieux  et  dans  la 
représentation  des  comédies  ;  elle  accompagnait  ou  suivait  les 
repas  un  peu  solennels.  Pendant  une  maladie  du  duc,  un 
artiste  romain,  Giulio,  chanta  plusieurs  fois  dans  sa  cham- 
bre (1592).  Quelques  pièces  du  Castello,  appelées  camere  délia 
musica,  servaient  de  lieux  de  réunion  aux  artistes  ;  on  y  avait 
installé  les  archives  musicales,  comprenant  les  ouvrages  ma- 
nuscrits et  imprimés  des  auteurs  antérieurs  et  contemporains, 
italiens  et  étrangers,  et  l'on  y  avait  réuni  une  précieuse  collec- 
tion d'instruments  à  cordes,  à  archets,  à  vent  et  à  trous  (3). 
Ippolito  Fiorino,  maître  de  chapelle  d'Alphonse  II,  et  Luzzasco 
Luzzaschi  (4),  organiste  ducal,  furent  les  organisateurs  des 
concerts  publics  et  privés.  Frizzi  (t.  IV,  p.  442)  cite  une 
vingtaine  de  musiciens  qui  obtinrent  une  grande  vogue.  Nous 
nous  bornerons  à  en  nommer  quelques-uns.  Alfonso  dalla  Viola 
composa   de    la    musique  pour  V Orhecche  de  Cintio  Giraldi, 

(1)  Lui{;i  Francesco  Valdrighi,  Cnppelle,  concerti  e  tnusiche  di  Casa  d'Esté, 
dans  les  Atti  e  inemovie  délie  deputazioni  di  storia  patria  per  le  provincie  uiode- 
nesi  e  parmensi,  sciie  111,  vol.  II. 

(2)  Anna,  Lucrèce  et  Éléonore,  sœurs  du  duc,  le  cardinal  Louis,  son  frère, 
et  le  cardinal  Hippolyte  II,  son  oncle,  partageaient  son  goût  pour  la  musique. 

(3)  Les  principaux  instruments  en  usage  à  cette  époque  étaient  le  luth,  la 
viole,  le  violon,  le  trombone,  le  rebec,  le  cornet  tlroit  et  le  cornet  tortu,  la  flûte, 
la  lyre,  la  harpe,  le  clavecin  et  l'orgue. 

(4)  Luzzasco,  en  1580,  fut  récompensé  de  ses  services  par  le  don  d'une  maison 
à  Voghenza. 


LIVRE   PREMIER.  229 

pour  lo  Sfortunalo  d'Agostino  Argenti,  ^omyV Aretusa  d'Alberto 
Lollio  (1).  La  musique  intercalée  dans  la  représentation 
(VÉglé,  pièce  également  due  à  Cintio  Giraldi,  fut  Tœuvre 
d'Antonio  dal  Cornelto.  G.  Alexandre  de  Milleville,  fils  du  Fran- 
çais Jean,  surnommé  Jean  de  Ferrare,  avait  été  donné  comme 
maître  par  la  duchesse  Renée  aux  petites  princesses  Anna, 
Lucrèce  et  Éléonore.  Il  composa  plusieurs  livres  de  chant. 
Son  fils,  nommé  François,  fut  aussi  un  musicien  distingué. 
Alexandre  de  Milleville  était  déjà  connu  en  1544;  on  le  re- 
trouve jusqu'en  1573.  Le  Flamand  Giaches  de  Wert^  tout  en 
étant  au  service  du  duc  de  Mantoue,  vint  fréquemment  à  Fer- 
rare,  où  son  talent  excita  l'admiration.  Il  était  à  la  fois  virtuose 
et  compositeur  ;  il  a  laissé  de  la  musique  de  chambre  et  un 
grand  nombre  de  madrigaux,  dont  le  premier  livre  fut  im- 
primé à  Venise  en  1558.  Il  vivait  encore  le  10  septembre  1591. 
Dans  les  concerts  de  la  cour,  les  dilettanti  ferrarais  et  les 
plus  nobles  dames  ne  craignaient  pas  de  prêter  leur  concours 
aux  artistes  de  profession.  Les  répétitions  avaient  lieu  en  pré- 
sence du  duc,  dont  on  écoutait  les  avis  avec  déférence.  De 
1583  à  1589,  Tarquinia  Molza  donna  l'impulsion  à  toutes  les 
bonnes  volontés  et  dirigea  les  chœurs  auxquels  prenaient 
part  les  femmes  des  gentilshommes.  Elle  était  de  Modène. 
La  théologie  et  la  philosophie  ne  lui  étaient  pas  moins  fami- 
lières que  la  science  et  la  pratique  de  la  musique  ;  elle  tra- 
duisit des  ouvrages  grecs  et  latins,  écrivit  en  langue  vul- 
gaire sur  des  sujets  très  variés  et  cultiva  la  poésie.  L'Em- 
pereur essaya  de  l'attirer  auprès  de  lui,  mais  elle  préféra  en- 
trer au  service  de  la  duchesse  de  Ferrare  comme  dame 
d'honneur,  avec  une  pension  mensuelle  de  cinquante-deux 
/?Ve.  Quand  elle  chantait  en  s'accompagnant  de  la  viole,  du 
luth  ou  de  la  harpe,  elle  exerçait  une  véritable  séduction  :  on 
la  surnomma  VUni'ca.  Elle  n'était  cependant  pas  seule  à  char- 
mer les  amateurs  délicats;  Anna  Guan'na  n'avait  guère  moins 

(1)  jNous  aurons  occasion  de  parler  encore  d'Altonso  dalla  Viola  à  propos  des 
Banchelli  de  Messisl»U{;o,  dans  le  chapitre  consacré  aux  l>',rcs  ornés  de  {;ravurcs 
sur  hois. 


230  I/AT.T    FEURAHAIS. 

de  rcputation.  Ces  deux  femmes  chantaient  h  première  vue  les 
morceaux  les  plus  difficiles.  La  passion  pour  la  musique  établit 
entre  Tarquinia  Molza  et  Giaches  de  Wert  une  amitié  qui 
devint  bientôt  de  Tamour,  quoique  Tarquinia  fût  dans  la  matu- 
rité deTàge.  En  dépit  des  précautions  prises,  ses  sentiments 
ne  restèrent  pas  longtemps  ignorés  de  son  entourage,  et  une 
correspondance  compromettante  fut  mise  sous  les  yeux  du 
duc,  qui  exigea  que  Tarquinia  prît  un  prétexte  pour  quitter 
Ferrare.  Elle  se  retira  à  Modène  chez  sa  mère,  rompit  toute 
relation  avec  Giaches  de  Wert  et  se  consola  par  ses  études 
favorites.  La  cittadùuuiza  romana  lui  fut  accordée  en  1600, 
et  elle  mourut,  le  8  août  1617,  à  soixante-quinze  ans  (l). 

Pour  les  grands  concerts,  Alphonse  II  fit  aussi  appel  aux 
religieux  qui  excellaient  à  chanter.  Afin  que  ceux-ci  n'attris- 
tassent point  par  leurs  grossiers  vêtements  de  laine  les  bril- 
lantes réunions  auxquelles  il  les  conviait,  il  leur  faisait  mettre 
par-dessus  leur  tunique  des  manteaux  de  drap  noir,  dont  le 
cardinal  Gambara  obtint  en  1582  la  suppression. 

Le  goût  de  la  musique  se  répandit  jusque  dans  les  monas- 
tères des  religieuses  de  Sant'  Antonio,  de  San  Silvestro  et  de 
San  Vito.  Non  seulement  les  religieuses  s'exerçaient  à  chanter, 
mais  les  instruments  à  cordes,  à  archets  et  à  vent  ne  leur 
étaient  pas  étrangers.  La  musique  qu'elles  faisaient  leur  atti- 
rait des  auditeurs  nombreux  et  distingués,  et  leur  renommée 
avait  dépassé  les  murs  de  Ferrare  (2).  Après  son  mariage  avec 
Philippe  III,  roi  d'Espagne,  mariage  célébré  à  Ferrare  par  le 
pape  Clément  YIII,  Marguerite  d'Autriche  visita  avec  sa  mère 
et  son  oncle  l'église  de  Santa  Maria  in  Yado,  puis  se  rendit 
chez  les  religieuses  de  San  Vito,  qui  firent  de  la  musique  en  sa 
présence  et  reçurent  d'elle  deux  cents  ducats  comme  témoi- 
gnage du  plaisir  qu'elle  avait  eu  à  les  entendre  (1508)  (3). 


(1)  Amilcare  Ramazzini,   Les   musiciens  jlainands  a  la  coiw  de  Ferrare,  clans 
VArchivio  storico  lombardo  du  31  mars  1879. 

(2)  Voyez  Larousse,   Dictionnaire   universel,   du  A''   au    XIV  siècle,  p.   733. 
(Instruments  de  musique.) 

(3)  Fnizzi,  Mcm.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  V,  p.  34. 


LIVRE    PREMIER.  231 

Alphonse  II  fut  le  dernier  des  princes  d'Esté  qui  aient 
régné  h  Ferrare.  N'ayant  point  d'enfants,  il  essaya  d'assurer  le 
trône,  nous  l'avons  déjà  dit,  à  son  cousin  César,  qui  était  fds 
d'un  bâtard  d'Alphonse  I"  et  qui  avait  épousé  en  1586  Virginie 
de  Médicis,  sœur  de  François,  grand-duc  de  Toscane.  Dès 
1590,  il  entra  en  négociations  avec  le  Saint-Siège  afin  de  le 
faire  reconnaître  comme  son  successeur.  Grégoire  XIV  se 
montra  favorable  à  ses  desseins,  mais  la  mort  de  ce  pape  en 
empêcha  la  réalisation.  Innocent  IX  et  Clément  VIII  ne  lui 
laissèrent  aucune  espéi'ance.  Il  fit  cependant  un  testament  en 
faveur  de  César  (1595)n,  et,  étant  tombé  gravement  malade  en 
1507,  il  convoqua  auprès  de  lui  les  principaux  citoyens,  leur 
donna  lecture  de  ce  testament  et  leur  recommanda  l'héritier 
qu'il  s'était  choisi.  Il  mourut  le  27  octobre.  César  d'Esté  fut 
proclamé  duc  de  Ferrare  ;  mais,  menacé  d'une  guerre  dans 
laquelle  il  vit  qu'il  ne  serait  soutenu  par  aucun  prince,  il  se 
résigna  à  abandonner  les  États  qui  relevaient  du  Saint-Siège, 
en  obtenant  de  garder  Modène  et  Reggio,  dont  l'empereur 
Rodolphe  II  lui  conféra  l'investiture.  La  négociatrice  de  ces 
conventions  fut  Lucrèce,  duchesse  d'Urbin,  l'ancienne  pro- 
tectrice du  Tasse.  A  la  fin  de  janvier  1598,  le  cardinal  légat 
Pietro  Aldobrandini  prit  possession  de  Ferrare  au  nom  du  Sou- 
verain Pontife,  et  le  8  mai  Clément  VIII  (Ippolito  Aldobran- 
dini) y  fit  son  entrée.  Il  y  resta  six  mois  et  demi  (1),  qu'il  con- 


(1)  Les  Ferrarais  eurent  plus  d'une  fois  l'occasion  d'assister  alors  à  de  curieuses 
cérémonies.  Le  jour  de  la  Fête-Dieu,  malgré  une  pluie  torrentielle,  le  Pape, 
accompagné  de  toute  la  cour  romaine,  porta  pieds  nus  le  Saint  Sacrement  dans 
les  rues  de  la  ville.  Un  autre  jour,  après  une  messe  célébrée  en  l'honneur  de  la 
paix  rétal)lie  entre  la  France  et  l'Espagne  grâce  à  l'intervention  du  Saint-Siège, 
Clément  VIII,  assis  sur  la  sedia  /jestatoria,  prit  part  à  une  procession  non  moins 
solennelle.  Les  fêtes  profanes  ne  manquèrent  pas  non  plus  lors  des  mariages  de 
Philippe  III,  roi  d'Espagne,  avec  Marguerite  d'Autriche,  et  de  l'archiduc  Albert 
d'Autriche  avec  Isabelle,  fille  du  roi  d'Espagne  Philippe  II,  mariages  célébrés  par 
le  Pape  lui-même  :  des  mascarades  parcoururent  les  rues;  un  bal  fut  donné  dans 
le  CaslcUo;  des  courses  de  barques,  dont  les  femmes  de  Comacchio  étaient  les 
héroïnes,  eurent  lieu  sur  un  canal,  et  les  élèves  des  Jésuites  représentèrent  en 
langue  latine  l'histoire  de  Judith  et  d'IIolopherne.  Fnizzi,  ISÏem.  per  la  sloria  di 
Ferrara,  t.  V,  p.  34-35.  —  A.  lÎEUToi.OTTi,  Ârlisti  bolof/iiesi,  ferraresi  ed  alciini 
altri  nel  gia  stcito  pontijicio  in  Borna  ;  1885,  p.  67. 


232  L'ART    FERIIARAIS. 

sacra  à  Torganisation  du  nouveau  gouvernement,  et  en  1599, 
afin  de  s'assurer  à  tout  jamais  l'obéissance  des  Ferrarais, 
il  fit  élever  à  l'angle  de  la  ville,  entre  le  midi  et  l'ouest,  une 
forteresse  pour  la  construction  de  laquelle  l'architecte  Pom- 
peo  Targone  sacrifia  deux  faubourgs,  le  Castel  Tedaldo,  plu- 
sieurs églises,  quelques  palais,  un  hôpital  et  la  villa  du  Bel- 
védère. Cette  forteresse  ne  fut  détruite  qu'en  1805. 


CHAPITRE  II 

DÉTAILS  SUR  LES  SAINTS  LE  PLUS  SOUVENT  REPRÉSEiSTÉS 
PAR  LES  ARTISTES  FERRARAIS 


Entre  les  croyances  des  peuples  et  les  productions  de  l'art 
il  y  a  toujours  eu  une  étroite  connexion.  Les  artistes  sont  les 
interprètes  des  sentiments  de  la  foule  ;  ils  s'inspirent  des  mêmes 
convictions  et  des  mêmes  enthousiasmes;  satisfaire  la  piété 
générale  était  jadis  le  but  principal  de  leurs  efforts.  Avant 
d'étudier  les  œuvres  des  sculpteurs,  des  peintres,  des  graveurs, 
il  est  donc  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'état  des 
esprits  à  Ferrare  au  point  de  vue  religieux,  et  de  retracer 
brièvement  les  actes  des  saints  dont  les  princes  et  leurs  sujets 
se  plurent  à  voir  représenter  l'image  dans  les  statues,  les  bas- 
reliefs,  les  tableaux,  les  tapisseries  et  les  livres. 


SAINT     GEORGES. 


Dès  le  commencement  du  quatrième  siècle,  la  province  de 
l'Emilie  adopta  le  christianisme,  qui  avait  été  introduit  à 
Ravenne  en  46  par  saint  Apollinaire,  disciple  de  saint  Pierre. 
Le  premier  saint  en  faveur  auprès  des  habitants  de  l'ancienne 
Ferrare  fut  saint  Georges.  Rien  n'est  plus  naturel,  si  l'on  réflé- 
chit à  l'influence  des  Grecs  de  Constantinople  dans  cette  con- 


234  I/AUT    FEU  II  AU  AÏS. 

trée,  quand  Narsè?  eut  substitué  h  la  domination  des  Ostrogoths 
la  domination  de  Justinien  (553),  celui  de  tous  les  empereurs 
qui  mit  le  plus  de  passion  à  propaf^^er  le  culte  du  héros  chré- 
tien de  la  Cappadoce.  Sans  s'attarder  aux  suppositions  d'après 
lesquelles  il  y  aurait  eu,  vers  la  fin  du  sixième  siècle ,  une 
église  dédiée  à  saint  Georges  (1),  on  peut  affirmer  qu'en  928  la 
cathédrale  primitive  de  Ferrare  portait  le  nom  de  Saint- 
Georges  (2),  et  que,  par  conséquent,  saint  Georges  était  depuis 
un  certain  temps  déjà  le  patron  de  la  ville.  Cette  église,  dont 
le  titre  n'a  pas  changé,  mais  qui  a  maintenant  une  physiono- 
mie toute  moderne,  est  située  entre  les  deux  branches  que  le 
Pô  forme  auprès  de  Ferrare,  entre  le  Pô  di  Yolano  et  le  Pô 
di  Primaro.  Elle  cessa  d'être  la  cathédrale  lorsque  la  cité  eut 
pris  une  grande  extension  sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  et  que 
Guglielmo  II  Adelardi  et  Guglielmo  III  eurent  fait  construire, 
à  la  fin  du  douzième  siècle,  la  cathédrale  actuelle,  également 
dédiée  à  saint  Georges. 

Pendant  tout  le  cours  de  l'histoire  de  Ferrare,  la  vénération 
pour  ce  glorieux  martyr  éclate  hautement  (3).  Dans  les  actes 
par  lesquels  les  Ferrarais  se  soumirent  h  la  souveraineté  d'Az- 
zolino  d'Esté  (1208)  et  du  marquis  Obizzo  (1264),  saint  Georges 
est  pris  à  témoin,  après  la  Trinité  et  la  sainte  Vierge.  Le  statut- 
de  1268  imposa  à  chaque  corporation  et  à  chaque  citoyen  qui 
possédait  des  biens  valant  au  moins  cent  lire  impériales  l'obli- 
gation d'offrir  un  cierge  à  l'autel  de  Saint-Georges  la  veille  de 
la  fête  du  saint.  Le  souvenir  de  saint  Georges  s'associa  même 
aux  réjouissances  publiques  :  dès  1279,  le  jour  de  sa  fête, 
c'est-à-dire  le  23  avril  (4),  toute  la  population  assistait  à  ces 
courses  de  chevaux  qui  devinrent  le  spectacle  favori  des  grands 


(1)  Luigi  Ughi,  //  culto  di  San  Giorgio  pressa  i  Ferraresi.  Fcrrara,  1811. 

(2)  Suivant  Jacopo  A{;nelli,  elle  aurait  été  ronsacrée  en  658,  alors  que  le 
trône  de  saint  Pierre  était  occupé  par  Vitaliano.  [Notizie  istoriche  del  f/ran  mar- 
tire  San  Giorgio,  p.  69.  Ferrara,  1751.) 

(3)  Frizzi,  Memorie  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  I,  p.  226. 

(4)  C'est  le  23  avril  que  tombe  la  fête  de  saint  Georges,  mais  les  Ferrarais 
obtinrent,  on  ne  sait  pour  quel  motif,  l'autoiisation  de  la  célébrer  le  lendemain. 
Cet  usajje  était  déjà  en  vigueur  en  1462. 


I,IVRE   PREMIER.  235 

et  des  petits  (1).  L'image  de  saint  Georges  est  celle  qui  appa- 
raît le  plus  souvent  :  on  la  trouve  sur  les  sceaux  publics  (2), 
sur  les  autels  de  la  cathédrale,  dans  les  miniatures,  apparte- 
nant à  la  seconde  moitié  du  quinzième  siècle,  qui  ornent  les 
missels  de  cette  église,  sur  certaines  monnaies  exécutées  vers 
la  même  époque  et  dans  le  frontispice  des  statuts  de  1567. 
Elle  figure  aussi  parmi  les  ornements  du  tombeau  de  Lorenzo 
Roverella.  Nombre  de  peintres  l'introduisirent  dans  leurs 
tableaux,  notamment  Viltoî'e  Pisano,  Gelasio  délia  Masnada  (3), 
Garofalo  et  Dosso.  La  collection  formée  par  les  ducs  de  Fer- 
rare  comprenait  également  un  Saùit  Georges  dû  à  Sodouia, 
comme  le  prouve  une  lettre  de  ce  peintre  à  Alphonse  I"  (3  mai 
1518).  Enfin,  le  poète  Lilio  Gregorio  Giraldi  (1479-1552)  com- 
posa un  hymne  en  l'honneur  du  glorieux  protecteur  de  sa  ville 
natale. 

Souvent  désolée  par  la  peste,  la  disette  et  les  tremblements 
de  terre,  la  ville  de  Ferrare  implorait  dans  ces  temps  de  cala- 
mité l'intercession  de  saint  Georges,  et  les  reliques  du  saint 
étaient  portées  solennellement  en  procession  à  travers  les  rues. 
Ces  reliques  se  composent  d'un  os  du  bras,  d'une  partie  du 
crâne  et  d  un  fragment  d'étendard  militaire.  On  a  prétendu 
que  l'os  du  bras  de  saint  Georges,  qui  est  renfermé  dans  un 
bras  d'argent,  ciselé,  émaillé  et  doré  en  1388  sous  l'épiscopat 
de  Tomraaso  Marcapesci  (4),  fut  apporté  de  Palestine  par  le 
comte  Robert  de  Flandre,  et  que  celui-ci  le  donna  à  la  com- 
tesse Mathilde,  laquelle  l'offrit  à  la  cathédrale  de  Ferrare  en 
1  110;  mais  cette  assertion  ne  peut  se  soutenir.  Guillaume  de 
Tyr  ne  rapporte  pas  que  Robert  de  Flandre  soit  allé  au  delà  de 


(1)  C'est  pendant  la  fètc  de  saint  (Teoijjos  que,  en  1475,  Jérôme  Savonarolc 
quitta  Ferrare  à  l'insu  de  ses  parents  pour  aller  prendre  à  Holojjnc  l'habit  de 
Saint-Donnnirpie. 

(2)  Le  sceau  pulilie  que  Bcltraniino  l'allavicino,  évècjue  de  Pologne,  remit  à 
Ohizzo  en  1344  de  la  part  du  Pape,  quand  Clément  VI  accorda  à  ce  prince  un 
renouvellement  d'investiture,  poitait  l'image  de  saint  Georges  à  cheval. 

(3)  Barl'ffaldi,  Vite,  etc.,  t.  I,  p.  6.  —  Fiuzzi,  Memorie  per  la  storia  di  Fer- 
rara,  t.  III,  p.  165. 

(4)  Voyez  les  pages  consacrées  à  l'orfèvreiie  (liv.  III,  cli.  iii\ 


236  T/ART    FEREARAIS. 

TEuplirate;  Robert  revint  en  1 105  et  n'aborda  pas  en  Italie  (1). 
Les  deux  autres  objets,  conservés  primitivement  à  Rome  dans 
l'église  de  San  Giorgio  in  Velabro ,  furent  obtenus  de  Clé- 
ment VIII  en  inOO  par  Fontana,  évêque  de  Ferrare.  C'est  un 
buste  d'argent  qui  contient  le  crâne  de  saint  Georges.  Les 
reliques  que  nous  venons  de  mentionner  sont  exposées  chaque 
année  pendant  neuf  jours,  à  partir  du  24  avril,  dans  des  vi- 
trines disposées  autour  du  chœur. 

Quelques  détails  sur  la  vie  et  la  légende  de  saint  Georges 
nous  semblent  bons  à  rappeler  (2).  Il  naquit  en  Cappadoce  de 
parents  nobles  et  riches  attachés  à  la  religion  chrétienne. 
Tout  jeune,  il  perdit  son  père,  qui  périt  sous  les  armes;  puis  il 
accompagna  sa  mère  en  Palestine  où  elle  était  née  et  où  elle 
possédait  des  biens  considérables.  Il  embrassa  de  bonne  heure 
la  même  carrière  que  son  père,  et  il  était  déjà  tribun  militaire 
quand  sa  mère  mourut.  Il  se  rendit  alors  à  Nicomédie ,  en 
Bithynie.  Dioclétien,  qui  se  trouvait  à  Nicomédie,  eut  l'occa- 
sion d'apprécier  à  la  fois  sa  valeur  et  sa  sagesse ,  fonda  sur  lui 
les  plus  grandes  espérances  et  le  nomma  maître  de  camp. 
Georges  n'avait  guère  que  vingt  ans  ;  il  était  remarquablement 
beau.  Le  plus  brillant  avenir  paraissait  lui  être  réservé.  Sur 
ces  entrefaites,  l'Empereur,  à  l'instigation  du  féroce  Galère, 
préluda  aux  persécutions  acharnées  contre  les  chrétiens  par 
des  mesures  odieuses  qui  trahissaient  ses  intentions.  Voyant 
aussitôt  qu'il  fallait  choisir  entre  sa  fortune  mondaine  et  sa 
fidélité  à  Dieu,  Georges  n'hésita  pas  un  instant  et  se  regarda 
comme  une  des  futures  victimes  de  Dioclétien.  Afin  de  se  pré- 
parer à  tous  les  détachements,  il  vendit  ses  biens,  en  distribua 
le  prix  aux  pauvres  et  donna  la  liberté  à  ses  esclaves.  L'occa- 
sion d'affirmer  ses  croyances  ne  tarda  pas  à  lui  être  offerte. 
Avant  de  lancer  son  édit  de  persécution,  l'Empereur  voulut 
prendre  l'avis  des  principaux  fonctionnaires  de  la  province  et 

(1)  RoLLANDiSTES,  Acta  saiictorum,  édition  Palmé,  t.  XV,  p.  153-160. 

(2)  Voyez,  outre  les  biojjraphies  d'U{;hi  et  d'Agnelli  que  nous  avons  men- 
tionnées, celles  qu'ont  publiées  à  Ferrare  Anseluiini  (1692)  et  Agostino  Pcruzzi 
(1841),  ainsi  que  la  Vie  des  saints,  par  Ribadeneira,  t.  IV,  p.  337 


LIVRE    P  REMI  EU.  237 

des  hauts  dignitaires  de  1  armée,  au  nombre  desquels  était  le 
jeune  maître  de  camp.  A  peine  Georges  eut-il  entendu  les 
accusations  formulées  contre  les  chrétiens  qu'il  se  leva  pour 
en  relever  l'injustice,  et  que,  proclamant  sa  foi,  il  démontra 
la  fausseté  du  paganisme.  Cette  liberté  de  langage  amena 
l'incarcération  de  celui  qui  se  l'était  permise,  et  Dioclétien, 
dans  l'espoir  d'une  rétractation,  ordonna  qu'on  eût  recours 
aux  tourments  les  plus  raffinés.  Sur  le  corps  du  jeune  confes- 
seur étendu  à  terre,  on  roula  une  énorme  pierre  qui  devait 
pour  ainsi  dire  le  broyer,  et  sous  le  poids  de  laquelle  il  passa 
toute  une  nuit.  Quelle  ne  fut  pas  la  surprise  des  bourreaux 
lorsque,  au  point  du  jour,  ils  le  trouvèrent  vivant,  dispos  et 
louant  Dieu  qui  l'avait  miraculeusement  secouru  !  Dioclétien 
essaya  alors  d'arriver  à  ses  fins,  d'abord  en  témoignant  à  saint 
Georges  une  fausse  tendresse  et  en  lui  promettant  tout  ce  qui 
eût  pu  tenter  une  àme  moins  haute,  puis  en  le  menaçant  des 
plus  terribles  épreuves.  Tout  fut  inutile.  A  l'exaspération  du 
souverain  correspondit  un  nouveau  supplice.  Une  roue  armée 
de  crocs  et  de  pointes  tranchantes  comme  des  lames  de  rasoir 
déchira  le  corps  du  patient,  mais  une  voix  céleste  fit  entendre 
ces  mots  :  «  Georges,  ne  crains  rien,  je  suis  avec  toi.  ^  Presque 
en  même  temps,  un  jeune  homme  vêtu  de  blanc  et  dont  le 
visage  rayonnait  s'approcha,  détacha  de  la  roue  l'héroïque 
martyr,  qui  était  presque  évanoui,  et  l'embrassa;  sur-le-champ 
les  blessures  se  cicatrisèrent.  L'intrépidité  de  saint  (^eorges  et 
la  protection  divine  dont  il  avait  été  l'objet  provoquèrent 
l'éclatante  conversion  des  préteurs  Anatolius  et  Protolus,  qui 
furent  bientôt  décapités,  et  la  conversion  secrète  d'Alessandra, 
seconde  femme  de  Dioclétien.  La  rage  de  l'Empereur  n'était 
cependant  pas  encore  assouvie.  Saint  Georges  fut  plongé  dans 
de  la  chaux  vive.  Quand  on  l'en  tira  au  bout  de  trois  jours,  on 
constata  que  son  corps  n'en  avait  pas  reçu  la  moindre  atteinte. 
On  le  fit  ensuite  courir  avec  des  brodequins  garnis  intérieure- 
ment de  pointes  rougies  au  feu,  et  on  le  flagella  cruellement. 
Ne  comprenant  pas  que  tant  de  souffrances  n'eussent  pas  mis 
fin  à  sa  vie,  Dioclétien  crut  à  quelque  sortilège  et  s'imagina 


238  L'ART    F  E  II  II  A  15  Al  S. 

d'opposer  les  artifices  aux  artifices.  A  son  instigation,  le  magi- 
cien Atanagio  fit  boire  à  Georges  deux  breuvages  qui  devaient 
troubler  sa  raison  et  torturer  ses  entrailles;  mais  un  signe  de 
croix  les  avait  rendus  inoffensifs.  «  Pourquoi  vous  étonner? 
s'écria  saint  Georges.  Jésus-Christ  n'a-t-il  pas  promis  à  ceux 
qui  croiraient  en  lui  le  don  des  miracles,  et  jusqu'à  la  puis- 
sance de  ressusciter  les  morts?  »  On  voulut  le  prendre  au  mot 
et  on  lui  demanda  de  confirmer  les  paroles  de  son  Dieu  en 
rendant  la  vie  à  un  mort  enseveli  depuis  quelques  jours,  ce 
qu'il  fit  à  la  stupéfaction  de  tous.  L'homme  ressuscité  et  Ata- 
nagio se  jetèrent  aux  pieds  de  saint  Georges  et  se  convertirent 
à  leur  tour  au  christianisme,  conduite  qui  porta  au  comble  la 
fureur  de  l'Empereur,  sur  l'ordre  duquel  on  leur  trancha  la 
tête.  La  cruauté  de  Dioclétien  n'empêcha  pas  la  foule  de  ma- 
nifester sa  vénération  pour  le  héros  chrétien  qui  trouvait  la 
joie  dans  les  tourments.  C'était  à  qui  le  visiterait  dans  sa  pri- 
son. Tantôt  on  venait  l'implorer  pour  la  guérison  de  quelque 
maladie;  tantôt  on  sollicitait  de  lui  le  baptême,  quitte  à  payer 
de  la  vie  ce  bienfait.  On  eût  dit  que  chaque  goutte  de  sang 
versée  par  saint  Georges  eût  engendré  de  nouveaux  fidèles. 
Dioclétien  résolut  d'en  finir  avec  l'homme  qui  le  bravait.  11  fit 
ériger  un  tribunal  sur  la  grande  place  de  Nicomédie  auprès  du 
temple  d'Apollon,  et  quand  saint  Georges  fut  en  sa  présence, 
il  le  somma  pour  la  dernière  fois  de  sacrifier  aux  dieux,  lui 
promettant  à  ce  prix  son  pardon.  Saint  Georges  consentit  à  se 
rendre  dans  le  temple,  et  l'Empereur,  qui  se  flattait  d'avoir 
dompté  ce  mâle  courage,' convoqua  tout  le  peuple  à  ce  nouveau 
spectacle.  Mais  ses  illusions  durèrent  peu.  Devant  la  statue 
d'xVpollon,  saint  Georges  prononça  ces  paroles  en  faisant  le 
signe  de  la  croix  :  «  Dois-je  t'offrir  un  sacrifice  comme  à  Dieu? 
—  Je  ne  suis  pas  Dieu,  répondit  une  voix  à  l'intérieur  de  la 
statue  ;  il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu,  celui  que  tu  prêches.  —  Com- 
ment, répliqua  le  saint,  oses-tu  demeurer  ici  en  ma  présence, 
puisque  je  connais  et  adore  le  vrai  Dieu?  »  A  ces  mots,  on 
entendit  des  gémissements  sortir  de  toutes  les  idoles  ,  qui 
s'écroulèrent  à  la  fois.  Les  prêtres  des  faux  dieux  crièrent  ven- 


LIVllE    PIIEMIEU.  239 

geance,  et  Dioclétien  écouta  d'autant  plus  volontiers  leurs  sug- 
gestions, que,  sous  ses  yeux,  l'Impératrice  vint  se  jeter  aux 
pieds  du  saint  enchaîné  et  se  proclama  chrétienne.  Il  ordonna 
de  conduire  hors  de  la  ville  saint  Georges  et  Alessandra,  et  de 
leur  trancher  la  tête;  mais,  pendant  que  les  deux  condamnés 
marchaient  joyeux  au  supplice,  1  Impératrice  sentit  tout  à 
coup  ses  forces  l'abandonner  ;  elle  obtint  de  s'asseoir  un  instant, 
fit  une  dernière  prière  et  s'éteignit  sans  souffrance.  Quanta 
saint  Georges,  qu'accompagnaient  en  foule  les  fidèles  avides 
de  sacrifier  aussi  leur  vie  à  leur  foi,  il  fut  décapité  après  avoir 
rendu  grâces  à  Dieu  et  prié  pour  ses  bourreaux,  le  vendredi 
saint,  c'est-à-dire  le  23  avril  de  l'année  303. 

Pasicrate,  son  dévoué  serviteur,  qui  l'avait  sans  cesse  A'isité 
en  prison  et  qui  avait  reçu,  avec  les  confidences  de  ses  joies 
intimes,  ses  suprêmes  instructions,  lui  donna  la  sépulture. 
Mieux  informé  que  personne,  il  écrivit  en  grec  la  biographie 
de  son  maître. 

A  la  gloire  réservée  dans  le  ciel  au  soldat  martyr  devait 
promptement  succéder  pour  lui  la  gloire  terrestre.  Son  culte, 
établi  d'abord  en  Orient,  allait  se  propager  en  Occident. 
L'Eglise  l'invoqua  contre  les  ennemis  de  la  foi,  tandis  que  les 
princes  mettaient  sous  son  patronage  des  ordres  militaires.  Il 
fut  regardé  comme  le  chevalier  chrétien  par  excellence,  et 
c'est  en  effet  sous  les  dehors  d'un  chevalier  secourant  une 
jeune  fille  sur  le  point  d'être  dévorée  par  un  dragon  que  les 
artistes  Font  représenté  le  plus  souvent.  Cet  usage  remonte 
très  haut  (1).  Ceux  qui  l'ont  établi  n'entendaient  nullement 
retracer  un  fait  véritable,  ni  même  une  légende,  mais  traiter 
un  sujet  allégorique  et  personnifier,  suivant  la  coutume  des 
Grecs,  une  province  par  une  femme.  Ici,  saint  Georges  sauve 
la  Cappadoce  en  portant  un  coup  mortel  à  l'idolâtrie  (2). 

Ce  sont  probablement  les  monuments  figurés  qui  donnèrent 
lieu  à  la  formation  de  la  légende  d'après  laquelle  saint  Georges 

(1)  Constantin  avait  fait  suspendre  dans  le  vestibule  de  son  palais  un  tableau 
où  l'on  voyait  le  Peiséc  cliréticii  iléfenduiit  une  prineevsse  contre  un  monstre. 
(2/   Voyez  Les  cca-acleristif/ucs  des  saints,  par  le  I*.  Gaiiieii. 


240  L'AUT    FERUAllAIS. 

aurait  arraché  à  la  mort  la  fille  d'un  roi  menacée  par  un  dra- 
gon. Voici  comment  l'expose  Jacques  de  Voragine  (1)  : 

Cl  Georges  vint  dans  la  ville  qu'on  appelle  Silène  (et  que 
d'autres  nomment  Bérite  ou  Lasia),  près  de  laquelle  était  un 
étang  où  habitait  un  monstre  qui  maintes  fois  avait  fait  reculer 
le  peuple  armé  venu  pour  le  détruire  ;  il  s'approchait  même 
jusqu'aux  murs  de  la  cité,  et  de  son  souffle  tuait  tout  ce  qu'il 
trouvait.  Pour  éviter  de  semblables  visites,  on  lui  donnait  tous 
les  jours  deux  brebis  afin  d'apaiser  sa  voracité.  Si  l'on  y  man- 
quait, il  assaillait  tellement  les  murs  de  la  ville ,  que  son 
souffle  empoisonné  infectait  l'air,  et  que  beaucoup  d'habitants 
en  mouraient.  On  lui  fournit  tant  de  brebis  qu'elles  devinrent 
très  rares,  et  qu'on  ne  pouvait  plus  s'en  procurer  autant  qu'il 
en  fallait  ;  alors  les  citoyens  tinrent  conseil,  et  il  fut  décidé 
qu'on  livrerait  chaque  jour  un  homme  et  une  bête  ;  si  bien 
qu'à  la  fin  on  donna  les  enfants,  filles  ou  garçons,  et  personne 
ne  fut  épargné.  Un  jour,  le  sort  désigna  la  fille  du  roi  comme 
victime.  Le  monarque  épouvanté  offrit  en  échange  son  or, 
son  argent  et  la  moitié  de  son  royaume,  pour  qu'on  épargnât  à 
sa  fille  ce  genre  de  mort  si  cruel.  Mais  le  peuple  s'échauffa  et 
s'écria  que,  puisque  ledit  promulgué  par  le  roi  avait  détruit 
tous  les  enfants,  la  propre  fille  du  monarque  ne  devait  point 
faire  exception.  On  menaça  le  prince,  en  cas  de  refus,  de  le  brû- 
ler, lui  et  son  palais.  Dans  son  désespoir,  le  roi,  s'adressant  au 
peuple,  sollicita  et  obtint  un  délai  de  huit  jours.  Au  bout  de  ce 
temps,  le  peuple  revint  au  palais  et  dit  :  «  Pourquoi  perds-tu 
«  ton  peuple  pour  ta  fille?  Nous  mourons  tous  par  le  souffle  de 
«  ce  monstre.  »  Le  roi  vit  bien  qu'il  devait  se  résoudre  au  sacri- 
fice. Il  fit  couvrir  sa  fille  de  vêtements  royaux,  l'embrassa,... 
lui  donna  sa  bénédiction  en  gémissant  et  la  serra  tendrement 
dans  ses  bras  ;  puis  elle  s'en  alla  vers  le  lac.  Georges,  qui  pas- 
sait parla,  vit  qu'elle  pleurait  et  lui  demanda  ce  qu'elle  avait; 
elle  lui  répondit  :  «  Bon  jeune  homme,  monte  bien  vite  à  che- 
«  val,  et  hâte-toi  de  fuir,  afin  que   tu  ne  périsses  pas   avec 

(1)   Jacques  de  Vorafjine,  auteur  de  la  Légende  dorée,   ht  partie  de  l'Ordre  de 
Saint-Dominique  et  devint  évèque  de  Gênes.  Né  vers  1230,  il  mourut  en  1298. 


LIVRE   PREMIER.  241 

(c  moi.  "  Et  Georges   lui  dit  :   «  Ne  crains  rien,  et  fais-moi 
«  savoir  ce  que  tu  attends  ici,  et  pourquoi  tout  ce  peuple  nous 
«  regarde.  »  Et  elle  répliqua  :  «  Je  vois  que  tu  as  un  cœur 
«  noble  et  grand  :  mais  hâte-toi  de  partir.  «   Georges  reprit  : 
«  Je  ne  m'éloignerai  qu'après  avoir  appris  ce  que  tu  as.  » 
Lorsqu'elle  l'eut  instruit  de  tout,  Georges  ajouta  :   «  Ne  crains 
«  pas,  je   t'aiderai   au  nom  de  Jésus-Christ.  —   Brave  che- 
«  valier,  reprit-elle,  ne  cherche  point  à  mourir  avec  moi  ;  il 
«  suffit  que  seule  je  périsse,  car  tu  ne  pourras  ni  m'aider  ni 
«  me  délivrer,  et  tu  succomberas  avec  moi.  »  Dans  ce  moment, 
le  monstre  sortit  de  l'eau.  Alors  la  vierge  dit  en  tremblant  : 
«  Euis  au  plus  vite,  chevalier.  "   Pour  toute  réponse,  Georges 
monta  sur  son  cheval,  fit  le  signe  de  la  croix,  s'avança  au- 
devant  du  monstre  en  se  recommandant  à  Jésus-Christ,  et  le 
chargea  intrépidement.  Il  brandit  sa  lance  avec  une  telle  force 
qu'il  le  traversa  et  le  jeta  par  terre.  Alors,  s'adressant  à  la  fille 
du  roi,  il  lui   dit   de   passer   sa    ceinture  autour  du  cou  du 
monstre,  et  de  ne  le  redouter  en  rien.  Quand  ce  fut  fait,  le 
monstre  la  suivit  comme   le  chien  le   plus  doux.   Lorsqu'ils 
l'eurent  conduit  dans  la  ville,  le  peuple  s'enfuit  sur  les  mon- 
tagnes et  sur  les  coUines,  en  s'écriant  que  tout  le  monde  allait 
périr.  Mais  Georges  le  retint  en  l'exhortant  à  ne  rien  craindre, 
car  il  avait  été  envoyé  par  le  Seigneur  pour  rendre  au  pays  la 
sécurité.  Et  il  ajouta  :   u  Croyez  seulement  en  Dieu  ;  que  cha- 
"  cun  de  vous  soit  baptisé,  et  je  tuerai  le  dragon.  »  Alors  le 
roi  et  ses  sujets  furent  baptisés  ;  ensuite  Georges  tira  son  glaive 
et  abattit  la  tête  du  monstre  ;  selon  ses  ordres,  quatre  paires 
de  bœufs  le  transportèrent  hors  de  la  ville  (1).  » 

(1)   La  Légende  dorée,  t.  II,  p.  75,  traduction  par  M.  G.  B.  Paris,  1854,  chez 
Delahays.  —  Voyez  é^jaleinent  le  récit  de  Teodoro  Ansclmini,  p.  il-:}7. 


16 


L'A  HT    FEUr.AUAIS. 


II 

SAINT    MAURELIUS(l), 


Saint  Maurelius  n'est  pas  moins  vénéré  que  saint  Georges 
par  les  Ferrarais,  qui  le  regardent  aussi  comme  un  de  leurs 
plus  puissants  protecteurs.  Ce  n'est  pas  l'histoire  qu'il  faut 
interroger  sur  sa  vie,  car  les  sources  d'informations  certaines 
font  défaut.  La  légende  seule  fournit  des  renseignements  sur 
son  compte.  Mais  comme  c'est  elle  qui  a  inspiré  les  artistes, 
il  n'est  pas  sans  intérêt  de  connaître  les  épisodes  qu'elle  con- 
tient. 

Maurelius,  fils  du  i^oi  de  Mésopotamie  Théobald,  naquit  à 
Edesse  (aujourd'hui  Orfa).  Quoique  son  père  fût  païen,  il 
adopta  de  très  bonne  heure,  sous  l'influence  de  la  lecture  des 
Évangiles,  la  doctrine  de  Jésus-Christ,  qu'il  inculqua,  sans 
rencontrer  d'opposition,  à  ses  deux  frères  Hippolyte  etRivallo, 
beaucoup  plus  jeunes  que  lui.  Très  appliqué  à  la  culture  des 
lettres,  h  l'étude  des  lois  et  à  la  science  du  gouvernement,  il 
fut,  vers  sa  dix-huitième  année,  en  état  d'être  associé  à  l'exer- 
cice du  pouvoir  :  on  le  chérissait  pour  sa  justice  autant  que 
pour  la  facilité  de  son  abord.  Cependant,  le  désir  de  se  consa- 
crer uniquement  au  service  de  Dieu  l'emporta  bientôt  sur 
toutes  ses  autres  préoccupations;  mieux  valait,  pensait-il, 
'>  être  un  petit  citoyen  dans  le  ciel  qu'un  grand  roi  dans  ce 
monde  »  .  Il  finit  par  déclarer  à  son  père  sa  résolution.  Toute- 
fois, le  violent  chagrin  de  Théobald  et  les  pressantes  sollicita- 

(I)  Lerjfjcndario  e  vila  et  iniracoli  de  sancto  Maurelio  episc.  e  pati-ono  de  Fer- 
rara,  stamp.  in  Ferr.  pcr  Lorenzo  de'  Rossi  da  Valenza,  1489,  in-i".  —  Spccchio 
d  humilta  clie  contiene  la  vita  di  S.  Maurelio  vescovo  et  lumtire,  protettorc  et 
difensore  délia  citta  di  Ferrara,  srvhlo  in  dialujjo  dal  F.  Don  Mithelangclo 
(Boiiavcri;  :  stanip.  in  Ferrara  1597  per  Vittorio  Haldini  e  ncl  16S5  per  Alphonse 
Marcsli,  in-4\  —  Fnizzi,  Memorie  per  la  r.toiln  di  Ferrara,  t.  I,  p.  230-233. 


LIVRE   PREMIER.  2V3 

tions  des.grands  le  décidèrent  à  ne  l'exécuter  qu'après  la  mort 
du  roi,  mort  qui  eut  lieu,  du  reste,  peu  de  jours  après.  Devenu 
maître  de  lui-même,  Maurelius  eût  pu  réaliser  sur-le-champ  le 
projet  qui  lui  tenait  tant  au  cœur  ;  mais  l'état  des  affaires  lui 
fit  un  devoir  de  continuer  à  les  conduire  durant  trois  ans. 
Pendant  qu'il  régnait  encore,  il  construisit  en  l'honneur  de  la 
sainte  Yiei-ge  une  église,  où  furent  déposés  plus  tard  le  corps 
de  saint  Thomas,  rapporté  des  Indes,  et  ses  propres  dépouilles. 
Enfin,  il  prit  pour  successeur  Hippolyte,  celui  de  ses  frères  qui 
lui  semblait  le  plus  digne  de  gouverner,  et  il  abandonna  son 
royaume. 

Il  se  rendit  à  Smyrne,  auprès  de  l'évéque  Théophile,  dont  il 
gagna  le  cœur  par  son  humilité,  sa  bonté  intelligente  et  sa  . 
ferveur,  et  qui,  au  bout  d'un  certain  temps,  lui  conféra  la 
dignité  de  prêtre.  Sur  ces  entrefaites,  un  hérésiarque  du  nom 
de  Severino,  invoquant  ce  passage  d'un  psaume  :  «  Minuisti  eum 
paulo  minus  ab  angelis  "  ,  nia  que  le  Christ  fût  fils  de  Dieu  et 
gagna  de  nombreux  prosélytes.  Invité  par  l'évéque  à  une  dis- 
cussion en  présence  du  peuple,  il  s'y  refusa.  Théophile  eut 
alors  la  pensée  d'envoyer  à  Rome  Maurelius  pour  demander 
au  Pape  des  conseils  sur  la  conduite  à  tenir.  L'ancien  roi  de 
Mésopotamie  était  à  peine  parti  que  Severino  s'introduisit  dans 
la  cathédrale,  où  il  avait  convoqué  ses  sectateurs,  et  monta  en 
chaire  afin  de  conquérir  de  nouveaux  adeptes.  Le  châtiment 
de  sa  témérité  ne  se  fit  pas  attendre  :  une  flèche  de  feu  tomba 
sur  lui  et  le  réduisit  en  cendres. 

Cette  punition  céleste  fut  annoncée  par  un  ange  à  Maurelius 
pendant  son  voyage.  Il  ordonna  aussitôt  au  pilote  de  le  rame- 
ner à  Smyrne,  mais  une  tempête  poussa  le  navire  dans  le  port 
d'Ostie.  Il  se  trouvait  trop  près  de  Rome  pour  ne  pas  avoir  le 
désir  de  vénérer  les  reliques  de  saint  Pierre  et  de  demander 
au  Pape  sa  bénédiction,  et  il  se  décida  à  s'acheminer  vers  la 
capitale  du  monde  chrétien  avec  plusieurs  de  ses  compagnons. 
Au  même  moment,  une  députation  des  Ferrarais  sollicitait  du 
Souverain  Pontife,  Jean  lY,  la  nomination  d'un  évêque  à  la 
place  de  celui   que    la  mort   leur   avait   enlevé   récemment. 


244  L'ART    FEHRAllAIS. 

Jean  IV  leur  promit  sa  réponse  pour  le  lendemain.  Dans  la 
nuit  qui  précéda  cette  seconde  audience,  saint  Georges,  pro- 
tecteur de  Ferrare,  apparut  au  Pape,  lui  annonça  l'arrivée  de 
Maurelius  et  lui  notifia  que  Dieu  le  voulait  donner  pour 
évêque  aux  Ferrarais.  Dès  l'aurore,  Jean  IV  envoya  quelques 
personnes  de  son  entourage  à  la  rencontre  de  Maurelius,  l'ac- 
cueillit avec  joie,  l'embrassa,  lui  raconta  les  desseins  de  Dieu 
sur  lui,  et  le  désigna  aux  envoyés  de  Ferrare  comme  leur  pas- 
teur. Le  20  avril  638,  il  lui  conféra  la  consécration  ëpiscopale 
et  ne  le  laissa  pas  partir  sans  l'avoir  comblé  de  présents.  En 
même  temps,  les  compagnons  de  voyage  de  Maurelius  repri- 
rent la  route  de  Smyrne  et  se  chargèrent  de  rapporter  à  Théo- 
phile ce  qui  venait  de  se  passer. 

L'arrivée  de  Maurelius  à  Ferrare  fut  célébrée  par  des  trans- 
ports de  joie,  et  cette  joie  se  changea  en  actions  de  grâces 
quand,  à  la  fin  de  la  première  messe  célébrée  par  le  nouvel 
évêque,  on  vit  une  main  tenant  au-dessus  de  sa  tète  une  cou- 
ronne de  rayons ,  tandis  qu'une  voix  céleste  prononçait  ces 
mots  :  "  Pour  avoir  quitté  le  royaume  de  ton  père  et  méprisé 
les  richesses  terrestres,  je  te  comblerai  de  gloire  parmi  les 
anges,  je  serai  le  protecteur  du  lieu  où  tu  reposeras  et  j'exau- 
cerai les  fidèles  qui  viendront  prier  sur  ton  tombeau.  » 

Au  bout  de  huit  années.  Dieu  révéla  à  Maurelius  pendant 
son  sommeil  que  de  cruelles  épreuves  lui  étaient  réservées,  et 
le  saint  évêque  y  acquiesça.  Peu  après,  arrivèrent  quelques- 
uns  de  ses  compatriotes,  envoyés  par  les  grands  de  son  ancien 
royaume.  Ils  lui  apprirent  que  Rivallo  avait  fait  assassiner 
Hippolyte  pour  s'emparer  du  trône  et  prétendait  anéantir 
autour  de  lui  le  christianisme.  La  présence  de  Maurelius  en 
Mésopotamie  semblait  être  seule  capable  de  remédier  à  ce 
triste  état  de  choses,  et  l'on  implorait  son  retour  avec  instance. 
Il  céda,  non  sans  avoir  demandé  à  la  prière  une  inspiration 
surnaturelle,  puis  exposa  la  situation  au  peuple  de  Ferrare, 
promettant  de  revenir  le  plus  tôt  possible. 

C'était  le  martyre  qui  l'attendait  dans  sa  patrie.  Rivallo,  en 
effet,  s'exaspéra  des  remontrances  de  son  frère,  le  fit  jeter  en 


LIVRE   PREMIER.  245 

prison,  tâclia  en  vain  de  lui  arracher  une  abjuration  par  de 
cruels  tourments,  et  ordonna  ensuite  de  le  décapiter  en  secret, 
dans  la  crainte  d'exciter  une  révolte  parmi  ses  sujets  (7  mai 
694).  En  même  temps,  il  annonça  en  public  que  Maurelius 
était  reparti  pour  l'Italie.  Dès  qu'il  eut  proféré  ce  mensonge, 
il  devint  possédé  du  démon ,  confessa  son  crime  au  milieu 
de  son  délire  et  succomba  en  deux  heures  à  d'atroces  souf- 
frances. 

Le  corps  du  martyr,  retrouvé  bientôt,  fut  placé  dans  la 
principale  église  d'Édesse.  Il  y  resta  jusqu'en  1106.  A  cette 
époque,  Maurelius  se  montra  en  songe  à  l'empereur  Henri  IV, 
qui  revenait  d'Arménie,  lui  révéla  que  les  infidèles  allaient 
s'emparer  de  la  Mésopotamie  et  lui  demanda  de  transporter 
ses  restes  dans  son  église  épiscopale,  dédiée  à  saint  Georges. 
Henri  s'acquitta  de  cette  mission, et  c'est  ainsi  que  Maurelius, 
fidèle  à  sa  promesse,  reparut  chez  les  Ferrarais,  très  affligés  de 
sa  mort,  mais  fiers  du  moins  de  posséder  ses  bienfaisantes 
reliques. 

La  vertu  de  ces  reliques  se  manifesta  dès  leur  entrée  à  Fer- 
rare.  Pendant  que  la  foule  se  pressait  sur  le  pont,  un  enfant 
tomba  dans  le  fleuve  sans  qu'on  pût  retrouver  son  corps.  Mau- 
relius ayant  été  invoqué,  on  vit,  au  bout  de  trois  jours,  flotter 
à  la  surface  de  l'eau  le  corps  de  l'enfant,  on  le  plaça  sur  l'autel 
qui  recouvrait  le  sépulcre  du  saint,  et  peu  à  peu  le  jeune  noyé 
revint  à  la  vie. 

Dans  la  légende  que  nous  venons  de  résumer,  il  n'est  pas 
difficile  de  relever  des  erreurs  historiques.  Nous  nous  borne- 
rons à  en  signaler  trois  :  —  1°  En  638,  Ferrare  ne  possédait 
pas  d'évêché.  Il  y  en  avait  un  à  Vicoabentino  (Yicohaventia  ou 
Voghenza),  qui  relevait  de  l'archevêché  de  Ravenne.  Mauro, 
archevêque  de  Ravenne,  ayant  adopté  l'hérésie  des  Monothé- 
lites  et  s'étant  révolté  contre  le  pape  Vitalianus,  Jean,  évêque 
de  Vicoabentino,  fidèle  au  Saint-Siège,  obtint  d'Adéodat, 
successeur  de  Vitalianus ,  l'autorisation  de  transporter  son 
évêché  à  Ferrare,  ville  qui  ne  dépendait  pas  de  l'exarque  de 
Ravenne  (640  ou  650),  et  il  eut  pour  église  épiscopale  l'église 


246  L'A  UT    FEU  11  A 11  AI  S. 

de  Saint-Georges  (1).  —  2°  Le  nom  de  Théol)aId  n'est  pas  un 
nom  oriental,  c'est  un  nom  lombard.  —  3"  L'empereur 
Henri  IV  n'alla  jamais  en  Asie.  Il  se  fût  d'ailleurs  peu  soucié 
des  reliques  de  saint  Maurelius,  lui  qui  se  montra  si  hostile  à 
la  religion  catholique. 

Puisqu'on  ne  pouvait  avoir  sur  saint  Maurelius  des  rensei- 
gnements positifs,  les  actes  du  temps  ayant  disparu  soit  au 
milieu  des  bouleversements  politiques,  soit  pendant  quelque 
incendie,  encore  fallait-il  ne  se  livrer  qu'à  des  suppositions 
vraisemblables.  Les  nouveaux  éditeurs  des  Acta  sayictorum  pro- 
posent deux  récits,  où  les  conjectures  ne  sont  pas  du  moins  en 
opposition  avec  des  faits  avérés. 

Voici  le  premier  récit.  Maurelius,  prêtre  appartenant  au 
clergé  romain  sous  le  pape  Jean  IV,  aura  été  envoyé  à  Smyrne 
pour  s'enquérir,  auprès  de  l'évêque  Théophile,  de  l'hérésie 
propagée  par  Severianus.  Revenu  à  Rome  au  moment  où 
Vicohaventia  sollicitait  la  nomination  d'un  évéque,  c'est  lui 
que  le  Pape  désigna  (642).  Très  attaché  à  l'autorité  du  Souve- 
rain Pontife,  il  sollicita  et  obtint  la  permission  de  transférer 
son  évêché  à  Ferrare.  Mais,  au  moment  d'opérer  cette  trans- 
lation, il  fut  assassiné  par  les  émissaires  de  Mauro,  archevêque 
de  Ravenne  depuis  6i8,  qui  s'était  mis  en  révolte  ouverte 
contre  le  Saint-Siège.  On  l'ensevelit  dans  une  église  située 
non  loin  du  fleuve  Idissa,  que  les  écrivains  postérieurs  confon- 
dirent avec  Édesse  en  Mésopotamie.  Enfin,  l'empereur  saint 
Henri,  en  traversant  cette  région  après  son  couronnement  à 
Rome  (1014),  fit  transporter  le  corps  de  Maurelius  dans  l'église 
ferraraise  de  Saint-Georges. 

D'après  le  second  récit,  saint  Maurelius  naquit  vers  630 
dans  une  des  villes  de  la  haute  Italie,  dont  son  père,Théobald, 
était  gouverneur,  à  l'époque  de  la  domination  lombarde. 
Quoique  païen,  Théobald  permit  le  culte  du  christianisme  à 
ses  administrés  et  même  à  ses  fils.  L'aîné,  Maurelius,  depuis 
dix-huit  ans  jusqu'à  vingt-quatre,  partagea  avec  lui  les  soins 

(1)    BoLLANDiSTES,    Acla  suiictorum,   édit.    Palmé,    1866,    t.    XV,  p.    15:i-160, 


LIVRE   PREMIER.  247 

du  gouvernement.  Puis,  voyant  qu'il  pouvait  être  remplacé 
par  ses  frères  Hippolyte  et  Rivallo,  il  dit  adieu  au  monde  et 
partit  pour  la  Terre  sainte.  En  revenant,  il  aborda  à  Smyrne, 
s'attacha  à  l'évêque  de  cette  ville,  appelé  peut-être  Théophile, 
étudia  sous  sa  direction,  fut  ordonné  prêtre  par  lui  et  l'aida  à 
combattre  l'hérésie  de  Severianus.  Au  bout  de  quelques  an- 
nées, il  voulut  regagner  sa  patrie;  mais,  pendant  qu'il  se  diri- 
geait vers  quelque  port  lombard  de  la  rive  étrusque,  une  tem- 
pête le  poussa  vers  Ostie.  Il  ne  résista  pas  au  désir  de  visiter 
Rome  (686).  Jean  V  occupait  alors  le  trône  de  saint  Pierre,  et 
les  Ferrarais  venaient  de  lui  demander  un  évêque.  Le  choix 
du  Pape  s'arrêta  sur  Maurelius,  qui  occupa  huit  ans  l'évêché 
de  Ferrare.  Peu  après  son  intronisation,  Théobald  mourut. 
Hippolyte  lui  succéda,  mais  fut  bientôt  assassiné  par  Rivallo, 
qui,  retournant  aux  superstitions  païennes  de  ses  pères,  se 
montra  fort  hostile  au  christianisme.  A  la  prière  de  ses  com- 
patriotes, Maurelius  vint  trouver  son  frère  à  Interamna  (d'où 
l'on  a  fait  Mésopotamie,  mot  qui  signifie  :  entre  les  fleuves)  et 
se  permit  des  remontrances  peu  goûtées  du  chef  barbare. 
Rivallo  le  fit  tuer  en  secret  (694),  et  l'empereur  saint  Henri 
ayant  découvert  les  restes  du  saint  évéque  à  la  suite  d'une 
révélation  de  celui-ci,  les  transporta  à  Ferrare  en  1014. 

Quoi  qu'on  puisse  penser  de  ces  divers  récits,  ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'une  tradition  constante  a  représenté  saint 
Maurelius  comme  évéque  et  comme  protecteur  de  Ferrare.  De 
ce  que  le  nom  de  saint  Maurelius  ne  figure  pas  sur  la  liste  des 
évéques  de  Ferrare  dressée  par  les  érudits,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  saint  Maurelius  n'ait  pas  droit  d'y  être  admis,  car  cette 
liste  est  critiquable  et  offre  d'ailleurs  des  lacunes.  Quant  au 
culte  de  saint  Maurelius  à  Ferrare,  il  remonte  à  une  époque 
très  reculée,  et  il  se  continua  sans  interruption.  Le  29  mars 
1518,  un  sonneur  brisa  une  cloche  dont  l'inscription  portait 
qu'elle  avait  été  faite  par  ordre  d'Adelardi  Marchesellaen  1 137, 
et  qu'elle  s'appelait  Lucha  Maria  Maurelia.  Les  constitutions 
de  l'archiconfrérie  de  la  Mort,  rédigées  en  1366,  nous  appren- 
nent que  cette  confrérie  célébrait  la  fête  de  saint  Maurelius 


248  L'ART    FERUAllAIS. 

dans  la  principale  église  dédiée  à  saint  Georges  et  à  saint  Mau- 
relius,  ce  qui  fait  supposer  que  le  culte  de  ces  deux  martyrs 
était  loin  d'être  nouveau.  A  l'imitation  de  la  plupart  des  villes 
italiennes  qui  avaient  l'habitude  de  représenter  sur  leurs  mon- 
naies l'effigie  de  leurs  évêques  canonisés,  qu'elles  adoptaient 
pour  patrons,  les  princes  ferrarais  introduisirent  l'image  de 
Maurelius  sur  les  pièces  qu'ils  firent  frapper,  bien  avant  d'y 
introduire  l'image  de  saint  Georges.  Les  niarchesini,  denarini 
et  bagattùii  exécutés  sous^  Nicolas  III  nous  montrent  d'un  côté 
les  armes  de  la  ville  et  l'aigle  des  Este,  de  l'autre  saint  Maure- 
lius bénissant.  Sur  un  grosseto  de  Lionel,  saint  Maurelius  figure 
à  côté  de  saint  Georges  avec  cette  inscription  :  «.S.  M.  E.  Ferr. 
[sanctus  Maurelius  episcopus  Ferrariœ).  »  Il  apparaît  également 
sur  un  quattrino  d'Alphonse  I",  et  il  est  désigné  par  ces  mots  : 
u  kS.  Maurelius  protect.  »  En  I-4I9,  on  déplaça  solennellement, 
en  présence  de  Nicolas  III,  de  l'évéque  et  d  une  foule  consi- 
dérable, le  tombeau  de  Maurelius,  qui  se  trouvait  sous  le 
maître  autel,  dans  une  crypte  où  il  était  compromis  par  l'hu- 
midité (1),  et  on  le  plaça  sous  l'autel  de  la  nef  latérale  de 
gauche.  G  est  là  qu'on  le  vénère  encore  aujourd'hui.  A  l'en- 
droit qu'il  occupait  auparavant  jaillit,  dit-on,  une  source  qui 
avait  la  vertu  de  guérir  les  malades,  comme  l'éprouvèrent 
notamment  une  servante  d'Uguccione  Contrarii  qui,  depuis 
dix  ans,  avait  perdu  l'usage  d'un  bras,  et  un  certain  Jacopo, 
peintre  bolonais,  qui  avait  un  mal  très  grave  dans  la  bouche 
et  ne  pouvait,  pour  ainsi  dire,  rien  manger.  Une  loi  du 
13  janvier  i463,  insérée  dans  les  statuts  de  Ferrare,  men- 
tionne le  jour  de  saint  Maurelius,  comme  celui  de  saint  Georges, 
parmi  les  jours  durant  lesquels  il  était  interdit  de  vendre  aux 
enchères.  On  constatera  plus  loin  que  les  artistes,  à  toutes  les 
époques,  prirent  à  tâche  de  glorifier  aussi  par  leurs  œuvres  le 
vieil  évêque  de  Ferrare. 

(1)  La  même  crypte  abritait  les  reliques  du  Bienheureux  Alberto  Pahdoni  : 
on  les  mit  alors  sous  l'autel  de  la  nef  latérale  de  droite.  Alberto  Pandoni,  de 
Brescia,  fut  évêque  de  Ferrare  pendant  quinze  ans.  Il  mourut  le  14  août  1274, 
après  avoir  fait  son  testament  dans  l'église  de  Saint-Georges,  oh  il  voulut  être 
enterré. 


LIVRE   PREMIER.  249 

III 

SAINT     BERNARDIX    DE     SIENNE(I). 

Saint  Bernardin  de  Sienne,  né  à  Massa  Carrara  le  8  sep- 
tembre 1380,  mort  à  Aquila  dans  FAbruzze  le  20  mai  1444, 
vint  plusieurs  fois  à  Ferrare  et  s'y  rendit  très  populaire  par  ses 
prédications.  On  l'y  trouve  en  1423,  s'élevant  contre  le 
luxe  excessif  et  la  disposition  parfois  inconvenante  des  cos- 
tumes, stigmatisant  l'usure,  les  profits  illicites  et  les  jeux 
de  hasard,  cause  incessante  de  ruines,  de  colères  et  de  blas- 
phèmes. Dans  un  autre  voyage  à  Ferrare,  vers  1428,  il  fut 
chaleureusement  accueilli  par  le  marquis  jSicolas  III  et  par  le 
peuple,  qui  lui  témoignèrent  à  l'envi  leur  vénération.  D'après 
ses  conseils,  un  marchand  qu'il  avait  converti  s'interdit  à  tout 
jamais  la  fraude  et  résolut  de  donner  aux  pauvres  la  dîme  de 
ses  gains  :  Dieu  se  plut  à  bénir  les  affaires  de  ce  marchand, 
que  le  saint  retrouva  quelques  années  plus  tard  dans  la  situa- 
tion la  plus  florissante.  L'attachement  des  Ferrarais  pour  saint 
Bernardin  s'accrut  à  tel  point  qu'en  1431,  année  pendant 
laquelle  il  prêcha  encore  parmi  eux,  ils  voulurent  l'avoir 
comme  évèque.  Saint  Bernardin  refusa  cette  dignité,  que  les 
villes  d'Urbin  et  de  Sienne  lui  offrirent  vainement  aussi  :  il 
pensait  faire  plus  de  bien  en  continuant  ses  prédications  dans 
les  diverses  cités  italiennes  qu'il  ne  cessa  de  parcourir  pen- 
dant quarante-deux  ans,  et  il  disait  :  «  Si  vous  me  voyez 
jamais  sur  le  dos  un  autre  habit  que  celui  de  saint  François, 
dites  que  je  ne  suis  pas  Frère  Bernardin;  c'est  une  détermina- 

(1)  Fmzzi,  Mein.  per  la  storia  di  Fenara,  t.  III,  p.  463-464.  —  L.-N.  Citta- 
DELLA,  1"  Meinorie  del  tempio  cli  S.  Francesco  in  Fenara  (Ferrara,  1867),  p.  53  ; 
2"  IS'olizic  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  379.  —  Le  P.  Gauier,  Les  cnracléristiqucs 
des  saints,  t.  I,  p.  96-97.  —  P.  Ainadio  Maria  da  Vem-zia,  Vita  di  San  Ber- 
nardino  da  Siena  ^Siciia,  1854),  p.  152,  210,  221-223.—  Paul  Tulkeal-Dasgin, 
Saint  Bernardin  de  Sienne  (Paris,  1896).  ^ 


250  L'Allï    FEIlUAllAIS. 

lion  à  laquelle,  s'il  plaît  à  Dieu,  j'espère  être  toujours  fidèle.  » 
Le  dernier  séjour  de  saint  Bernardin  à  Ferrare  semble  avoir 
eu  lieu  en  1  435.  Ce  que  cet  humble  et  ardent  religieux  recom- 
manda le  plus  vivement  pendant  ses  diverses  stations  dans  la 
capitale  des  princes  d'Esté,  comme  il  le  fit,  du  reste,  partout 
où  il  passa,  ce  fut  la  dévotion  au  nom  de  Jésus  (1),  ce  lut 
l'apaisement  des  haines  entre  les  citoyens,  haines  acharnées  et 
souvent  sanglantes,  qu'il  comparait  à  des  chardons  :  "  Avez- 
vous  jamais  vu,  disait-il,  des  chardons  au  printemps?  Quand 
vous  regardez  un  pré  en  hiver,  toutes  les  herbes  sont  sèches  et 
sans  feuilles;  allez-y  au  printemps,  et  vous  les  verrez  toutes 
verdoyantes,  vous  les  verrez  se  couvrir  de  fleurs  attrayantes 
et  parfumées  qui  croissent  peu  à  peu.  Comment  le  chardon 
a-t-il  poussé  avec  les  autres  herbes?  Il  est  né  avec  des  piquants 
presque  imperceptibles;  ses  piquants  se  sont  développés  peu  à 
peu  et  sont  devenus  durs.  (Juand  il  était  tout  petit,  si  vous 
aviez  posé  les  pieds  sur  lui,  vous  ne  vous  seriez  pas  piqué; 
mais  marchez  sur  lui  lorsqu'il  est  grand  et  dur,  et  vous  verrez 
comme  vous  le  sentirez  !  Il  en  est  de  même  d'un  peuple  qui 
s'abandonne  à  la  haine  et  chez  lequel  régnent  les  divisions. 
Peu  à  peu  croissent  l'amour  pour  un  parti  et  la  haine  contre 
l'autre,  sentiments  qui  s'endurcissent  par  la  durée.  Quand  ils 
ont  acquis  la  dureté  des  chardons  en  août,  vous  commencez  à 
désirer  la  mort  et  la  ruine  de  vos  adversaires,  et  vous  les 
haïssez  tellement  que  non  seulement  vous  n'avez  pas  de  cha- 
rité pour  eux  et  vous  ne  les  aimez  pas  comme  vous-mêmes, 
mais  que  vous  les  haïssez  à  mort,  jusqu'à  être  homicides  (2).  " 
Une  éloquence  si  persuasive  et  si  bienfaisante  ne  pouvait  s'ou- 
blier .  Le  souvenir  de  saint  Bernardin  se  transmit  de  père  en 
fils  et  suscita,  pour  sa  glorification,  des  œuvres  d'art  que  l'on 
peut  encore  admirer. 

(1)  Il  cxliortait  les  filiales  à  inscrire  sur  les  portes  de  leurs  habitations  et  sur 
les  éditices  publics  le  nionograinuie  du  Christ  (c'est-à-dire  les  lettres  I  II  S)  entouré 
d'un  cercle  de  rayons. 

(2)  Predichc  volgari  di  S.  Bernardino  da  Stena  dette  nella  piazzn  del  Canipu 
ianno  MCCCCXXVII,  ora  primameiite  édite  da  Luciano  Banchi.  Siena,  1880, 
1884  et  1888. 


LIVRE    PREMIEll.  251 


IV 

GIOVANNI     TAVELLI    DA    TOSSIGNANOfr 


A  défaut  de  saint  Bernardin,  les  Ferrarais  eurent  pour 
évêque  un  religieux  qu'ils  vénéraient  et  qu'ils  ne  tardèrent 
pas  à  chérir,  le  Bienheureux  Giovanni  Tavelli. 

Il  naquit  en  1386  à  Tossignano,  dans  le  comté  d'iniola.  Dès 
son  enfance,  il  manifesta  un  vif  amour  de  Dieu,  et,  en  gran- 
dissant, il  garda  quelque  chose  d'angélique.  Vers  1  402,  ses 
parents  l'envoyèrent  achever  ses  études  à  l'Université  de  Bo- 
logne :  il  les  poursuivit  avec  ardeur  et  intelligence,  mais  sans 
renoncer  à  ses  pratiques  de  piété  ;  chaque  fois  qu'il  sortait  de 
chez  lui,  il  commençait  par  s'agenouiller  devant  une  image  de 
la  Vierge  dans  le  voisinage  de  sa  maison;  il  s'imposait,  au 
profit  des  indigents,  de  fréquentes  abstinences;  enfin,  il  em- 
ployait ses  heures  de  loisir  à  converser  avec  les  Jésuates  de 
Saint-Jérôme  ou  Pauvres  du  Christ,  établis  depuis  peu  hors  de 
la  ville,  non  loin  de  la  porte  San  Mammolo.  L'ordre  des 
Jésuates,  fondé  à  Sienne  par  le  Bienheureux  Giovanni  Colom- 
bini  (mort  en  1367),  était  alors  dans  toute  sa  ferveur,  et  la 
communauté  de  Bologne  avait  à  sa  tête  Spinello  Buoninsegni, 
disciple  de  Colombini.  Renonçant  à  prendre  le  grade  de  doc- 
teur, que  sa  science  déjà  mûre  lui  eût  facilement  assuré,  Gio- 
vanni Tavelli  entra  le  28  juillet  1  408,  à  l'âge  de  vingt-deux 
ans,  dans  le  monastère  où  il  avait  déjà  pressenti  les  douceurs 
d'une  vie  consacrée  tout  entière  à  Dieu. 

Son  noviciat  eut  lieu,  non  à  Bologne,  mais  à  Venise,  dans 


(1)  F.  Fauslin  Maria  (la  S.  Lorenzo,  Carmelitano  Scalzo,  Storia  dcl  Bento 
Giovanni  Tavelli  detto  (la  Tossigitanu.  Mantouc,  1753,  pet.  in-fol.  —  Fmzzi, 
Memorie  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  III,  p.  351-352,  461-400,  407-408,  474, 
483-485,  495-497,  500-501. 


252  L'AllT    FEURAUAIS. 

le  couvent  de  Sainte-Justine,  où  il  fit  profession.  Pur  son 
humilité,  sa  mansuétude,  sa  douce  gaieté,  sa  ferveur  et  sa 
charité,  il  s'attacha  non  seulement  les  religieux  qui  l'entou- 
raient, mais  tous  les  citoyens  qui  eurent  des  rapports  avec  lui. 
Parcourait-il  la  ville  pour  recueillir  des  aumônes,  il  était 
le  bienvenu  partout  et  ne  rencontrait  que  cordialité,  tant  on 
aimait  à  le  voir  et  à  l'entendre.  Aux  exercices  de  la  vie  reli- 
gieuse il  associa  les  labeurs  de  l'écrivain,  et  composa  plusieurs 
ouvrages  très  appréciés.  Sa  réputation  parvint  jusqu'au  pape 
Grégoire  XII,  qui,  désirant  mettre  à  profit  sa  prudence  et  son 
savoir,  le  fit  venir  auprès  de  lui.  Grégoire  XII,  en  lutte  avec 
plusieurs  antipapes,  avait  dû  quitter  Rome  et  s'était  réfugié  à 
Rimini.  Peut-être  fût-ce  d'après  les  conseils  du  saint  Jésuate 
qu'il  envoya  au  concile  de  Constance  sa  renonciation  au  pon- 
tificat (1415),  afin  que  ses  compétiteurs  consentissent  à  une 
abdication  semblable,  et  qu'une  nouvelle  élection  rendit  la 
paix  à  l'Église.  Giovanni  Tavelli  regagna  alors  Venise  en  pas- 
sant par  Bologne,  et  vécut  dans  un  nouveau  couvent,  dans  le 
couvent  de  Santa  Maria  ad  Elisabeth,  à  la  construction  duquel 
il  concourut  en  aidant  à  porter  les  pierres,  la  chaux  et  les 
charpentes,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  reprendre  la  plume 
avec  succès. 

C'est,  dit-on,  pendant  son  séjour  à  Venise  qu'il  traduisit 
en  italien  la  Bible,  la  plus  grande  partie  des  Lihri  morali  du 
pape  saint  Grégoire  sur  Job,  les  sermons  de  saint  Bernard  pour 
toutes  les  fêtes  de  l'année  (1420)  (1),  et  un  traité  du  Bienheu- 
reux Lorenzo  Giustiniani  sur  la  perfection  monastique.  Pen- 
dant la  même  période  de  sa  vie,  il  composa  une  apologie  de 
son  institut,  ainsi  qu'un  ouvrage  intitulé  :  Délia  perfezione 
délia  vita  spirituale,  ouvrage  destiné  aux  religieuses  du  mo- 
nastère de  Saint-Abondio  à  Sienne  (2)  ;  puis  il  entreprit,  sur 
l'ordre  de  Fantino  Dandolo ,  légat  à  Bologne,  protonotaire 
apostolique  et  canoniste  renommé,  la  traduction  de  quelques 
livres  spirituels  pour  une  sœur  du  pape  Eugène  IV,  Polissena 

(1)   Cette  traduction  fut  iinpriniée  à  Venise  en  1528. 
(2;    Il  fut  imprimé  à  Venise  en  1580. 


LIVRE   PIlEMIEll.  253 

Condolmieri ,  qui  épousa  Nicolas  Barbo  et  fut  la  mère  de 
Paul  II. 

vSur  ces  entrefaites,  il  fut  élu  en  1426  par  le  chapitre  de  son 
Ordre,  tenu  à  Bologne,  prieur  des  Jésuates  installés  h  Ferrare 
depuis  1478  dans  un  local  que  leur  avait  donné,  en  1473,  un 
certain  Niccolù  Zipponari  dall'Oro,  et  qui  était  devenu  le  cou- 
vent de  Saint-Jérôme.  Son  autorité  y  fut  aussi  douce  que 
bienfaisante.  Ce  qu'il  recommandait,  il  le  pratiquait  lui-même 
avec  une  constance  et  une  simplicité  admirables,  et  Le  supé- 
rieur, disait-il,  doit  agir  plutôt  que  parler,  car  les  œuvres  ont 
en  quelque  sorte  une  voix  puissante  pour  se  faire  promptement 
imiter.  »  Comme  il  n'y  avait  pas  de  convers  dans  son  couvent, 
il  s'acquittait  volontiers  des  besognes  les  plus  humbles,  pré- 
parant les  repas,  lavant  la  vaisselle,  quêtant  pour  ses  religieux. 
La  considération  qu'on  avait  pour  lui  n'en  était  pas  diminuée  : 
c'était  à  qui,  dans  la  ville,  rechercherait  ses  conseils  ou  ses 
consolations. 

A  son  couvent  était  annexée  une  petite  chapelle  qui  ne  pou- 
vait servir  qu'aux  Jésuates.  Il  résolut  de  construire,  après  avoir 
obtenu  l'assentiment  de  l'évéque  de  Ferrare  Pietro  Boiardi, 
une  modeste  église,  ouverte  aussi  aux  fidèles  (1429).  Les  res- 
sources lui  manquant,  il  se  mit  en  route  avec  un  compagnon 
afin  de  les  solliciter  au  dehors  et  parcourut  toute  la  Romagne. 
Les  deux  voyageurs,  pour  passer  la  nuit,  demandaient  l'hospi- 
talité, non  dans  les  maisons  opulentes,  mais  dans  les  masures, 
les  écuries,  les  hôpitaux,  et  parfois  même  ils  couchaient  en 
plein  air,  sans  abandonner  jamais  leurs  exercices  de  dévotion. 
Plus  d'une  fois,  ils  eurent  à  souffrir  de  la  faim  et  de  la  soif. 
Ils  ne  se  laissèrent  arrêter  ni  par  la  pluie,  ni  par  l'excès  de  la 
chaleur.  Enfin  les  humiliations  mêmes  ne  leur  furent  pas  épar- 
gnées. A  Forli,  où  ils  arrivèrent  le  soir,  on  les  confondit,  à 
cause  de  leur  besace,  avec  des  voleurs  qu'on  n'avait  pu  décou- 
vrir encore,  ou  du  moins  avec  les  complices  de  ces  malfaiteurs; 
chargés  de  chaînes  et  accablés  d'injures,  ils  furent  traînés 
devant  le  gouverneur,  qui  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître 
leur   innocence   et   leur   rendit   sur-le-champ   la    liberté.    De 


254  T,'ART    FERRAllAIS. 

retour  à  Ferrare,  Giovanni  Tavelli,  en  possession  de  la  somme 
dont  il  avait  besoin,  fit  aussitôt  entreprendre  l'oratoire  pro- 
jeté, et,  comme  pour  l'église  de  Santa  Maria  ad  Elisabeth  à 
Venise,  il  travailla  de  ses  propres  mains  avec  ardeur.  Cet  ora- 
toire fat  dédié  à  saint  Jérôme. 

Le  prieur  des  Jésuates  n'aspirait  qu'à  vivre  dans  sa  chère 
retraite,  quand  il  en  fut  inopinément  tiré.  Au  commencement 
de  l'année  1431,  l'évêque  de  Ferrare,  Pietro  Boiardi,  donna 
sa  démission  entre  les  mains  du  pape  Martin  V,  qui  mourut 
le  19  févi'ier,  et  ce  fut  à  Eugène  IV  qu'incomba  le  soin  de  lui 
donner  un  successeur.  Le  marquis  Nicolas  III  recommanda 
d'abord  au  Souverain  Pontife  le  Camaldule  Antonio  dal  Ferro 
de  Parme.  Peu  après,  ses  préférences,  comme  celles  du  peuple, 
se  portèrent  sur  saint  Bernardin  de  Sienne,  dont  les  prédi- 
cations avaient  excité  un  enthousiasme  général.  Saint  Ber- 
nardin ayant  repoussé  catégoriquement  l'offre  de  l'épiscopat, 
le  seigneur  de  Ferrare  songea  alors  à  Giacomo,  archiprêtre 
de  l'église  de  Modène,  tandis  que  le  légat  de  Bologne,  Fantino 
Dandolo,  suggérait  la  nomination  de  l'humble  Giovanni 
Tavelli,  à  l'insu  de  celui-ci.  Eugène  IV  hésita  beaucoup.  Pen- 
dant la  nuit  qui  précéda  la  tenue  du  consistoire  où  il  devait  se 
prononcer,  il  fut  pris  d'atroces  douleurs  qui  ne  cessaient  que 
dans  les  moments  où  il  pensait  au  candidat  de  Fantino  Dan- 
dolo. Voyant  là  un  signe  de  la  volonté  divine,  et  se  souvenant 
d'ailleurs  des  services  rendus  à  son  oncle  Grégoire  XII  par 
Tavelli,  ainsi  que  des  obligations  qu'avait  à  ce  religieux  sa 
propre  sœur  Polissena  Condolmieri,  son  choix  s'arrêta  sur  le 
prieur  des  Jésuates  de  Ferrare.  La  lettre  de  notification  fut 
adressée  au  marquis  Nicolas  III,  qui  envoya  chercher  Giovanni 
Tavelli  et  lui  annonça  la  décision  du  Pape.  Tavelli  stupéfait  se 
proclama  incapable  d'exercer  une  pareille  charge.  Pour  la  lui 
faire  accepter,  il  ne  fallut  rien  moins  qu'un  ordre  formel  du 
Souverain  Pontife,  ordre  devant  lequel  le  religieux  s'inclina, 
mais  en  disant  :  «  Si  je  dois  être  évéque,  je  prie  Dieu  que 
le  jour  où  je  recevrai  la  mitre  soit  le  dernier  de  ma  vie.  » 
Nul,  cependant,  n'était  plus  apte  que  lui  à  remplir  les  fonc- 


LIVRE    PREMIER.  255 

lions  qui  lui  étaient  confiées,  comme  ses  actes  le  prouvèrent. 
Il  n'était  pas  encore  prêtre.  Pour  recevoir  les  ordres,  il  se 
rendit  à  Mantoue.  L'évèque  de  cette  ville,  le  Dominicain  Matteo 
Bonimperti,  l'accueillit  dans  son  palais  et  lui  conféra,  en  pré- 
sence de  deux  autres  évêques,  la  dignité  épiscopale  (27  dé- 
cembre 1431).  Le  retour  de  Tavelli  à  Ferrare  fut  salué  par  des 
acclamations  unanimes.  Le  clergé,  le  peuple,  Nicolas  III  avec 
toute  sa  cour,  allèrent  à  sa  rencontre  et  l'escortèrent  jusqu'à 
hi  cathédrale,  où  Rit  célébré  un  office  solennel.  D'après  le 
désir  des  magistrats,  une  seconde  cérémonie  non  moins  im- 
posante eut  lieu  peu  de  jours  après  dans  la  même  église,  et  le 
célèbre  Guarino  de  Vérone  prononça  un  discours  en  l'honneur 
du  nouvel  évêque,  discours  qu'il  termina  en  invitant  ses  audi- 
teurs à  répéter  les  paroles  qui  avaient  accompagné  l'entrée  de 
■lés us  à  Jérusalem  :  «  Benedictus  qui  venu  in  nomine  Doniini. 
Hosanna  in  excehis.  » 

Dans  le  palais  épiscopal  comme  dans  le  monastère  de  Saint- 
Jérôme,  Tavelli  mena  la  vie  d'un  austère  religieux.  Il  con- 
serva son  costume  en  drap  grossier.  Son  lit  se  composait  d'une 
paillasse,  dissimulée  par  une  couverture.  Pendant  la  nuit, .il 
se  relevait  pour  réciter  l'office.  Il  ne  s'épargnait  ni  les  jeûnes, 
ni  les  macérations.  Les  affligés  et  les  pauvres  affluaient  autour 
de  lui  et  ne  s'éloignaient  jamais  sans  être  consolés  et  secourus. 

Dès  qu'il  fut  installé,  il  entreprit  de  visiter  son  diocèse.  Il 
allait  tantôt  à  pied,  tantôt  à  cheval,  sans  s'inquiéter  de  la 
chaleur  et  da  froid,  de  la  pluie  et  de  la  boue,  ne  permettant 
pas  qu'on  le  reçût  avec  pompe.  S'il  n'avait  que  des  paroles  de 
bonté  pour  les  prêtres  fidèles  à  leurs  devoirs,  il  n'hésitait  pas 
à  réprimander  sévèrement,  parfois  même  à  priver  de  leurs 
cures,  ceux  qui  déshonoraient  leur  ministère.  La  plus  grande 
partie  de  ses  journées  se  passait  à  administrer  les  sacrements, 
à  visiter  les  malades,  à  recommander  la  concorde.  Afin  de 
rétablir  l'union  dans  une  famille  divisée  par  des  questions 
d'intérêt,  il  paya  la  moitié  de  ce  que  devait  une  des  branches 
de  cette  famille  et  se  porta  caution  pour  le  surplus. 

Invité  à  prendre  part  aux  délibérations  du  concile  de  Bâle, 


256  L'AUT    FEUUAHAIS. 

qu'avait  convoqué  Martin  Y,  successeur  de  Grégoire  XII,  il  s'y 
rendit  en  1431  et  y  siégea  pendant  huit  mois  environ;  mais 
voyant  l'esprit  de  révolte  contre  le  Souverain  Pontife  régner 
dans  cette  assemblée,  il  obtint  l'autorisation  de  regagner  son 
diocèse  et  ne  revint  pas. 

Durant  son  épiscopat,  un  noble  ferrarais  de  la  famille 
Bagati,  au  retour  d'un  pèlerinage  en  Terre  sainte,  offrit  à  la 
cathédrale  cinq  épines  de  la  couronne  du  Christ.  Comme  aucun 
document  n'en  attestait  l'authenticité,  Tavelli  les  soumit  à  une 
épreuve  en  les  jetant  dans  un  encensoir  enflammé.  Deux 
d'entre  elles,  respectées  par  le  feu,  furent  jugées  véritables  et 
placées  dans  une  grande  croix  de  cristal  garnie  d'argent,  qui 
figura,  lors  du  concile  de  Ferrare,  entre  les  têtes  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul  qu'Eugène  IV  avait  apportées  de 
Rome. 

Dans  la  famille  ducale  on  eut  plus  d'une  fois  recours  au 
ministère  de  Giovanni  Tavelli.  Ce  fut  ce  saint  évéque  qui  bap- 
tisa Hercule,  fds  de  Nicolas  III,  le  2  février  1432.  Ce  fut  égale- 
ment lui  qui  bénit  en  1  437  le  mariage  de  Lucie  d'Esté,  fille 
du  même  prince,  avec  Carlo  Gonzaga,  fils  du  marquis  de 
Mantoue. 

Un  an  après,  la  ville  de  Ferrare  eut  la  gloire  d'être  choisie 
par  le  pape  Eugène  IV  comme  le  siège  du  concile  destiné  prin- 
cipalement à  la  réconcilation  de  l'Église  grecaue  avec  l'Église 
latine.  Tavelli,  suivi  de  son  clergé,  accompagna  Nicolas  III  pour 
recevoir  solennellement  le  Pape  à  son  arrivée.  Il  fut  chargé  de 
dire  la  messe  du  Saint-Esprit  et  de  rédiger  les  décrets  prélimi- 
naires. Sur  les  points  de  controverse  les  plus  épineux,  le  Sou- 
verain Pontife  voulut  avoir  son  avis,  tant  il  avait  de  confiance 
dans  son  savoir  et  dans  sa  sincérité.  Seize  sessions,  présidées 
parle  Bienheureux  Nicolas  Albergati,  évéque  de  Bologne  et  ami 
intime  de  Févêque  de  Ferrare  (1),  avaient  été  déjà  tenues, 
tantôt  dans  la  cathédrale,  tantôt  dans  l'appartement   d'Eu- 

(ij  Le  tombeau  de  Nicolas  Albergati  se  trouve  à  la  Chartreuse  in  Val  d'Enia, 
dans  le  voisinafie  de  Florence  :  il  se  compose  d'une  simple  dalle  blanche  que  bor- 
dent des  feuillages  sculptés  avec  soin. 


LIVRE   PREMIER.  257 

gène  IV,  quand  la  peste,  vers  la  fin  de  1439,  força  de  transférer 
le  concile  à  Florence. 

Tavelli  obtint  de  rester  dans  sa  ville  épiscopale  pour  soigner 
les  malades.  Il  leur  ouvrit  son  palais,  il  les  visita  chez  eux, 
leur  prodiguant  les  soins  et  les  exhortations,  s'exposant  sans 
cesse  à  la  mort  et  ne  redoutant  jour  et  nuit  aucune  fatigue, 
quêtant  pour  ceux  qui  étaient  sans  resssource,  distribuant 
tout  ce  qu'il  avait  et  ne  se  réservant  pas  même  le  nécessaire. 
Un  jour,  comme  il  ne  lui  restait  rien  à  donner,  il  partagea  en 
deux  la  couverture  de  son  lit  et  en  tendit  la  moitié  à  un  mal- 
heureux qui  avait  pénétré  dans  la  partie  supérieure  de  son 
appartement  pour  l'implorer.  Une  autre  fois,  il  se  dépouilla, 
en  faveur  d'un  pauvre  pèlerin,  d'un  manteau  fait  avec  le  drap 
que  les  Jésuates  de  Venise,  informés  de  son  dénuement, 
venaient  de  lui  envoyer. 

Une  telle  charité  aurait  dû  mettre  à  tout  jamais  l'évêque  de 
Ferrare  à  l'abri  de  la  méchanceté  humaine  et  de  tout  injurieux 
soupçon.  Mais  il  eût  manqué  quelque  chose  à  sa  vertu  si  la 
calomnie  ne  s'était  attaquée  à  elle.  Renvoyé  pour  des  motifs 
très  graves,  son  chapelain  l'accusa  d'avarice,  d'hypocrisie,  de 
débauches,  de  manœuvres  hostiles  à  Nicolas  III  et  à  la  famille 
de  ce  prince.  La  crédulité  du  peuple  accueillit  ces  imputations, 
qui  furent  colportées  à  la  cour  et  qui  finirent  par  y  trouver 
crédit.  Tavelli  dédaigna  d'abord  de  se  justifier,  puis  composa, 
à  ladresse  du  marquis,  une  lettre  qui  eût  victorieusement 
réfuté  les  allégations  de  son  ennemi;  mais,  par  humilité,  il 
ne  se  décida  pas  à  l'envoyer  et  la  cacha  dans  le  sac  de  paille 
sur  lequel  il  dormait  et  où  on  la  trouva  après  sa  mort  (1). 
Abandonnant  à  Dieu  le  soin  de  sa  réputation,  il  s'achemina 

(1)  Elle  a  été  publiée  par  Faustino  di  S.  Lorkszo  daus  sa  Storia  del  heato 
Giovanni  Tavelli  detto  da  Tossignano,  p.  98.  L'original  n'était  pas  daté.  Faus- 
tino croit  qu'elle  fut  écrite  en  avril  1439.  Barotti  (Série  de'  Vescovi  di  Ferrara, 
%  53}  l'a  publiée  à  son  tour,  mais  en  lui  attribuant  la  date  du  12  décembre  1440. 
Si  cette  date  était  vraie,  le  récit  de  ce  qu'on  va  lire  serait  inexact.  Nicolas  III  ne 
serait  allé  à  Florence  que  pour  conférer  avec  le  Pape  sur  la  lijjuc  qu'il  s'agissait 
de  former  pour  secourir  les  Vénitiens  contre  le  duc  de  Milan,  et  la  réconciliation 
entre  le  marquis  de  Ferrare  et  Tavelli  n'aurait  eu  lieu  que  plus  tard.  (Frizzi, 
Mein.  per  la  stor.  di  Perr.,  t.  III,  p.  483-484.) 

I.  17 


258  I/AI'.T    FEllRARAIS. 

vers  Florence  afin  de  s'associer  aux  travaux  du  concile,  et 
fut  tendrement  accueilli  par  le  Pape  comme  par  tous  les 
prélats  qui  avaient  appris  à  le  connaître.  A  peine  avait-il 
quitté  Ferrare  qu'on  se  prit  à  le  regretter  ;  les  malheureux 
n'étaient  pas  seuls  à  gémir  de  son  absence;  il  n'y  avait  pour 
ainsi  dire  personne  qui  ne  s'aperçût  du  vide  qu'elle  causait; 
des  plaintes  s'élevaient  de  toutes  parts  vers  Nicolas  III.  Recon- 
naissant qu'il  avait  été  trompé  par  un  dénonciateur  méprisable, 
ce  prince  chargea  son  ambassadeur  à  Florence  d'autoriser 
Tavelli  à  regagner  Ferrare.  Mais  Eugène  IV,  informé  seulement 
par  l'ambassadeur  des  calomnies  portées  contre  le  saint  évéque, 
admira  le  silence  de  celui-ci,  refusa  de  se  priver  d'un  pareil 
auxiliaire,  et  adressa  au  marquis  une  lettre  pleine  de  reproches. 
Nicolas  III  se  rendit  à  Florence,  parvint  à  obtenir  du  Souverain 
Pontife  le  retour  de  Tavelli  à  Ferrare,  et  rentra  dans  sa 
capitale,  à  la  grande  joie  de  ses  sujets,  avec  le  vénéré  prélat. 

Le  14  juillet  1440,  Tavelli  consacra  l'église  des  Anges,  que 
venait  de  faire  construire  Nicolas  III,  et  où  Lionel,  en  l'absence 
de  son  père,  installa  les  Dominicains  l'année  suivante.  Dans  la 
même  église  (décembre  1-441),  il  officia  aux  funérailles  de 
Nicolas  III.  C'est  lui  aussi  qui  bénit  le  mariage  de  Lionel 
avec  Marie  d'Aragon,  fille  du  roi  de  Naples  Alphonse  I"  (1444), 
et  le  mariage  d'Isotte,  sœur  de  Lionel,  avec  Odd'Antonio,  sei- 
gneur d'Urbin. 

Tout  en  se  mettant  au  service  des  princes  de  la  maison 
d'Esté,  Tavelli  n'oubliait  pas  les  pauvres,  qui  trouvaient  en  lui 
un  appui  constant,  parfois  miraculeux.  Un  malheureux  cou- 
vert de  plaies  et  presque  nu  se  présente  chez  lui;  aussitôt  le 
bon  évéque  le  panse  et  lui  donne  un  de  ses  propres  vêtements. 
Il  envoie  des  secours  à  une  femme  dénuée  de  tout  qui  accou- 
chait dans  une  masure.  Il  guérit  une  possédée.  A  la  tête  d'une 
procession,  il  commande  aux  eaux  débordées  du  Pô  de  rentrer 
dans  leur  lit,  et  elles  lui  obéissent.  S'agit-il  de  constituer  une 
confrérie  destinée  à  secourir  les  pauvres  malades  de  la  ville, 
ou  d'organiser  la  confrérie  de  la  Mort,  ses  encouragements  et 
ses  avis  aplanissent  toutes  les  difficultés. 


LIV11E   PREMIEPw  259 

Ce  qui  honore  le  plus  sa  mémoire,  c'est  la  fondation  de  l'hô- 
pital de  Sainte-Anne.  Les  moines  Basiliens  ayant  été  expulsés 
de  Ferrare  pour  avoir  forfait  à  leurs  devoirs  (I"  juillet  144;i), 
Tavelli  eut  la  pensée  de  convertir  leur  monastère  en  hôpital, 
pensée  d'autant  plus  salutaire  que  les  hôpitaux  d'alors  étaient 
insuffisants,  et  il  s'en  ouvrit  à  Lionel,  qui  se  montra  prêt  à  lui 
venir  en  aide.  Il  fit  ahattre  l'édifice  existant  et  en  fit  construire 
un  nouveau,  approprié  à  sa  destination  :  lui-même  en  posa  la 
première  pierre,  sur  laquelle  il  voulut  qu'on  inscrivît  le  nom 
de  Jésus  (1-44.4).  Un  héritage  important,  laissé  aux  pauvres  par 
un  certain  Gigliolo  de'  Carri,  fut  appliqué,  avec  l'autorisation 
du  pape  Eugène  IV,  à  la  construction  de  l'hôpital,  établis- 
sement si  profitable  aux  pauvres  du  présent  et  de  l'avenir. 
Quand  l'hôpital  fut  achevé,  Tavelli,  au  lieu  de  s'en  réserver 
la  direction,  comme  il  eut  pu  le  faire  sans  encourir  le  reproche 
de  vanité,  abandonna,  le  27  mai  1445,  à  Agostina  Villa,  Juge 
des  Sages,  et  aux  autres  Sages,  c'est-à-dire  aux  douze  magis- 
trats municipaux,  le  soin  de  nommer  le  directeur  et  les  em- 
plovés  et  d'administrer  les  revenus.  Dès  que  l'évéque  fut 
mort,  un  buste  de  lui,  exécuté  d'après  son  masque,  fut  placé 
par  reconnaissance  au-dessus  de  la  porte  de  l'atrium,  afin  de 
perpétuer  sa  mémoire  et  de  rappeler  ses  bienfaits  aux  généra- 
tions futures  (1). 

Ce  fut  le  24  juin  144()  que,  à  la  suite  d'une  douloureuse  ma- 
ladie de  vessie,  héroïquement  supportée,  Tavelli,  après  avoir 
demandé  le  saint  viatique  et  l'extrême-onction,  s'éteignit  à 
l'âge  de  soixante  ans,  en  bénissant  les  Jésuates  dans  la  per- 
sonne de  Paolino  da  Pistoja,  son  plus  fidèle  compagnon,  et  en 
prononçant  le  nom  de  Jésus.  Sa  dépouille  mortelle  opéra  sur- 
le-champ  plusieurs  miracles.  Une  religieuse  du  tiers  Ordre  de 
Saint-François,  qui  endurait  depuis  plus  de  trente  ans  d'épou- 
vantables douleurs  de  tète,  s'en  trouva  délivrée  en  approchant 

(1)  Voyez  pins  loin,  dans  le  tli;i|)ilrc  rclalif  à  la  s(Lil|)lin  c,  la  tlcscription  de 
ce  buste.  —  Un  des  bienfaiteurs  de  rhi)])ilal  fut  Lodox  iiM)  Casolla,  qin  bii  laissa  la 
plus  {jrande  partie  de  ses  biens  (1469\  iSous  [larlcions  de  Casclla  en  traitant  des 
fresques  exécutées  dans  le  ])alais  de  Srliifanoia. 


260  L'ART    FEUllAHAIS. 

sa  tête  des  mains  du  défunt.  Au  moment  où  le  cortèpe  des 
funérailles  s'avançait  vers  la  cathédrale,  dans  laquelle  on  célé- 
bra un  office  solennel,  un  homme  fut  guéri  de  la  teigne  en 
mettant  sur  sa  tète  son  béret  sanctifié  par  le  contact  de  la 
bière  sur  laquelle  il  l'avait  posé. 

Selon  son  désir,  l'évêque  de  Ferrare  fut  enseveli  dans  la 
petite  église  des  Jésuates,  dans  l'oratoire  de  Saint-Jérôme  qu'il 
avait  fait  construire.  Bienfaisant  pour  tous  ceux  qui  avaient 
eu  recours  à  lui  de  son  vivant,  il  continua  à  l'être  pour  tous 
ceux  qui  l'invoquèrent  après  sa  mort. 

Un  Dominicain  de  Ferrare,  le  Père  André  de  Mantoue,  gar- 
dait le  lit  depuis  vingt-quatre  ans  sans  pouvoir  faire  aucun 
mouvement,  sans  avoir  de  trêve  à  ses  souffrances,  quand  le 
matin  même  où  mourut  Tavelli,  le  sommeil  s'empara  de  lui. 
Il  vit  en  songe,  au  milieu  d'un  pré,  un  temple  majestueux  et 
y  entra.  Escorté  d  un  grand  nombre  de  femmes  et  d'enfants, 
le  Christ  s'assit  sur  un  trône  devant  lequel  saint  Pierre  célébra 
la  messe,  puis  une  multitude  d'anges  se  porta,  en  chantant,  à 
la  rencontre  de  Tavelli  elle  conduisit  vers  Jésus,  qui  l'accueillit 
paternellement,  après  quoi  l'évêque  de  Ferrare  se  mêla  aux 
saints  pontifes.  En  se  réveillant,  le  Dominicain  supplia  Dieu 
de  le  guérir  s'il  y  avait  un  fond  de  vérité  dans  sa  vision,  et  il 
prit  en  même  temps  Tavelli  pour  intercesseur.  Aussitôt  ses 
membres  recouvrèrent  leur  élasticité,  ses  douleurs  disparurent, 
et  il  remercia  Dieu  et  son  serviteur  qui  lui  avaient  rendu  la 
santé. 

La  protection  de  Tavelli  s'étendit  aussi  sur  quelques  grands 
personnages.  Elle  procura  hRinaldo  d'Esté,  fils  de  Nicolas  III, 
la  cessation  complète  des  souffrances  que  lui  causait  la  maladie 
de  la  pierre.  Agostino  Villa  (1),  atteint  du  mal  auquel  succomba 

(i)  Agostino  Villa  fut  conseiller  et  secrétaire  d'Etat  de  jSicolas  III.  Son  souve- 
rain le  charjjea  d'arrêter  à  Bologne  les  conventions  qui  précédèrent  l'arrivée  du 
pape  Eugène  IV  à  Ferrare  lors  du  Concile  de  1438.  Ce  fut  x\gostino  Villa  qui, 
sous  le  règne  de  Lionel,  en  1443,  proposa  d'élever  une  statue  équestre  en  l'hon- 
neur de  jNicolas  III.  La  même  année,  il  alla  régler  à  îSaples  les  stipulations  rela- 
tives au  mariage  de  Lionel  avec  la  fille  du  roi  de  Naples  Alphonse  d'Aragon. 
2Sous   avons  vu  que  Tavelli  remit  enire  ses  mains  la  direction    de    l'hôpital   de 


LIVRE   PREMIER.  261 

le  saint,  eut  à  peine  imploré  le  secours  de  son  ancien  évêque 
qu'il  se  sentit  débarrassé  de  ses  douleurs  :  dans  sa  reconnais- 
sance, il  fit  donner  aux  Jésuates  par  la  commune  un  terrain 
auprès  de  Toratoire  de  Saint-Jérôme. 

Le  culte  des  Ferrarais  pour  Giovanni  Tavelli,  dont  on  célè- 
bre la  fête  le  24  juillet,  suivit  immédiatement  la  mort  de  cet 
éminent  évêque.  Sur  la  médaille  que  fit  Marescoiti  dès  1446, 
la  tête  du  personnage  est  entourée  de  rayons  (1).  Dans  une 
biographie  de  Tavelli,  écrite  en  latin  et  dédiée  à  Hercule  I", 
Tavelli  est  qualifié  de  Bienheureux,  et  l'auteur,  un  Jésuate, 
sollicite  l'intervention  du  duc  pour  la  canonisation  de  son 
héros  :  or,  cet  ouvrage  fut  composé  avant  1501,  car  il  y  est 
question  de  Lucrèce  Borgia  qui  épousa  Alphonse  d'Esté  cette 
année-là.  Un  autre  Jésuate,  Giovanni  Peregrino,  fit,  du  vivant 
de  Lionel,  en  l'honneur  du  Bienheureux  Tavelli,  une  canzone 
qui  a  été  imprimée  dans  les  Rime  scelle  de'  poeti  ferraresi  anii- 
chi  e  moderni  (p.  xvii).  Enfin  Leandro  Alberti  (mort  en  1550  à 
soixante  et  onze  ans)  traite  le  même  évêque  de  Bienheureux 
dans  sa  Descrizione  delV  Italia. 

Le  corps  de  Giovanni  Tavelli  ne  se  trouve  plus  à  sa  place 
primitive.  Après  la  suppression  de  l'Ordre  des  Jésuates  par 
Clément  IX  en  1668,  leur  couvent  fut  donné  par  le  pape  Clé- 
ment X  (27  mai  1670)  à  Mgr  Luigi  Bevilacqua,  qui  y  installa, 
l'année  suivante,  les  Cannelitani  Scalzi.  Ceux-ci,  ayant  reçu 
un  héritage  pour  édifier  une  nouvelle  église,  firent  construire 
l'église  actuelle  de  Saint-Jérôme,  ouverte  en  1712,  où  ils 
transportèrent  le  corps  du  saint  évêque  de  Ferrare,  qui  s  y 
trouve  encore.  Une  armoire  dans  la  sacristie  contient  la  plu- 
part des  objets  qui  ont  appartenu  à  Giovanni  Tavelli,  par 
exemple  son  anneau  épiscopal,  sa  mitre,  sa  chape,  ses  épe- 
rons de  fer,  sa  lettre  à  Nicolas  III  et  un  office  de  la  Vierge. 

Sainte-Anne.  Agostino  Villa  prit  part  aux  délibcratioiis  qui  préludèrent  aux  lois 
somptuaires  promulguées  en  1447.  Il  était  encore  Juge  des  Sages  quand  mourut 
Lionel,  et  ce  fut  lui  qui  fit  acclamer  Borso  comme  successeur  de  ce  prince.  Son 
nom  figura  dans  l'inscription  placée  sur  le  piédestal  de  la  statue  équestre  élevée  à 
Nicolas  III. 

(ly   Voyez,  dans  le  ch.  iv  du  liv.  III,  \vs  pages  consacrées  aux  médailles. 


262  L'A  UT    FEU  II  A  HAIS. 


SAINTE     CATHERINE    DE       VEGRI.     SAINT     CHARLES     RORROMÉE, 


Parmi  les  saintes  et  les  saints  qui  vécurent  à  Ferrare  ou  y 
laissèrent  un  souvenir,  il  convient  de  mentionner  ici  sainte 
Catherine  de'  Vegri,  ordinairement  appelée  sainte  Catherine 
de  Bologne,  et  saint  Charles  Borromée. 

Catherine  de'  Vegri  (1)  appartenait  aune  ancienne  famille 
ferraraise,  qui  compta  parmi  ses  membres  un  capitaine,  un 
jurisconsulte  et  plusieurs  Sages.  Elle  naquit  en  1413  à  Bologne, 
patrie  de  sa  mère,  pendant  que  son  père  se  trouvait  à  Padoue 
pour  le  service  du  marquis  de  Ferrare  Nicolas  III.  Placée  dès 
Fàge  de  neuf  ans  auprès  de  Marguerite,  fdie  de  ce  prince,  elle 
prit,  à  l'âge  de  onze  ans,  la  résolution  de  se  consacrer  à  Dieu. 
Quand  elle  eut  perdu  son  père  et  que  sa  mère  se  fut  remariée, 
elle  mena  une  vie  de  retraite  et  de  piété  avec  plusieurs  jeunes 
filles,  puis  entra  en  1-432  dans  le  monastère  del  Corpo  di 
Cristo.  Sa  réputation  de  sainteté  la  fit  choisir  pour  fonder  un 
autre  monastère,  sous  la  même  dénomination,  à  Bologne,  où 
elle  mourut  en  1 103.  Si  elle  passa  ses  sept  dernières  années  à 
Bologne,  c'est  à  Ferrare  qu'elle  vécut  pendant  les  quarante- 
trois  autres.  Elle  fut  célèbre  pour  ses  extases  et  ses  visions.  Au 
moment  où  mourut  Giovanni  Tavelli,  elle  était  en  prières  dans 
son  monastère,  et  elle  crut  apercevoir  l'âme  du  saint  montant 
au  ciel  au  milieu  d'une  radieuse  lumière.  Aux  vertus  d'une 
sainte,  Catherine  de'  Vegri  sut  unir  le  talent  de  l'écrivain  et 
du  peintre,  comme  le  prouvent  le  livre  intitulé  :  Les  sept 
armes  spiintuelles  contre  les  ennemis  de  l'âme,  et  deux  tableaux 

(1)  Fmzzi,  Mem.  per  la  storiii  di  Ferrant,  t.  IV,  p.  47-53.  —  Barotti,  Meiii . 
istorische  dei  letterati  ferraresi.  —  RiiiADEKEiRA,  Les  aies  des  saints,  t.  III, 
p.  178. 


LIVRE    PllEMlEll.  263 

que  conservent  les  pinacothèques  de  Bologne  et  de  Venise  (1). 
Clément  XI  la  canonisa  le  22  mai  1713,  et  1  Église  célèbre  sa 
fête  le  9  mars,  jour  anniversaire  de  sa  mort. 

Saint  Charles  Borromée  vint  deux  fois  à  Ferrare.  En  1665, 
il  y  accompagna  Barbe  d'Autriche  qui  venait  épouser  Al- 
phonse II.  Quinze  années  plus  tard  (février  1580),  il  s'y  arrêta 
trois  jours  encore  en  allant  de  Rome  à  Venise.  Le  duc,  nous 
l'avons  déjà  dit  (p.  208),  l'accueillit  avec  une  grande  magni- 
ficence, et,  par  égard  pour  lui,  suspendit  les  divertissements 
du  carnaval.  Il  n'y  avait  rien  de  commun  entre  le  cardinal 
Borromée  et  les  cardinaux  mondains  de  la  maison  d'Esté  : 
au  lieu  de  rechercher  les  plaisirs  et  les  jouissances  du  luxe, 
il  visita  les  églises  et  les  reliques,  adressa  au  peuple  de  tou- 
chantes exhortations,  et  distribua  la  communion  à  une  foule 
immense,  précédée  de  la  duchesse  elle-même.  Un  bucentaure, 
fourni  par  Alphonse  II,  conduisit  ensuite  à  Venise  l'illustre 
voyageur.  La  piété  de  saint  Charles  avait  vivement  frappé  les 
Ferrarais,  et  le  peintre  Scarsellino  en  immortalisa  le  souvenir 
dans  deux  tableaux  que  l'on  peut  encore  admirer. 

(1)  Ces  peintures  trahissent  l'ctuile  des  œuvres  de  Gosinio  Tura  ou  de  Cossa. 
Le  tableau  qui  se  trouve  à  Bologne  (n"  202)  représente  sainte  Ursule  avec  ses 
compagnes  et  est  signé  :  "  Caterina  Vicjri  f.  1452.  "  C'est  aussi  à  sainte  Ursule 
et  à  ses  compagnes  qu'est  consacré  le  tableau  conservé  à  Venise  (salle  X,  n"  360), 
tableau  sur  lequel  on  lit  :    «  Caterina  Vigvi  f.  Bolognn  1456.  " 


LIVRE   DEUXIÈME 


CHAPITRE   PREMIER 

LES    PRIINCIPAUX   ARCHITECTES    OCCUPÉS    A    FERRARE 
SOUS    LES    PRINCES    D'ESTE. 


Entre  tous  les  architectes  qui  mirent  leur  talent  au  service 
de  Ferrare,  les  plus  éminents  furent  Bartolomeo  di  maestro 
Giovanni  da  Novara,  appelé  d'ordinaire  Bartolino  da  Novara, 
Giovanni  da  Siena,  Pietro  Benvenuti,  surnommé  Pietro  dagli 
Ordini,  et  son  frère  Giovanni  Battista,  Antonio  Brasavola , 
Biagio  Rossetti,  Bartolomeo  Tristano,  Gristoforo  da  Milano, 
Ercole  Grandi,  Gasparo  da  Corte,  Girolamo  da  Carpi  (I), 
Jacopo  Meleghini,  Terzo  de'  Terzi,  Galasso  Alghisi  de  Carpi, 
Pirro  Ligorio,  Giovan  Battista  Aleotti  d'Argenta  et  Alberto 
Schiatti.  Quelques  détails  sur  plusieurs  d'entre  eux  ont  été 
révélés  par  des  publications  en  général  assez  récentes  et  méri- 
tent d'être  rappelés  pour  ceux  qu'intéressent  les  édifices  de 
Ferrare. 


I 


Grâce  à  L.-N.  Cittadella  (2),  grâce  principalement  au  mar- 
quis G.   Campori  (3),   on  n'est  pas  sans  renseignements  sur 

(1)  Dans  le  Castello,  plusieurs  adjonctions  furent  l'œuvre  de  Girolamo  da  Carpi. 
Il  futaussi  chargé  de  réparer  les  dégâts  causés  dans  ce  palais  par  un  incendie  en  1554. 

2)   Notifie  relative  a  Ferrara. 

3'  Gli  architetti  e  fjl'  ingegnei-i  civili  e  militari  degli  Estensi  clal  secolo  XIII 
al  XVI,  1882. 


^(i(i  L'ART    FEHRARAIS. 

Ilariolonieo  da  Novara.  Guariiii  et  les  historiens  ferrarais  ajou- 
tent au  nom  de  Bartolomeo,  transformé  en  celui  de  Bartolino, 
le  nom  de  Ploti,  en  se  fondant  sur  une  inscription  funéraire 
placée  dans  l'église  de  Saint-François  en  1595  par  un  certain 
Alfonsus  Plotus  Novarius,  qu'ils  ont  pris  pour  un  descendant 
du  célèbre  architecte;  mais,  dans  les  documents  contempo- 
rains, Bartolino  n'apparaît  jamais  avec  le  nom  de  Ploti,  que 
ne  portèrent  pas  non  plus  ses  descendants.  11  était  en  réalité 
fils  de  maître  Giovanni  da  Novara. 

Attiré  à  Ferrare  par  le  marquis  Nicolas  II,  il  fut,  à  ce  que 
l'on  croit,  le  premier  architecte  qui  ait  été  d'une  façon  per- 
manente au  service  des  princes  d'Esté.  En  1368,  Nicolas  II 
l'envoya  comme  ingénieur  auprès  de  son  allié  le  marquis  de 
Mantoue,  qui  était  en  guerre  avec  les  Visconti  et  avec  Can 
Signorio  de  Vérone.  «  Vos  rogamiis,  écrivait  le  souverain  de 
Ferrare,  qualiter  placent  vohis  nostro  amore  dicto  magistro  Bar- 
t/ioh'no  operam  efficacem  dare.  »  Le  29  août  1373,  Bartolino 
obtint  de  la  Commune  l'autorisation  de  se  servir  de  l'eau  du 
canal  de  Prerotto,  à  la  condition  de  réparer  une  scierie  et 
un  moulin  à  grains  établis  sur  ce  canal.  Il  reçut  du  marquis 
lui-même  en  1376  une  maison  dans  le  quartier  de  l'église 
Sainte-Agnès  et  une  autre  maison  avec  un  jardin,  une  cour 
et  un  puits  dans  le  quartier  de  Saint-Grégoire,  habitation 
où  il  ne  cessa  de  résider.  L'acte  de  donation  le  qualifie  d'in- 
génieur et  de  familier  du  prince.  Albert  d'Esté,  successeur  de 
Nicolas  II,  ne  lui  témoigna  pas  moins  de  bienveillance.  Il  lui 
accorda  le  droit  d'acquérir  des  biens  meubles  et  immeubles  à 
Feriare  et  sur  le  territoire  ferrarais,  y  joignant  la  faculté  d'en 
transférer  la  propriété  à  qui  bon  lui  semblerait;  de  plus,  il 
l'exempta  pendant  toute  sa  vie  des  taxes  et  des  impôts  exigés 
d'ordinaire  par  la  Commune;  enfin  il  lui  concéda  tous  les 
privilèges  réservés  aux  citoyens. 

En  1385,  Bartolino  construisit  le  Castello,  ce  magnifique 
édifice  qui  est  encore  la  gloire  de  Ferrare.  Il  répara  en  1392 
la  tribune  de  l'église  de  Saint-François.  L'année  suivante,  il 
édifia  pour  lui-même,   dans  cette  église,  une  chapelle  à  ses 


LIVRE   DEUXIÈME.  267 

frais,  et  il  en  fit  une  autre  plus  somptueuse  pour  le  marquis 
Albert  (1).  A  la  prière  de  Fraùçois  Gonzague,  capitaine,  puis 
premier  marquis  de  Mantoue,  il  exécuta  les  dessins  et  les  plans 
d'après  lesquels  fut  érigé  (1395-1506)  le  grandiose  château  de 
Mantoue,  monument  carré,  avec  quatre  hautes  tours  massives. 
La  même  année  (1395),  il  livra  le  modèle  d'une  nouvelle 
porte,  garnie  de  tours  et  entourée  de  fossés,  pour  le  Castel 
Tedaldo  à  Ferrare. 

Malheureusement,  on  ne  l'employa  pas  que  comme  archi- 
tecte et  ingénieur.  Pendant  la  minorité  de  Nicolas  III,  qui 
avait  succédé  à  son  père  Albert  en  1393,  Azzo  di  Francesco 
d'Esté,  banni  de  Ferrare,  ayant  comploté  le  renversement  du 
jeune  prince,  le  Conseil  promit  au  comte  Giovanni  da  Bar- 
hiano  les  villes  de  Lugo  et  de  Consilice,  ainsi  que  trente  mille 
ducats,  s'il  massacrait  le  conspirateur,  réfugié  auprès  de  lui. 
Le  comte  voulut  à  la  fois  respecter  la  vie  d'xVzzo  et  recevoir  la 
récompense  offerte.  Il  fit  tuer  un  homme  du  peuple  qui  res- 
semblait beaucoup  à  Azzo  et  qu'il  avait  affublé,  comme  par 
plaisanterie,  des  vêtements  de  celui-ci;  puis  il  réclama  le  prix 
du  meurtre.  Les  conseillers  de  Nicolas  III  chargèrent  aussitôt 
Hartolino  da  Novara  et  le  chancelier  Bonaccioli  de  constater 
la  mort  d'Azzo  et  d'acquitter  les  engagements  pris.  Trompés 
par  les  apparences,  les  deux  envoyés  avaient  à  peine  livré  la 
somme  stipulée  et  les  villes  promises,  que  le  comte  de  Bar- 
biano  emprisonna  Bartolino  dans  la  forteresse  de  Lugo,  annon- 
çant qu'il  ne  le  relâcherait  que  contre  une  forte  rançon  (2). 
Cela  se  passait  vers  le  milieu  du  mois  de  mars  de  l'année  1395. 
Dans  les  derniers  jours  de  cette  année-là  ou  au  commence- 
ment de  139G,  Bartolino  parvint  à  s'échapper.  A  la  date  du 
3  février  139(>,  on  le  trouve,  en  effet,  s'occupant  à  Ferrare  de 
substituer  à  la  porte  de  San  Biagio  une  porte  fortifiée,  et  con- 


(1)  Fitr/.zi,  Meinoiie  jjer  la  sloria  di  Fevrara,  t.  III,  p.  3S8. 

(2)  Voyez,  poui-  plus  de  tiélails,  Fiuzzi,  Meinorie  per  la  storia  di  Ferrara, 
t.  III,  p.  400-402.  —  Giovanni  da  Barl)iauo  tievint  un  des  ennemis  les  plus 
redoutables  de  JNicolas  III;  vaincu  et  fait  prisonnier  par  les  troupes  de  Ferrare  et 
de  Boloyne  réunies,  il  eut  la  tète  trancliée  au  mois  d'août  de  l'année  1499. 


268  L'ART    FERRARAIS. 

strulsant,  au  dire  de  Frizzi  (1),  un  nouveau  pont  près  du  Castel 
Tedaldo  et  la  citadelle  dite  de  Saint-Marc. 

Deux  fois  encore,  en  1397  et  en  1401,  Nicolas  III  lui  permit 
de  se  rendre  à  Mantoue  pour  se  mettre  à  la  disposition  de 
François  Gonzague  :  en  1397,  les  troupes  de  Jean  Galëas  Vis- 
conti  allaient  envahir  Mantoue  à  la  faveur  d'un  pont  de  ba- 
teaux, quand  Bartolino  lança  sur  le  Pô  des  moulins  et  autres 
choses  flottantes  qui  détruisirent  le  pont  et  empêchèrent  l'en- 
nemi de  passer.  Telle  était  la  réputation  de  Bartolino,  que,  un 
peu  plus  tard,  Jean  Galëas  Visconti  l'appela  aussi  à  Milan  afin 
qu'il  donnât  son  avis,  avec  Bernardo  da  Yenezia,  sur  la  con- 
struction de  la  cathédrale  qui  était  commencée  depuis  quatorze 
ans  et  qui  suscitait  de  graves  contestations  parmi  les  archi- 
tectes (avril-juin  1  400). 

Si  le  marquis  de  Ferrare  consentit  à  laisser  son  architecte 
favori  travailler  pour  les  princes  de  Mantoue  et  de  Milan,  il 
n'entendit  pas  se  priver  de  lui  longtemps.  Dès  le  17  octobre 
1402,  Bartolino  posa  la  première  pierre  de  la  forteresse  de 
Finale,  près  de  Modène,  sur  le  Panaro,  et  en  1404  il  éleva 
des  bastions  et  des  palissades  au  bord  du  Pô,  vers  les  confins  des 
territoires  ferrarais  et  vénitien,  lors  de  la  guerre  entreprise  par 
Francesco  da  Carrara,  beau-père  de  Nicolas  III,  contre  la  Bé- 
publique  de  Venise  (2).  A  Florence  même,  à  l'occasion  d'une 
guerre  contre  Pise  (1405),  on  désira  la  présence  de  Bartolino, 
et  la  Seigneurie  écrivit  deux  lettres  au  marquis  de  Ferrare 
pour  qu'il  l'autorisât  à  venir  exécuter  des  travaux  d'architec- 
ture militaire  ;  après  avoir  rendu  hommage  au  mérite  du  savant 
et  de  l'artiste,  elle  s'engageait  à  le  traiter  de  façon  à  le  satis- 
faire :  «  Cui  taliter  providebimus ,  quod  nierito  poterit  conten- 
tm'i  (3).  »  Suivant  Frizzi,  Bartolino  aurait  été  l'architecte  de 
la  villa   de   Belfiore ,    édifiée  près   de   Ferrare  vers    1392.   Il 

(1)  Memorie  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  III,  p.  407. 

(2)  Il  eut  pour  coopérateur  Domenico  da  Firenze,  qui  fut  tué  en  dirijjeant  une 
bombarde  contre  la  citadelle  de  Regjjio  assié{]ée  par  les  troupes  de  ^Nicolas  III. 
(G.  Campori,  Gli  architetti  e  gV  inc/ec/neri  civili  e  militari  degli  Estensi  dal 
secolo  XIII  al  XVI,  p.  30.) 

^3     L.-]N.  CiTTADELLA,  Xotizie  relative  a  Ferrara,  l.  I,  p.  536. 


LIVP.E   DEUXIEME.  269 

mourut  entre  1406  et  1410,  et  fut  enseveli  dans  la  chapelle 
qu'il  s'était  construite  à  Saint-François.  Sa  femme  Cecilia  lui 
donna  dix  enfants,  dont  l'un,  Giorgio,  créé  chevalier  par 
Nicolas  III  en  1437,  fut  capitaine  du  peuple  à  Florence. 
Comblé  de  biens  par  les  princes  d'Esté,  qui  se  montrèrent 
aussi  attachés  à  sa  personne  que  pleins  d  admiration  pour  son 
mérite,  Bartolino  avait  fini  par  posséder  une  fortune  assez 
considérable,  car  il  donna  en  dot  à  sa  fille  Béatrice  la  somme 
importante  de  six  cents  lire  marchesane  (1). 


II 


Giovanni  da  Siena  (2)  naquit  vers  1360  et  mourut  vers  1440. 
Sa  famille  était  originaire  de  Radicofani.  Jeune  encore,  il  se 
rendit  à  Bologne,  peut-être  pour  y  apprendre  l'architecture  et 
la  science  hydraulique  avec  des  maîtres  renommés.  C'est  là 
qu'il  travailla  pendant  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  se  met- 
tant au  service,  tantôt  de  la  Commune,  tantôt  des  légats  du 
Pape,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'utiliser  aussi  ses  talents  au 
profit  d'Antonio  di  Montefeltro,  d  Obizzo  da  Polenta  et  de 
plusieurs  autres  princes. 

En  1422  ou  1423,  il  se  mit  complètement  à  la  disposition 
du  marquis  de  Ferrare,  Nicolas  III.  Sur  l'ordre  de  celui-ci,  il 
s'occupa,  à  partir  de  1424,  d'agrandir  et  de  transformer,  afin 
de  le  rendre  plus  habitable,  le  châleau  fort  de  Finale,  que  Bar- 
tolino da  Novara  avait  édifié  en  1392  et  quEttore  Bonacossi 
décora  de  peintures  vers  1434.  Il  conserva  une  partie  des  bâti- 

(1)  A  l'époque  de  Bartoloineo  da  Xovara,  vécut  un  architecte  noininé  Giovanni 
da  Ferrara.  Pendant  qu'il  travaillait  à  V^érone  ^1392),  il  fut  invité  à  donner  son 
avis  sur  les  propositions  opposées  des  injjénieurs  ou  architectes  préposés  à  la 
construction  de  la  cathédrale  de  Milan.  Après  avoir  loué  sa  loyauté  et  sa  science, 
on  lui  donna  vingt  florins  d'or  et  on  le  reconduisit  à  Vérone. 

^^2)  G.  Campori,  Gli  architetti  e  gV  ingegneri  civili  e  militari  de(jli  Estensi 
dal  secolo  XIII  al  XVI  ^1882),  p.  2i-26.  —  Corrado  Ricci,  Fieravante  Fiera- 
vanli,  dans  V Archivio  slorico  deW  arte,  mars-avril  1891,  p.  98.  —  Corrado 
IliciM,   Giovanni  da  Sicna,  dans  V Archivio  storico  deW  arte,  juillet-août  1892. 


27  0  L'Airr    FEIUIARAIS. 

jiicnts  primitil'S,  notamment  la  {grande  tour  du  milieu,  (ju'il 
éleva  davantage.  Le  11  août  143G,  Nicolas  III  donna  des 
instructions  pour  le  prompt  achèvement  de  la  forteresse.  De 
ce  remarquable  édifice,  il  existe  encore  des  restes  intéressants 
qui  ont  été  reproduits  dans  VArchivio  slorico  delVarlc  de  juillet- 
août  1892.  On  croit  que  Giovanni  est  l'auteur  de  la  gracieuse 
loggia  que  Ton  voit  à  l'intérieur  (1). 

Tout  en  se  consacrant  à  la  Rocca  de  Finale,  Giovanni  da 
Siena  dirigea  d'autres  travaux  qui  exigeaient  de  fréquents 
voyages  sur  le  territoire  ferrarais.  C'est  ainsi  qu'en  1435  il 
exécuta  des  ouvrages  hydrauliques  dans  le  port  de  Magnavacca 
et  qu'il  consolida  les  digues  du  Pô  (2). 

A  Ferrare,  son  œuvre  capitale  fut  le  Castel-JSiiovo,  près  de 
la  porte  de  Sainte-Agnès.  Commencé  en  1427,  il  fut  terminé 
en  1433  (3).  Une  lettre  de  Jacopo  délia  Quercia  nous  apprend 
que,  pendant  cette  période,  Giovanni  da  Siena  recevait  du 
marquis  trois  cents  ducats  par  an,  plus  l'entretien  de  huit 
personnes.  En  1435,  on  fit  au  Castel-Nuovo  des  travaux  de 
consolidation  et  d'agrandissements.  Il  fut  en  partie  démantelé 
en  1562.  Un  tremblement  de  terre,  en  1571,  le  détruisit 
presque  entièrement.  Alphonse  II,  en  1580,  ordonna  à  l'archi- 
tecte Aleotti  de  le  démolir,  et  en  1584  il  n'en  restait  plus 
rien. 

Rio  (t.  III,  p.  402)  a  attribué  sans  preuves  le  dessin  du 
palais  de  Belriguardo  à  Giovanni  da  Siena. 

Ouelques  détails  curieux  sur  ce  personnage  sont  parvenus 
jusqu'à  nous.  En  1434,  il  adressa  au  marquis  de  Ferrare  une 
supplique  afin  d'obtenir  le  payement  de  ce  qui  lui  était  dû  :  il 

(1)  Voyez  VArte  e  xtorin  du  20  février  1891. 

(2)  A  la  fin  de  1435,  îNicolas  III  consentit  encore  à  se  priver  durant  quelque 
teuqjs  de  son  arcliilecte  atin  de  complaire  au  pape  Eu{;ène  IV  qui  désirait  se  ser- 
vir de  lui  pour  relever,  à  Bologne,  la  forteresse  de  la  Porta  Galliera. 

(3)  Vers  la  même  époque  apparaît  à  Ferrare  le  nom  de  Filippo  Bruuellesco. 
L'illustre  architecte  avait  été  autorisé  en  1432  à  interrompre  pendant  quarante- 
cintj  jours  ses  travaux  à  la  cathédrale  de  Florence  pour  se  mettre  à  la  dispositif)M 
de  Nicolas  III.  (G.  Guasti,  La  cupola  di  S.  Maria  del  Fiore,  p.  51.)  —  Quant  à 
la  présence  de  Léon-Baptiste  Alberli  à  Ferrare  en  1438,  puis  en  1443  on  1444, 
elle  ne  procura,  elle  aussi,  aucun  monument  à  cette  ville. 


LIVT\E   DEUXIEME.  271 

se  comparait  au  loup  que  la  faim  chasse  des  bois  ;  il  avait  été 
obligé  de  vendre  une  mule  pour  payer  son  loyer,  et  il  n'avait 
plus'  de  quoi  vivre.  Sa  supplique  lut  bien  accueillie,  et  Nico- 
las III  enjoignit  à  ses  intendants  de  lui  donner  satisliiction.  — 
L'année  suivante,  quand  Lionel,  fils  du  marquis,  épousa  Mar- 
guerite Gonzague,  l'architecte  siennois  dut  se  conformer  à 
l'usage  suivi  par  tous  les  fonctionnaires  et  trouva  le  moyen 
d'offrir  au  prince  un  cadeau  de  cent  lire[l).  —  Le  23  juil- 
let 1438,  il  reçut,  par  ordre  de  Lionel,  quatre  ducats  d'or  pour 
accomplir  au  sanctuaire  d'Assise  un  vœu  qu'avait  fait  la 
femme  de  ce  prince. 

Le  dernier  document  ferrarais  où  il  soit  question  de  Gio- 
vanni da  Siena,  quand  il  vivait  encore,  est  du  23  juillet  1438. 
Un  autre  document  prouve  qu'en  1-44.1  il  n'existait  plus. 


III 


Pietro  di  Benveniito  on  Pietro  Benvenuti  fut  surnommé  Pielro 
dagli  Ordini  parce  qu'il  édifia  les  premiers  étages  iordini)  du 
campanile  de  la  cathédrale  (2).  En  liGCJ,  il  fournit  les  dessins 
de  l'hôpital  pour  les  pestiférés  qui  fut  érigé  dans  une  île  du 
Pô,  l'ile  de  Saint-Sébastien,  appelée  le  Boschetto  (3j.  C'est  à  lui 
que  Borso  s'adressa  pour  agrandir  son  palais  de  Belriguardo, 
pour  élever  à  Bellombra,  à  Benvegnante  et  à  Ferrare  les  trois 
palais  qu'il  donna  à  son  favori  Teofdo  Calcagnini,  et  pour 
exhausser  d'un  étage  le  palais  de  Schifanoia  (14G(i-l  4()9).  Ces 
travaux  valurent  à  leur  auteur  (1469)  le  titre  d'ingénieur  du- 
cal, qu'il  garda  sous  Hercule  I".  L'enceinte  du  nouveau  parc 
[barco  nuovo)  près  de  la  ville  (1472),  un  passage  reposant  sur 
cinq    arcades   [via  coperta)  et  mettant   en  communication    la 

^l     II  avait  touché  peu  auparavant  348  lire  di  inaichesini. 

\2)  Pietro  Benvenuti  y  ti'avallhi  avec  son  père  et  avec  son  frcic  noiiiiué  Cioraii 
Battixta.  Dans  ses  Notizie  relative  a  Fcmira,  l.  II,  p.  51,  L.->i.  (litl.uloUa  doinic 
l'arhre  généalogique  de  la  famille  Benvenuti. 

•-)     Au  milieu  de  la  cour  de  cet  hôpital,  il  disposa  une  magiiilique  citerne. 


272  L'ART    FERRARAIS. 

première  résidence  des  princes  d  Este  et  le  Caslello  ou  Caste! 
Vecchio  (1472),  la  chapelle  particulière  du  souverain  (1),  la 
nouvelle  cour  du  château,  l'escalier  de  marbre  conduisant'à  la 
grande  salle  du  palais,  le  jardin  où  fut  établie  la  fontaine, 
enfin  des  adjonctions  à  la  citadelle  de  Reggio  (1476)  et  quel- 
ques réparations  au  palais  des  ducs  de  Ferrare  à  Venise,  occu- 
pèrent Pietro  di  Benvenuto  jusqu'en  1481.  Lorsqu'eut  éclaté 
la  guerre  avec  les  Vénitiens,  il  fut  chargé  de  pourvoir  à  la 
défense  de  la  ville  et  du  territoire  en  complétant  les  fortifica- 
tions et  en  élevant  des  bastions  pour  empêcher  l'ennemi  de 
franchir  le  Pô.  La  Commune  l'eut  aussi  à  son  servive  comme 
ingénieur.  Il  mourut,  ce  semble,  vers  la  fin  de  1483,  laissant 
deux  filles  qu'il  avait  eues  de  Gaterina  Coracina  (2). 


IV 


Biagio  Rossetii,  fils  d'Andréa  Rossetti,  qui  était  citoyen  de 
Ferrare  et  qui  servait  le  duc  en  qualité  d'ingénieur,  est  peut- 
être  l'architecte  qui  eut  à  réaliser  le  plus  d'entreprises  dans  la 
capitale  des  princes  d'Esté.  Il  débuta  en  construisant,  sous 
la  direction  de  Pietro  Benvenuti,  le  second  étage  du  palais  de 
Schifanoia  (1467-1469)  et  un  des  palais  dont  Borso  fit  pré- 
sent à  Teofilo  Galcagnini.  Il  succéda  à  Benvenuti  dans  le 
titre  d'ingénieur  ducal,  ce  qui  lui  valut  vingt-six  lire  d'appoin- 
tements par  mois.  Aux  commandes  du  souverain  s'ajoutèrent 
en  grand  nombre  celles  de  la  Commune,  des  couvents  et  des 
grands  personnages  ferrerais. 

L'architecture  religieuse,  l'architecture  civile  et  larchitec- 
lure  militaire  occupèrent  tour  à  tour  son  activité. 

(1)  Francesco  Ariosto  la  décrivit  en  1476. 

(2)  G.  Gampori,  Gli  archiletti  e  gV  ingegneri  civili  e  militaii  degli  Estensi 
(lai  secolo  XIII  al  AT/,  p.  36-38,  45.  —  A.  Venturi,  L'Arte  a  Fenara  nel 
penodo  di  Borso  d'Esté,  dans  la  Rivista  storica  italiana,  livraison  d'octohre- 
dcceinbre  1885,  p.  702;  Gli  affreschi  del  palazzo  di  Schifanoia,  p.  6.  —  L.-N. 
CiTTADELLA,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  97,  98,  237,  395,  396,  539,  578, 
et  t.  II,  p.  48,  51. 


LIVRE  DEUXIEME.  273 

Ferrare  lui  doit  l'église  de  Saint-François,  dont  la  première 
pierre  fut  posée  en  1494.  Il  édifia,  d'après  les  plans  du  peintre 
Ercole  Grandi,  l'église  de  Santa  Maria  in  Vado,  à  laquelle  il 
travailla  à  partir  de  I  495,  et  le  chœur  de  la  cathédrale  est  son 
œuvre  (1498-1499).  Il  fut  en  outre  l'auteur  des  églises  de 
Saint-Vito  et  de  Saint-Gabriel,  supprimées  en  1798,  ainsi  que 
de  l'église  Saint-Sylvestre,  sacrifiée  en  1512  aux  mesures  stra- 
tégiques nécessaires  à  la  défense  de  la  ville,  et  il  présida  à  des 
travaux  de  renouvellement  dans  les  églises  de  San  Spirito  et 
de  Sainte-Marie  des  Anges.  Le  beau  campanile  de  l'église  con- 
sacrée à  saint  Georges  en  dehors  de  la  ville  fut,  dit-on,  une  de 
ses  œuvres  (1485). 

Pour  le  souverain  de  Ferrare,  il  exécuta  des  modifications 
aux  palais  de  San  Francesco,  de  la  Ghiara,  de  Belfiore  et  de 
Belriguardo,  construisit  sous  la  grande  salle  du  palais  ducal 
une  loggia  qu'un  incendie  a  détruite  en  1532,  et  s'employa  à 
l'arrangement  de  certaines  chambres  et  à  des  travaux  de  con- 
solidation dans  le  palais  d'Esté  à  Venise  (1482,  1484,  1488). 
Les  arcs  de  triomphe  sous  lesquels  Anna  Sforza,  première 
femme  d'Alphonse  I",  passa  lors  de  son  entrée  à  Ferrare, 
furent  imaginés  par  lui  (1491)  (1).  A  lui  aussi  fut  confié  le 
soin  de  dresser  les  plans  d'après  lesquels  la  ville  fut  agrandie 
de  plus  de  moitié  à  l'époque  d'Hercule  F'.  Le  palais  des  Dia- 
mants, construit  pour  Sigismond,  frère  d'Hercule  I"  (1492- 
1493),  et  le  palais  Calcagnini-Beltrame,  entrepris  de  concert 
avec  Gabriele  Frisoni  son  associé  pour  Antonio  Costabili  (1502), 
mirent  le  comble  à  sa  réputation.  Sur  la  place  principale  de 
Ferrare,  il  érigea  une  fontaine  en  1488.  Les  fortifications  dans 
tout  le  duché  ayant  été  mises  sous  sa  surveillance,  il  séjourna 
à  Modène  en  1482  et  en  1484,  à  Rubiera  en  1491,  à  Brescello 
en  1494,  à  Finale  en  1497,  afin  de  s'acquitter  de  ses  fonc- 
tions. Quand  Hercule  I"  eut  agrandi  la  ville  de  Ferrare,  il  fut 

(1)  Sur  ces  chars,  Fino  Marsi<jH,  maître  Sigismondo,  Gabriele  Boiiaccioli  et 
maître  Bonaccossi  peignirent  Vénus  au  sommet  d'une  montagne,  le  cliar  du  soleil 
traîné  par  deux  chevaux  f()U{;ueux,  le  char  de  Cupidon  et  lieux  {jéants  dorés.  La 
tâche  avait  été  divisée,  afin  de  répartir  le  gain  et  la  gloire. 

I.  18 


27'f  L'ART    FERRARAIS. 

chargé  d'élever  avec  Alessandro  Biondo  des  murailles  nou- 
velles (1  403)  (l).  On  lit  dans  les  registres  publics  qu'il  fut  de 
plus  «juge  des  digues»  ,  ce  qui  impliquait  une  grande  respon- 
sabilité. En  1503,  il  estima,  avec  Bartolomeo  Tristano,  Cris- 
loloro  da  Milano,  Borso  di  Gampi  et  Andréa  di  Tani,  le  travail 
lait  par  Antonio  di  Gregorio  pour  le  piédestal  sur  lequel  de- 
vait être  mise  la  statue  équestre  d'Hercule  P""  au  milieu  de  la 
place  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de  l'Arioste.  Pendant  une 
guerre  contre  Pise,  les  Florentins,  informés  des  ressources  de 
son  esprit,  sollicitèrent  sa  présence;  le  duc  de  Ferrare  lui  per- 
mit d'accéder  à  leur  désir,  et  Biagio  Rossetti,  à  qui  le  prince 
avait  adjoint  maître  Alessandro  Doria  da  Ferrara,  reçut  la  mis- 
sion de  détourner  le  cours  de  l'Arno. 

Plus  d'une  fois  Biagio  Rossetti  attendit  assez  longtemps  le 
payement  de  ce  qui  lui  était  dû  et  se  vit  forcé  d'adresser  au 
duc  des  réclamations,  qui  furent,  du  reste,  bien  accueillies. 
Malgré  ces  retards,  la  situation  de  1  illustre  architecte  ne  lais- 
sait pas  d'être  florissante.  Si,  en  1502,  il  habitait  le  palais  de 
Schifanoia,  il  possédait  comme  résidence  habituelle  une  mai- 
son sur  la  paroisse  de  Santa  Maria  in  Yado,  maison  qu'il  fit 
décorer  de  peintures  en  1504  par  les  frères  Fino  et  Bernar- 
dino  Marsili  ['±).  En  1505,  il  acquit  les  trois  quarts  d'un  bois 
à  Garpegiano  moyennant  la  somme  considérable  de  six  mille 
lire  marchesane.  Il  fit  son  testament  le  10  septembre  1516, 
mourut  cette  année-là,  ainsi  que  le  prouve  le  registre  de  la 
confrérie  de  la  Mort,  et  fut  enseveli  dans  l'église  de  Saint- 
André.  Sa  femme  Elisabeth  lui  donna  trois  filles  et  deux  fils 
(Niccolo,  mort  en  1500,  et  Girolamo). 

Dans  les  actes  de  l'époque,   les  épithètes  les  plus   louan- 

(1)  Elles  ne  furent  achevées  qu'en  1510,  mais  les  seize  j'rosses  tours  elles  trois 
portes,  pourvues  île  ravelins,  étaient  terminées  en  1497.  Ces  travaux  Hrent  grand 
honneur  à  Biagio  Rossetti;  on  loua  beaucoup  la  régularité  de  ses  plans. 

(2)  Le  sculpteur  Galiriele  Frisoni  (taqliapetra)  travailla  aussi  à  la  maison  de 
Biagio  Rossetti.  Il  y  eut  pendant  quelque  temps  une  association  entre  les  deux 
artistes.  On  possède  encore  les  conqîtcs  relatifs  aux  travaux  qu'ils  firent  pour  les 
églises  de  Saint-François,  de  Saiiite-^Iarie  des  Anges,  de  San  Spirito,  de  San  Sil- 
vestro,  etc.;  ces  comptes  portent  la  date  du  21  avril  1500.  (L.->\  Cittadella, 
Xoli-Jc  relative  a  Ferrura,  t.  II,  p.  263.) 


LIVRE   DEUXIEME.  275 

yeuses  sont  prodiguées  à  Biagio  Rossetti,  que  Guarini  appelle 
"  languentis  architecturœ  instaurator  «  . 

On  a  attribué  à  Rossetti,  mort,  nous  l'avons  dit,  en  1516, 
les  escaliers  et  les  portes  intérieures  de  Ir  Loggia  delConsiglio, 
à  Padoue,  quoique  ces  escaliers  et  ces  portes  datent  seulement 
de  1523  (1).  En  avait-il  donné  les  dessins  de  son  vivant?  C'est 
ce  que  l'on  ne  saurait  affirmer  (2).  Il  y  a  probablement  eu 
méprise  dans  l'assertion  que  nous  venons  de  mentionner. 


ERCOLE    GRANDI. 

Fils  de  Giulio  Cesare,  Ercole  Gt-andi,  né  vers  1  462,  mort  en 
1535,  est  célèbre  comme  peintre,  mais  peu  connu  comme 
architecte.  Il  pratiqua  cependant  à  diverses  reprises  l'architec- 
ture avec  succès.  Pour  l'église  d'un  monastère  dont  le  nom  ne 
nous  a  pas  été  transmis,  il  exécuta  le  dessin  de  la  nef  centrale 
et  de  quelques  pilastres  (3),  et  c'est  d'après  ses  plans  que  Bia- 
gio Rossetti  et  Bartolomeo  Tristano  construisirent  l'église  de 
Santa  Maria  in  Vado  (i).  A  lui  aussi  probablement,  comme  le 
pense  M.  Venturi,  revient  Ihonneur  d'avoir  exécuté  le  dessin 
de  la  magnifique  porte  du  palais  Castelli  ou  palais  des  Lions, 
et  le  dessin  des  belles  ornementations  que  présentent  les 
pilastres  d'angle  du  palais  des  Diamants  (5). 


(V'    Guida    tli   l'adoua,    rédigé    à    l'occasiiin    d'un    congrès    de    savants,    1842, 
p.  276. 

2,    L.-^i.  GiTTADKLLA,  Notizir  relative  a  Ferraia,  t.  I,  p.  5V0. 
(3)  Ibid.,  t.  I,  p.  589. 

4^   En  renouvelant  la  façade,  on  a  enlevé  à  cette  partie   de  l'édifice  sa  physio- 
nomie primitive. 

5^    A.  Venturi,  Ercole  Grandi,  dans  V Archivio  storico  dell'  arte,  juin  1888. 


276  L'ART    FERRARAIS. 


VI 


Gasparo  Ruina,  appelé  aussi  Gasparo  da  Corte,  naquit  à  Gorte, 
en  Corse,  et  construisit  à  Ferrare,  où  l'on  constate  sa  présence 
de  1511  à  1533,  la  Postaccia,  palais  contigu  à  l'ancienne  au- 
berge de  l'Ange.  Il  était  en  outre  ingénieur  et  s'occupa  des 
remparts  de  la  ville.  La  République  de  Venise  l'eut  également 
à  son  service. 


VII 


Quoiqu'on  ne  connaisse  aucun  monument  construit  à  Fer- 
rare,  sa  patrie,  par  Jacopo  Meleghini^  on  ne  doit  pas  le  passer 
sous  silence  (1).  Il  appartenait  à  une  ancienne  famille  qui  compta 
parmi  ses  membres  en  1376  un  orfèvre  (Giovanni  Meleghini). 
Marié  à  Angela  Leonarda,  fille  du  lettré  Fino  Fini  d'Ariano  et 
sœur  du  poète  Daniello  Fini,  il  fit  son  testament  en  1549.  Dès 
1553,  il  n'existait  plus.  Sa  femme,  qui  ne  lui  donna  point 
d'enfants,  mourut  en  1567.  C'est  à  Rome  qu'il  passa  presque 
toute  sa  vie.  Paul  III  l'apprécia  sans  doute  plus  que  de  raison  et 
l'admit  dans  son  intimité.  Après  l'avoir  adjoint  à  Antonio 
Sangallo  comme  directeur  des  travaux  à  exécuter  dans  la  basi- 
lique de  Saint-Pierre,  il  le  nomma  gardien  des  antiquités  ras- 
semblées au  Vatican  et  architecte  de  tous  les  édifices  pon- 
tificaux. Traité  d'ignorant  par  Sangallo,  Vasari  et  Milizia, 
Meleghini  trouva  de  la  bienveillance  auprès  de  Vignole  et 
d'Alunno,  un  des  familiers  du  pape  Clément  VII.  Balthazar 
Peruzzi,  en  lui  léguant  une  partie  de  ses  écrits  et  de  ses  des- 
sins, tandis  qu'il  léguait  à  Serlio  l'autre  partie,  montra  aussi 
qu'il  faisait  cas  de  lui.  La  ville  de  Parme  consulta  Meleghini  en 
diverses  circonstances  et  lui  conféra  les  droits  de  citoyen  (2). 

(i)   II  a  été  déjà  questioa  de  lui,  p.   180,  note  i. 

(2)  Vasari,  Vite,  etc.,  t.  IV,  p.  607;  t.  V,  p.  470-471  ;  t.  VII,  p.  106.  —  L.-N. 
CiTïADELLA,  Notizie  relative  a  Fcnitia,  t.  I,  p.  197  et  541;  t.  II,  p.  270-276; 
et  Documenti  ed  illustrazioni  risguardanti   la    storia   artistica  ferrarese,  p.  270. 


LIVRE   DEUXIEME.  277 


VIII 


Terzo  de'  Terzi,  fils  d'Alessandro,  fut  architecte  et  ingénieur 
de  la  Commune  et  du  duc  Hercule  II.  Au  dire  de  Cellini,  il 
exerça  d'abord  le  métier  de  mercier;  dans  sa  vanité,  ajoute 
Cellini,  il  prit  le  nom  de  Terzo  pour  donner  à  entendre  qu'il 
était  le  troisième  des  architectes  de  son  époque,  et  qu'après 
Bramante  et  Sangallo  il  occupait  le  rang  principal.  A  la  vérité, 
on  trouve  qualifié  de  mercier  en  1531  un  Terzo  de'  Terzi, 
membre  de  la  corporation  des  drapiers  et  fils  du  brodeur 
Alessandro  ;  mais  il  est  peu  probable  qu'un  mercier  ait  pu 
devenir  un  architecte  distingué,  et  l'on  est  en  droit  de  supposer 
qu'il  y  eut  deux  hommes  du  même  nom  ayant  l'un  et  l'autre 
un  père  appelé  Alessandro,  vu  qu'un  grand  nombre  de  familles 
portant  le  nom  de  Terzi  vivaient  alors  à  Ferrare.  Quant  à  la 
seconde  allégation  de  Cellini,  elle  est  purement  imaginaire, 
attendu  que  la  famille  des  Terzi  existait  à  Ferrare  depuis  un 
siècle.  Terzo  de'  Terzi  construisit  une  des  tours  du  Castello 
[la  tour  de  Rigobelld),  qui,  à  peine  construite,  s'écroula  (1553), 
et  le  palais  de  Copparo.  C'est  en  1557  qu'on  le  trouve  pour  la 
dernière  fois  mentionné  dans  les  registres  de  dépenses. 


IX 


Galasso  Alghiside  Carpi,  qui  mourut  en  1573,  fut  au  service 
d'Alphonse  II  comme  architecte  civil  et  militaire.  La  loggia  dei 
Camerini,  dans  l'ancien  palais  des  princes  d'Esté,  est  son 
œuvre.  C'est  sous  sa  direction  et  d'après  ses  dessins  que  fut 
terminé  le  campanile  de  la  Chartreuse.  Il  prit  part  aussi  à  la 
construction  du  palais  Farnèse,  à  Rome,  et  de  la  Santa  Casa, 
à  Lorettc.  On  lui  doit  un  livre  intitulé  :  Délie  fortijîcazioni;  ce 
livre  rare  et  estimé  fut  imprimé  avec  luxe  en  1570  et  dédié  à 
l'empereur  Maximilien  II. 


278  L'ART    FEllUARAIS. 

X 

PIRRO     LIGORIO. 

Le  Napolitain  Pirro  Ligorio  entra  au  service  d'Alphonse  II 
en  I5G8  et  mourut  à  Ferrare  en  158;i.  Pirro  Ligorio  ne  devait 
pas  être  très  âgé  quand  il  cessa  de  vivre,  car,  en  1579,  il  fit 
baptiser  un  de  ses  fils  à  Santa  Maria  in  Vado.  Il  fut  à  la  lois 
architecte,  archéologue,  peintre  et  écrivain.  Pour  fêter  l'entrée 
de  Henri  III  à  Ferrare,  il  construisit  trois  arcs  de  triomphe. 
Dans  plusieurs  documents,  il  est  qualifié  d'  «  ajitiquario  di  Sua 
Eccellenza  »  .  Il  fit  en  l'honneur  du  cardinal  Hippolyte  II 
d'Esté  seize  dessins  pour  des  tapisseries  qui  devaient  repré- 
senter la  vie  d'Hippolyte,  fils  de  Thésée.  Enfin  il  décrivit  la 
villa  d'Esté  à  Tivoli  dans  un  ouvrage  intitulé  :  ^  Descrizione 
délia  superha  et  magnijîcentissinia  villa  Tibiirtina ,  dedicata 
aW  Illm.  et  Rev.  Hippolito  card.  di  Ferrara  »  ,  et  il  enrichit  de 
dessins  et  d'annotations,  avec  Terzi  et  Aleotti,  un  ouvrage  de 
Yignole. 

XI 

Dans  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle,  Giovan  Battisia 
Aleotti  d'Argentn  fut  un  des  architectes  le  plus  en  vogue.  Le 
quatrième  étage  du  campanile  de  la  cathédrale  fut  construit 
sous  sa  direction.  Le  duc  Alphonse  II  lui  dut  des  projets  de 
fontaine  (1).  Ce  fut  Aleotti  qui  restaura,  en  1G03,  la  tour 
delV Àrringho ,  tour  annexée  au  palais  délia  Ragione  et  con- 
struite en  1383.  On  lui  attribue  généralement,  mais  à  tort  selon 
L.-N.  Cittadella,  la  façade  du  palais  de  l'Université.  C'est 
d'après  ses  dessins  qu'Alessandro  Nani  de  Mantoue  a  exécuté 
le  tombeau  de  l'Arioste,  qui  a  été  transporté  de  l'église  Saint- 
Benoît  dans  la  bibliothèque  communale  (2). 

(1)  L.-N.  Cittadella,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  231-232. 

(2)  L.-N.  Cittadella,  Vita  delV  Aleotti  detto  VArgcnta.  Ferrara,  Taddei,  1847. 


LIVRE   DEUXIEME.  279 


XII 


Sous  le  règne  du  duc  Alphonse  II,  Alberto  Schiatti  ne  fut  pas 
moins  apprécié  qu'Aleotti  d'Argenta.  On  lui  doit  l'église  de  la 
Madonnina,  construite  grâce  aux  offrandes  des  Ferrarais, 
léglise  de  Saint-Paul,  commencée  en  1573,  et  l'église  de 
Sainte-Françoise  Romaine  (1622).  C'est  sous  sa  direction  que 
furent  exécutées  en  stuc  sur  fond  d'or  les  figures  des  quatre 
évangélistes,  de  saint  Georges  et  de  saint  Maurelio  qui  ornent 
le  chœur  de  la  cathédrale  (1583).  Il  fut  aussi  l'auteur  du  palais 
Avogli-Trotti,  dans  la  via  di  Porteserrate.  La  façade  du  palais 
Cicognara,  possédé  jadis  par  Roberti  da  Tripoli,  est  également 
<on  œuvre. 


CHAPITRE    II 


LES    EGLISES    ET    L'HOPITAL    DE    S AI^NTE-ANINE. 


LA     CATHÉDRALE     DE    FERRARE    (1). 

C'est  à  un  membre  de  la  puissante  famille  des  Adelardi,  à 
Guglielmo  II,  consul  et  valeureux  guerrier,  que  la  cathédrale 
de  Ferrare,  un  des  plus  beaux  édifices  du  moyen  âge  en  Italie, 
doit  son  origine.  Commencée  aux  frais  de  ce  personnage,  qui 
mourut  en  1 1  46,  elle  fut  continuée  par  Guglielmo  III,  qui  cessa 
de  vivre  en  1196  (2),  et  par  Adelardo,  frère  de  celui-ci,  qui 
mourut  en  1185.  On  la  dédia  à  saint  Georges  (3).  Il  va  de  soi 
que  plusieurs  époques  y  ont  laissé  leur  empreinte.  Par  bon- 
heur, les  modifications  que  le  dix-huitième  siècle  a  infligées  à 
l'édifice  n  ont  eu  lieu  qu  à  l'intérieur  et  ont  respecté  la  majes- 
tueuse façade,  si  originale  d'aspect,  si  riche  en  curieux 
détails. 

Revêtue  de  marbres  blancs,  rouges  et  azurés  auxquels  le 
temps  a  donné  une  teinte  presque  uniforme,  la  façade,  où 

(1)  Les  pages  suivantes  ont  paru,  avec  deux  planches  représentant  l'extérieur 
de  la  cathédrale,  dans  la  Revue  de  l'art  chrétien,  1891,  5*  livraison.  —  Voyez 
Ferdinando  Casoxici,  La  Cattedrale  di  Ferrara.  Venezia,  1845,  in-fol.  —  L.-N. 
CiTTADELLA,  Notizte  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  42  etsuiv. — Frizzi,  Memorie per 
la  storia  di  Ferrara,  t.  II,  p.  183;  t.  III,  p.  440,  et  t.  IV,  p.  10. 

(2)  On  peut  lire  encore  dans  la  cathédrale  son  épitaphe  où  sont  vantées  sa 
pieté,  sa  munificence,  sa  générosité  envers  les  pauvres,  qui  s'éloignaient  toujours 
de  lui  les  mains  pleines.  Frizzi  a  cru  faussement  qu'il  s'agissait  de  Guglielmo  II. 
(Voyez  le  travail  que  M.  Ferruccio  Pasini  a  publié  dans  les  Atti  délia  dcputazione 

ferrarese  di  storia  patria,  vol.  V,  1893.^ 

(3)  La  cathédrale  primitive  fut  l'église  suburbaine  de  Saint-Georges. 


LIVRE  DEUXIEME.  281 

l'architecture  gothico-lombarde  a  juxtaposé  le  plein  cintre  et 
l'ogive,  ressemble  à  un  vaste  triptyque  dont  les  volets,  égaux 
au  panneau  central,  sont  séparés  de  celui-ci  par  de  petites 
tours  surmontées  de  pinacles.  Trois  galeries  horizontales  don- 
nent de  la  légèreté  à  la  physionomie  robuste  de  l'ensemble. 
Les  arcades  de  la  galerie  inférieure,  au  nombre  de  neuf  sur 
chaque  panneau,  sont  cintrées  et  encadrées  trois  par  trois  dans 
une  ogive,  à  l'intérieur  de  laquelle  il  y  a  un  oculus  bordé  de 
fines  découpures.  Les  arcades  de  la  galerie  suivante  (toujours 
au  nombre  de  neuf  par  panneau)  sont  ogivales  ;  elles  s'ap- 
puient tantôt  sur  deux  colonnettes,  tantôt  sur  trois.  Quant  aux 
arcades  de  la  troisième  galerie,  elles  sont  également  ogivales  ; 
mais  comme  leur  dimension  est  supérieure  à  celle  des  autres, 
il  n'v  en  a  que  quatre  par  panneau  :  elles  sont  soutenues  par 
des  colonnettes  engagées.  Un  fronton  à  angle  obtus  termine 
chaque  panneau,  et  une  quatrième  galerie,  composée  de  dix- 
sept  arcades  ogivales,  suit  la  ligne  inclinée  du  tympan,  de 
sorte  que  les  colonnes  géminées  qui  soutiennent  les  arcades 
reposent  en  quelque  sorte  sur  les  degrés  d'un  double  escalier. 
Au-dessous  de  1  arcade  du  milieu  s'ouvre  un  grand  oculus.  La 
croix,  le  lion  et  l'aigle  occupent  la  pointe  des  frontons. 

La  moitié  inférieure  des  panneaux  latéraux  est  divisée  en 
trois  parties  par  de  longues  colonnettes. 

Dans  la  partie  centrale  du  panneau  latéral  de  gauche,  au- 
dessus  d'une  plaque  de  marbre  qui  contient  une  longue  inscrip- 
tion et  qui  a  remplacé  en  1813  une  plaque  de  bronze  où 
étaient  relatés  les  mêmes  faits,  on  remarque  un  beau  buste  de 
Clément  VIII,  fondu  en  1605  par  Giorgio  Alhenga.  L'inscrip- 
tion, encadrée  par  un  petit  monument,  nous  rappelle  que 
Clément  YIII,  après  la  mort  d'Alphonse  II,  réunit  au  domaine 
de  l'Église  les  États  gouvernés  pendant  deux  siècles  par  la 
maison  d'Esté.  Au-dessous  de  linscription,  est  accroupi  un 
lion  de  style  archaïque.  Devant  la  partie  de  gauche  du  même 
panneau  est  assis  un  autre  lion^  plus  grand,  qui  regarde,  non 
sans  fierté,  les  passants.  C'est  dans  la  partie  droite  de  ce  pan- 
neau qu'est  percée  une  des  deux  petites  portes  de  la  cathé- 


282  L'AIÎT   FERIIAUAIS. 

drale  :  les  ornements  du  tympan  arrondi  n'offrent  rien   de 
remarquable. 

Mêmes  dispositions  dans  le  panneau  latéral  de  droite,  où 
Ton  voit,  à  gauche,  la  seconde  petite  porte.  Le  tympan  de 
cette  porte,  entouré  d'une  délicate  ornementation  à  laquelle 
se  mêlent  des  animaux  fantastiques,  renferme  une  croix  sur- 
montée d'une  main  bénissant  (1).  Au-dessus  du  tympan  sort 
du  creux  d'un  rond  un  buste  colossal  de  femme  :  on  ne  sait 
rien  sur  son  origine,  et  l'on  ignore  qui  il  représente.  Peut-être 
cette  femme  personnifie-t-elle  Ferrare,  car  elle  est  ordinaire- 
ment désignée  sous  le  nom  de  Madonna  Ferrara.  Le  peuple,  en 
effet,  croyait  que  Ferrare  avait  été  fondée  par  une  femme  2).  — 
Dans  la  partie  centrale  du  même  panneau,  une  niche  h  coquille 
et  à  fronton  pointu,  d'une  architecture  médiocre,  sert  d'abri  à 
la  statue  d'Albert,  marquis  d'Esté.  Cette  statue  fut  placée  là 
en  1393  afin  de  perpétuer  le  souvenir  du  voyage  qu'Albert, 
en  1391,  avait  fait  à  Rome,  où  il  avait  obtenu  de  Boniface  IX 
deux  bulles  de  grande  importance,  l'une  relative  à  la  fondation 
de  l'Université,  l'autre  concernant  les  biens  emphytéotiques. 
Au  pied  de  cette  statue  est  accroupi  un  lion  menaçant,  qui  fait 
pendant  à  celui  que  nous  avons  signalé  au-dessous  de  la  plaque 
dominée  par  le  buste  de  Clément  VIII.  —  A  l'extrémité  de  la 
façade,  notons  enfin  un  quatrième  lion,  correspondant  à  celui 
qui  se  tient  au  bout  de  l'autre  extrémité  :  il  est  fort  endom- 
magé. 

Il  nous  reste  à  examiner  la  partie  centrale  de  la  façade  du 
Dôme,  c'est-à-dire  le  panneau  central  du  triptyque.  Il  se  com- 
pose d'un  avant-corps  en  saillie,  aux  côtés  duquel  on  remarque  : 
à  droite  deux  arcades  cintrées  en  retraite,  surmontées  d'une 
ogive  avec  un  bas-relief  dans  lequel  on  voit  des  diables  empor- 
tant des  damnés  vers  une  barque  dirigée  par  un  person- 
nage qui   rappelle  le   Caron  de  la  Fable  :  —  à  gauche  deux 

(1)  Dans  l'arclulrave  de  la  porte  se  trouvent  les  vestiges  de  l'inscription 
suivante,  qui  fait  allusion  aux  inondations  du  l'ô  :  >'  Ab  aquis  multis  libéra  nos. 
Domine   « 

(2)  La  niènic  tradition  existait  à  Vérone  et  à  Manloue. 


LIVRE   DEUXIEME.  283 

arcades  de  même  forme,  également  en  retraite  et  dominées 
aussi  par  une  ogive,  où  plusieurs  saints  entourent  Abraham 
assis,  tenant  de  ses  deux  mains  sur  ses  genoux  une  grande 
draperie  qui  renferme  un  certain  nombre  de  tètes,  symboles 
des  anciens  justes  dans  les  limbes  (1).  Mais  c  est  lavant-corps 
qui  mérite  surtout  d'être  examiné.  Voici  d'abord  le  porche 
de  style  roman.  Sur  le  devant,  de  chaque  côté,  deux  colonnes 
reposent  sur  deux  hommes  que  supportent  deux  beaux  lions 
accroupis  (2).  Des  colonnettes  en  forme  de  cordons  et  de  tor- 
sades, mêlées  à  des  bandes  ou  apparaissent  de  petites  figures, 
se  succèdent  jusqu'au  fond  du  porche.  Une  frise  de  bas-reliefs 
sert  de  bandeau  à  la  porte  principale  du  Dôme  :  ils  représen- 
tent plusieurs  épisodes  de  l'enfance  du  Christ.  Au-dessus, 
dans  le  fronton  arrondi,  un  bas-relief  plus  important  nous 
montre  Saint  Georges  à  cheval  tuant  le  dragon  légendaire , 
c'est-à-dire  le  saint  auquel  est  dédiée  la  cathédrale.  Deux  sta- 
tues de  saints  sont  debout  au-dessus  des  colonnes  du  porche, 
dont  ils  complètent  la  décoration.  Tout  cela  est  du  douzième 
siècle.  Le  porche  soutient  trois  belles  arcades  à  trèfles  ;  dans 
celle  du  milieu  est  une  Vierge  d'un  style  élevé,  mais  un  peu 
massive,  tenant  dans  ses  bras  l'Enfant  Jésus,  statue  placée  là 
en  1427  et  sculptée  par  un  certain  Cristoforo  de  Florence.  Un 
peu  plus  haut,  entre  les  diverses  ogives,  on  voit  quatre 
hommes  sortant  de  leurs  tombeaux  brisés.  C'est  un  épisode  du 
Jugement  dernier,  qui  forme  une  belle  frise  au-dessus  d'eux. 
Cette  frise  a  pour  complément,  dans  un  espace  triangulaire,  le 
Christ  assis  entre  deux  figures  debout  et  deux  figures  à  genoux 


(1)  Abraham,  la  tcte  nue  cl  entourée  d'un  uiuilje,  a  une  luujjuc  J)ailje  qui 
ondule;  celle  tiyurc  vénérable  et  puissante  a  beaucoup  de  caractère.  A  gauche  est 
assis,  joignant  les  mains,  un  très  beau  saint,  derrière  lequel  apparaissent  phisieurs 
tètes.  A  droite,  un  évèque  agenouillé  joint  aussi  les  mains,  avec  une  touciiante 
onction,  et  l'on  voit  également  derrière  lui  quelques  tètes.  (Voyez  le  P.  Gaiiikii, 
Caractéristiques  des  saints,  t.  II,  p.  493.) 

[^)  Ces  colonnes,  ces  télarnons  et  ces  lions  ont  été  faits  en  1829,  d'après  le 
modèle  des  colonnes,  des  télarnons  et  des  lions  primitifs,  de  plus  petite  dimen- 
sion, qui,  par  suite  des  tassements,  étaient  devenus  incapables  de  soutenir  leur 
])esant  fardean,  et  qui  se  trouvent  à  présent  dans  la  cour  située  derrière  le 
chœur. 


28V  L  ART    FERRARAIS. 

qui  l'adorent,  tout  en  intercédant  en  faveur  des  humains  dont 
le  sort  va  se  décider  pour  l'éternité.  Dix  bustes  de  prophètes  et 
de  patriarches,  et  deux  bustes  d'anges,  ornent  les  deux  côtés 
extérieurs  du  triangle.  Toutes  ces  sculptures  semblent  appar- 
tenir au  commencement  du  quatorzième  siècle. 

Telle  est  la  façade  de  la  cathédrale.  Malgré  certaines  analo- 
gies de  détail  avec  l'église  de  San  Zeno  à  Vérone  (i),  on  peut 
dire  qu'elle  ne  ressemble  à  aucune  autre.  Plusieurs  généra- 
tions, depuis  le  douzième  siècle  jusqu'au  quinzième,  y  ont 
laissé  des  témoignages  de  leur  goût  particulier.  A  l'architec- 
ture primitive,  d'un  aspect  imposant  et  sévère,  sont  venues 
s'ajouter  peu  à  peu  des  décorations  plus  ou  moins  régulières, 
toujours  intéressantes.  Après  avoir  fait  des  arcades  en  plein 
cintre,  on  a  eu  recours  aux  arcades  ogivales,  et  cette  diversité 
est  d'un  heureux  effet.  Dans  les  motifs  sculptés,  il  règne  aussi 
une  manifeste  variété  de  style,  que  domine  un  sentiment  pro- 
fondément religieux.  Ce  qui  frappe  par-dessus  tout,  c'est  le 
Saint  Georges  qui,  en  tuant  le  dragon,  semble  inviter  les 
fidèles  à  terrasser  les  mauvaises  passions  ;  c'est  l'humble  Vierge 
qui,  en  tenant  l'Enfant  Jésus  entre  ses  bras,  le  montre  comme 
le  doux  maître  auquel  nous  devons  nous  donner;  c'est  le  Juge- 
ment dernier,  si  pathétique  et  si  attendrissant;  c'est  le  Paradis, 
où  les  âmes  saintes  trouvent  le  bonheur  dans  la  vue  de  Dieu. 
Mais  l'histoire  de  Ferrare  est  aussi  racontée  par  les  murs  du 
monument,  et  les  souvenirs  profanes  s'y  sont  pour  ainsi  dire 
incrustés.  Le  marquis  Albert  d'Esté  y  a  pris  place,  comme  les 
deux  Pline  l'ont  fait  sur  la  façade  de  la  cathédrale  de  Côme  ; 
on  s'arrête  devant  un  buste  de  femme  énigmatique,d'un  carac- 
tère tout  mondain,  et  le  buste  de  Clément  VIII  rappelle  l'in- 

(1)  L'église  de  San  Zeno  fut  renouvelée  en  1138.  Selon  Frizzi  \^t.  II,  p.  198- 
202),  les  sculptures  des  deux  églises  auraient  eu  pour  auteur  un  artiste  nommé 
Nicolo,  mais  celles  de  la  cathédrale  de  Ferrare  sont  plus  soignées.  Dans  l'un  et 
l'autre  édifice,  on  remarque  des  colonnes  portées  par  des  lions,  une  porte  avec 
les  douze  mois  de  l'année,  la  croix  surmontée  d'une  main  qui  bénit,  un  saint  à 
l'intérieur  d'une  lunette,  au-dessus  de  l'entrée  principale,  et  une  inscription 
presque  identique.  Laderchi  fait  observer  que  la  cathédrale  de  Ferrare  fut  la  pre- 
mière église  italienne  où  l'on  associa  l'ogive  au  plein  cintre,  le  style  gothique  au 
style  lombard. 


LIVRE   DEUXIEME.  285 

stabilité  des  souverainetés  terrestres,  car  la  domination  ponti- 
ficale, qui  se  substitua  en  1598  à  celle  des  princes  d'Esté,  a 
disparu  elle-même  à  son  tour. 

Les  deux  côtés  extérieurs  de  la  cathédrale,  presque  entière- 
ment en  briques,  ne  sont  pas  semblables  l'un  à  Tautre.  Celui 
du  nord  n'a  rien  perdu  de  son  originalité  :  il  a  pour  unique 
ornement  sa  longue  galerie,  dont  les  colonnettes  et  les  chapi- 
teaux attestent  une  origine  fort  ancienne.  Le  côté  méridional, 
donnant  sur  la  grande  place  où  se  tient  le  marché,  est  beau- 
coup plus  beau,  et  cependant  il  n'a  pas  conservé  partout  son 
aspect  primitif.  On  ne  voit  plus  dans  la  partie  supérieure  les 
gables  formés  d'assises  alternativement  blanches  et  rouges, 
ornés  de  grandes  rosaces  à  jour  et  séparés  les  uns  des  autres 
par  des  pinacles  octogones  dans  le  bas  et  sexagones  dans  le 
haut,  décoration  exécutée  au  quatorzième  siècle  (1).  Deux 
galeries  superposées  montrent  des  arcades  cintrées  que  sou- 
tiennent des  colonnes  accouplées.  Dans  la  galerie  du  bas,  les 
arcades  sont  encadrées  de  trois  en  trois  par  un  arc  majestueux. 
Au-dessous  de  cette  galerie ,  une  loggia  et  des  boutiques  de 
chétive  apparence  (2)  s'adossent  à  la  muraille,  au  bout  de 
laquelle  s'élève  le  campanile. 

La  loggia,  dont  un  des  côtés  semble  faire  suite  à  la  façade 
de  la  cathédrale,  fut  construite  en  L473  par  la  corporation  des 
marchands  de  draps  et  de  soieries,  qui  employa  comme  archi- 
tectes les  frères  Jacomo  et  Albertino,  ainsi  que  maestro  de  Lecho 
et  Ambrogio  da  Milano,  «  compagnons  tailleurs  de  pierre  »  . 
Ambrogio  da  Milano  est  l'artiste  éminent  qui  sculpta  le  magni- 
fique tombeau  de  Lorenzo  Roverella,  placé  dans  l'église  de 
Saint-Georges  hors  de  la  ville.  En  18  40,  on  a  un  peu  modifié 
l'architecture  primitive,  afin  de  rendre  la  loggia  plus  spacieuse 
et  plus  haute.  C'est  là  que  jadis  les  princes,  les  dignitaires,  les 
personnages  riches  se  réunissaient  pour  assister  aux  tournois 
et  aux  fêtes  publiques  qui  avaient  lieu  sur  la  place.  Une  plate- 

(1)    Sur  les  deux  piuailcs  qui  faisaient  face   au   palais   dvlLi  lliojiojic,  on  avait 
mis  l'aijjle  des  princes  d'Esté  et  les  amies  de  la  Coiniuunc. 
2)   11  y  eut  là  des  boutiques  dès  1327. 


286  T/Allï    FERllARAIS. 

forme,  entourée  d'une  balustrade  de  marbre,  se  trouvait  au- 
dessus  du  monument.  Aujourd'hui ,  du  côté  de  la  façade  du 
Dôme,  on  remarque  six  bas-reliefs  sculptés  au  douzième  siècle 
et  représentant  par  des  figures  symboliques  plusieurs  des  mois 
de  l'année  (1).  Ces  bas-reliefs  ornaient  autrefois  une  des  deux 
portes  latérales  donnant  sur  la  place  du  Marché,  celle  qui  fai- 
sait face  à  la  rue  de  San  Romano,  et  ils  lui  avaient  valu  le  nom 
de  po7-te  des  Mois.  Cette  porte  a  été  bouchée  en  1718  et  privée 
de  son  ornementation  en  1738  {"2).  L'autre  porte,  plus  rappro- 
chée delà  façade  de  la  cathédrale,  s'appelait  \a porta  dello  Staro 
ou  porte  du  Boisseau,  parce  qu'on  y  avait  sculpté  un  boisseau 
et  d'autres  mesures  de  capacité  à  l'usage  des  commerçants  : 
elle  fut  condamnée  avant  1594. 

Le  campanile  quadrangulaire ,  orné  d'un  revêtement  de 
marbres  blancs,  rouges  et  noirs  de  Vérone  et  de  l'Istrie,  se 
compose  de  quatre  étages,  ayant  les  uns  et  les  autres  sur  chaque 
face  deux  longues  fenêtres  dont  la  partie  cintrée,  trop  courte 
selon  nous,  repose  directement  sur  les  chapiteaux  de  deux 
colonnes.  Dans  les  angles  se  trouvent  des  pilastres  en  saillie. 
Ce  campanile  a  un  aspect  grandiose  et  compte  parmi  les  plus 
importants  que  la  Renaissance  ait  produits  en  Italie,  mais  il 
nous  semble  un  peu  lourd.  Combien  il  est  loin  d'avoir  l'élé- 
gance non  seulement  du  campanile  de  Giotto,  à  Florence,  mais 
du  campanile  de  la  cathédrale  de  Prato  et  de  tant  d'autres 
que  l'on  admire  à  Rome!  Il  fut  commencé  en  1412,  sur 
l'ordre  de  Nicolas  III  d'Esté,  et,  si  l'on  en  croyait  la  tradi- 
tion et  la  Chronique  souvent  peu  exacte  de  Marano,  il  aurait 
eu  pour  premier  architecte  un  ministre  du  prince,  Nicole  da 
Campa,  «  ufjiciale  alla  hanca  dei  soldati  »  ,  ce  qui  ne  paraît 
guère  vraisemblable  (3).  Quand  la  base  ,  sur  laquelle  sont 
sculptés  les  symboles  des  Évangélistes,  fut  achevée,  il  y  eut, 
faute    de  ressources  probablement,   une  longue  interruption 

1^1)  Ils  ont  été  photographiés  par  Alinnri.  Les  autres  sont  encastrés  dans  un 
niur  à  l'entrée  du  jardin  botanique  attenant  au  palais  de  l'Université. 

1^2)  L.-^.  CiTTADEi.LA  décrit  tout  au  long  l'ornementation  de  cette  porte. 
(Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  93-94.) 

(3)  L.-N.  CiTTADELLA,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  96. 


LIVRE   DEUXIEME.  287 

dans  Tentreprise.  On  ne  se  remit  à  la  continuer  qu'en  1151, 
sous  le  règne  de  Borso  (1),  et  l'on  obtint  que  la  Seigneurie  de 
Venise  ne  soumettrait  les  matériaux  à  aucune  taxe.  La  direc- 
tion générale  fut  confiée  à  Pietro  Benvenuto  (2),  que  Cristoforo 
del  Co.v,ça  seconda  comme  architecte,  et  l'on  chargea  du  travail 
des  marbres  Bartolommeo  dit  Meo  da  Firenze,  qui  eut  sous  ses 
ordres  Loienzo  de  Giiido  da  Chonio^  Lucha  de  Jacomo  da  Firenze, 
Lunardo  de  Nicholo  de  Maffei  da  Verona,  Albertino  Rasconi  da 
Maiitoua,  Jachomo  Lazaro  da  Venezia ,  Loreiizo  de  Frixi  da 
C/ioiuo  [^),  Aluixe  da  Venezia^  Fiorino  et  Matlia.  En  1458,  le  pre- 
mier étage  était  terminé;  mais  ce  fut  seulement  en  14G6  qu'on 
V  plaça  la  statue  de  saint  Maurelio,  exécutée  par  Mathias  di 
Castelli  de  Milan  (4),  peinte  et  dorée  par  Zohane  TruUo,  qui 
peignit  et  dora  aussi  cinq  écussons  avec  les  armoiries  et  les 
devises  de  Borso  et  de  la  Commune.  La  construction  du  second 
étage  et  du  troisième  suivit  de  près  la  construction  du  pre- 
mier, car  dès  1  464  il  est  question  de  leur  revêtement  de  mar- 
bre. Pietro  BenveiiuiQ  est  toujours  l'architecte  en  chef,  mais 
Meo  de  Florence  est  remplacé  par  Albertino  et  Jacoho  Rasconi  ou 
Ilusconi  de  Mantoue^  qu'assistent  Jacomo  dit  Barassa,  Bei-nar- 
(liuo  da  Verona^  Stievano  et  Donienego  da  Verona,  Jachomo  da 
Varena,  Zorzo  da  Como,  Comando  de  Voltolina,  Jacomo  Mazol- 
lela  da  Verona,  Andréa  et  Jachomo  de  San  Polo.  En  1466,  le 
second  étage  est  achevé;  le  troisième  l'est  à  son  tour  en  1493. 
L'année  suivante,  le  duc  Hercule  I"  commande  à  JDomenico  di 
Paride,  fils  de  Niccolô  Baroncelli,  un  dessin  pour  ie  quatrième 
étage,    c'est-à-dire   pour   rachèvement    du  campanile;    mais 

{V)  ISursu  ht  concourir  à  la  dépense  tons  les  hauts  fonctionnaires  et  les  princi- 
pales villes  (le  ses  Etats. 

(2)  Il  fut  nommé  dagli  Ordini  pour  avoir  travaillé  aux  doux  ordres  ou  étages 
suivants  avec  son  père  Beiivenuti  et  son  frère  Giovanni,  qui  reçurent  le  même 
surnoui.  Giovanni  dagli  Ordini  survécut  à  son  frère  Pietro;  il  eut  une  fille  et 
trois  fils  :  Tecjhlo,  Francesco  et  Alberto.  Dans  ses  Notizic  relative  a  Fenava 
(t.  II,  p.  51),  L.-N.  Cittadella  donne  l'arhrc  jjénéalogique  de  la  fauiille  lîen- 
venuti. 

(3)  Lorenzo  dut  prohahlenient  son  suiiioiu  aux  ornements  qu'il  avait  liiahi- 
lude  do  sculpter. 

;4)  dette  statue  n'existe  [)lus.  Il  eu  est  de  méruc  de  la  siatue  de  Saint  Georges 
terrassant  le  dragon. 


288  L'ART    FEURARAIS. 

rarchitecte  s'en  tient,  sauf  quelques  légères  modifications,  au 
plan  suivi  jusqu'alors,  et  l'exécution  incombe  à  Rinaldi  et  à 
Jachomo  Rasconi  de  Mantoue.  Pour  une  cause  que  nous  igno- 
rons, tout  resta  en  suspens  jusqu'à  l'époque  d'Alphonse  II. 
Dans  les  dernières  années  du  seizième  siècle,  Giovanni  Bat- 
tista  Aleotti  d'Argenta  et  Alessandro  Balbi  érigèrent  le  qua- 
trième étage  du  campanile,  si  longtemps  attendu,  sans  y  ajouter 
le  couronnement,  qui  manque  encore  de  nos  jours. 

A  l'origine,  la  cathédrale  était  entièrement  isolée,  et,  le 
long  des  murs,  il  y  avait  des  bancs  de  marbre  à  l'usage  des 
fidèles  et  des  pèlerins. 

Un  vaste  atrium  précède  l'église.  On  y  distingue  une  pein- 
ture circulaire  due  à  l'un  des  plus  anciens  artistes  de  Ferrare 
et  représentant,  en  demi-figure,  le  Christ  qui  bénit  de  la  main 
droite  et  tient  de  la  main  gauche  le  livre  des  Evangiles  ou- 
vert (1). 

L'intérieur  de  la  cathédrale  offre  peu  d'intérêt  au  point  de 
vue  de  l'architecture,  quoiqu'il  ne  manque  pas  de  noblesse. 
Il  a  été  refait  au  dix-huitième  siècle  par  hrancesco  Mazzarelli. 
Avant  le  renouvellement  de  l'édifice,  on  y  descendait  par  trois 
marches;  aussi  se  produisait-il  parfois,  en  temps  de  pluie,  des 
inondations  véritables;  ce  qui  arriva  notamment  le  28  juin 
1550  :  les  bancs  flottaient  à  la  surface  de  l'eau.  Autrefois, 
neuf  marches  de  marbre  rouge  précédaient  le  chœur,  et  il  fal- 
lait en  monter  encore  trois  pour  atteindre  le  maitre-autel. 
Partagée  en  trois  nefs,  l'église  a  la  forme  de  la  croix  grecque. 
Sa  longueur,  sans  compter  l'atrium  et  le  chœur,  dépasse  cent 
mètres,  et  sa  largeur  est  d'environ  quarante  mètres. 

Dès  le  treizième  siècle,  on  pava  la  cathédrale  avec  des  mar- 
bres rouges,  blancs  et  légèrement  azurés,  de  façon  à  former 
des  dessins,  des  cercles  notamment.  Le  plus  grand  cercle  se 
trouvait  devant  le  preshyterhnn.  Peu  à  peu  on  s'imagina  que, 
en  priant  à  genoux  à  l'intérieur  de  cette  figure  géométrique, 
on  pouvait  gagner  des  indulgences,  superstition  qui  engendra 

(1)   Bariffaldi,   Vite,  etc.,  t.  I,  p.  .5,  note  1. 


LIVllE   DEUXIEME.  289 

des  disputes  entre  les  nombreux  compétiteurs  et  décida,  en 
1608,  l'évéqvie  de  Fenare  à  faire  détruire  le  cercle. 

Le  chœur  actuel,  pourvu  de  pilastres  richement  sculptés, 
fut  construit  aux  frais  du  Chapitre  et  de  la  Commune  par 
Biagio  Rossetti.  Commencé  le  19  mai  1498,  il  fut  terminé  le 
4  mai  1499  (1).  Pour  décorer  la  nouvelle  abside  (2),  Rossetti 
choisit,  dès  1499,  un  artiste  de  Modène  ainsi  qu'un  certain 
Nicolas  de  Pise,  et  le  célèbre  peintre  Lorenzo  Costa,  qui  devaient 
représenter  sur  fond  d'or,  en  mosaïque  simulée,  neuf  figures 
('.  aussi  bien  peintes  que  les  deux  figures  dues  à  Bochazino  et  à 
Lazzai'o  (3),  ce  dont  Andréa  Mantegna  serait  juge  (4)  »  .  Il  est 
probable  que  le  projet  de  décoration  fut  réalisé,  mais  on  n'en 
est  pas  certain.  Aujourd'hui,  c'est  un  Jugement  dernier  par 
Bastianino  (1577-1580)  que  nous  montre  l'abside  de  la  cathé- 
drale. L'artiste  de  Modène  mentionné  dans  le  contrat  dressé 
en  J499  était  peut-être,  soit  Francesco  Bianchi,  dit  Frari,  soit 
Setti  di  Ceccliino  :  tous  deux,  en  effet,  eurent  des  rapports  avec 
Ferrare.  Sur  2sicolas  de  Pise,  L.-N.  Cittadella  fournit  quelques 
renseignements.  En  1512,  Nicolas  peignit,  pour  la  confrérie  de 
la  Mort,  la  Vierge  et  l'Enfant  Jésus,  avec  saint  Jacques,  sainte 
Hélène,  deux  anges  et  plusieurs  autres  figures.  Dans  un  acte 
de  152G,  on  le  trouve  désigné  de  la  façon  suivante  :  «  Prœ- 
stans  vir  niagister  Nicolaus  Pisanus  pictor  et  civis  Ferrariœ  de 
cont.  S.  Stephani,  Jilius  quondarn  Bartholoniei  de  Bruzis  de  Pisis, 
hahitator  Bononiœ.  »  En  1528,  il  travaillait  à  Budrio. 

(1)  Les  stucs  et  les  dorures  sur  le  mur  semi-circulaire  furent  exécutés  en  1583 
par  Agostino  Bossi,  Paolo  Monferrato  et  Giulio  Bongiovanni,  sous  la  direction 
(le  l'architecte  Alberto  Schiatti.  (L.-N.  Cittadella,  Notizie  relative  a  Ferrara, 
t.  II,  p.  69.) 

^)  L'abside  précédente  était  ornée  de  mosaïques,  et  sur  les  vitraux  «les  fenê- 
tres, vitraux  exécutés  en  1488  par  maître  Zoane  Grasso,  on  voyait  les  fijjures  de 
saint  Georges  et  de  saint  Maurclio.  L'arc  dominant  l'entrée  du  chœur  était  cou- 
vert aussi  de  mosaïques  à  fond  d'or  :  des  anges  et  des  demi-figures  de  prophètes  y 
étaient  représentés.  (L.-N.  Gittadklla,  Notizie  relative  n  Ferrara,  t.  II,  p.  70.) 
3)  Dans  le  Triompha  di  Fortuna  du  Ferrarais  Siçismoiido  Fond,  ouvrage 
imprimé  en  1526,  le  nom  du  peintre  Lazzaro  figure  à  coté  des  noms  de  Mante- 
jjua,  de  Cosimo  Tura  et  de  Dosso.  Un  artiste  a|jpelé  Lazzaro  travailla  en  1503  aux 
décors  nécessaires  à  la  représentation  de  quehpies  comédies  dans  le  Castello.  Il 
n'existe  aucune  peinture  que  l'on  |)uisse  attribuer  à  Lazzaro. 

(4)   L.-N.  Cittadella,  JSotizie  relative  a  Ferrara,  t.  II,  p.  70. 

I.  19 


290  L'A  HT    l'EI',  UAIIAIS. 

Au-dessus  du  maitre-aulel,  on  voit  à  la  voûte  de  l'église  un 
agneau  (symbole  du  chapitre  métropolitain),  qui  fut  peint  en 
1508  par  Gabriele  Bonaccioli.  L'estimation  de  ce  travail  et  de 
quelques  autres  ornementations  qui  n'existent  plus  fut  confiée 
à  Domenico  Panetti,  à  Lodovico  Mazzolino  et  à  Bartholomeo 
da  Yenezia  (1). 

L  abside,  avons-nous  dit,  a  pour  décoration  un  JugemeiU 
dernier.  Cette  fresque  est  l'œuvre  capitale  de  Sehastiano  Filippi, 
dit  le  Bastiam'no  (2).  Elle  a  été  inspirée  par  le  Jugement  dernier 
de  Michel- Ange.  La  Vierge  a  la  même  attitude  que  celle  du 
Buonarotti,  et  le  Christ  semble  aussi  maudire  les  réprouvés.  Il 
y  a  dans  la  composition  beaucoup  de  vie  et  d'animation.  La 
couleur  n'est  pas  trop  sombre.  C'est  une  peinture  bien  dé- 
corative, assez  haut  placée  pour  qu'on  ne  fasse  attention  qu'à 
l'ensemble  et  qu'on  ne  songe  pas  à  critiquer  les  détails.  «  Elle 
est  si  voisine  de  Michel- Ange  ,  dit  Lanzi,  que  toute  l'école 
florentine  ne  saurait  lui  en  opposer  une  pareille.  Il  semble 
incroyable  que,  dans  un  tel  sujet,  Filippi  ait  pu  paraître  si 
nouveau  et  si  grand.  »  Lanzi  va  beaucoup  trop  loin  dans  son 
admiration,  mais  ses  éloges  renferment  une  part  de  vérité. 
Imitateur  d'un  maître  inimitable,  Bastianino  s'est  comporté  ici 
en  homme  ingénieux  et  en  peintre  habile.  Il  commença  en  157  7 
sa  vaste  tâche,  qu'il  acheva,  selon  ses  engagements,  en  trois  an- 
nées (3),  moyennant  trois  cents  écus  d'or  (4-).  Deux  figures  de 
femmes  dans  son  Jugement  dernier  se  rattachent  à  son  histoire 
personnelle.  L'une,  saisie  par  les  démons,  est,  dit-on,  la  veuve 
de  Stefano  Correggiari,  la  belle  et  riche  Livia  Grazioli,  qui, 

(1)  L.-IN.  ClTTADELL^,  Kotizie  relative  a  Fcrrara,  t.  II,  p.  69. 

(2)  Bauuffaldi,  t.  1,  p.  450-455.  — Ce  fut  Alplionse  II  qui  décida  la  falaiquc 
de  la  cathédrale  à  confier  la  décoration  de  l'abside  à  lîastlanino. 

(3^  Il  n'y  euiploya  pas  sept  années,  ainsi  tpic  le  dit  Baruffaldi.  Si  les  échafau- 
dages furent  enlevés  seulement  en  1584,  c'est  que  le  sculpteur  Bu(jnoli  en  avait 
besoin  aussi  pour  exécuter  les  stucs  qui  ornent  le  chœur. 

(4)  Le  dernier  payement  lui  fut  fait  en  1581.  (L.-jN.  Ci'itadella,  Notizie  rela- 
tive a  Ferrara,  t.  I,  p.  60-61.)  Une  restauration  de  la  fresque  a  eu  lieu  en  1850. 
M.  Grcyorio  Doari,  auteur  de  cette  restauration,  a  publié  une  description  du 
{■rand  travail  de  Bastianino  sous  ce  titre  :  JJescrizione  ciel  maestoso  affreseo  ili 
SebaUiatio  Filippi  detlo  Bastianino  eseçjuilo  nel  catino  dcl  coro  délia  nu'tropu- 
litana  di  Fcrrara.  Ferrara,  Bresciani,  1853,  petit  in-8". 


LIVllE    DEUXIEME.  291 

api'ès  avoir  promis  de  l'épouser,  lui  préféra  un  autre  mari  (1). 
A  côté  d'elle,  ou  lit  sur  un  cartel  :  «  Nul[Ium]  mal[um] 
imp[unitum].  »  En  revanche,  la  femme  qui  consentit  à  s'unir 
au  Bastianino  est  placée  au  milieu  des  élus  (2),  et  elle  regarde 
avec  mépris  Livia  Grazioli  (3). 

Si  le  Jugement  dernier  de  Bastianino  fait  connaitie  ce  qu'était 
devenue  l'école  ferraraise  à  la  fin  du  seizième  siècle,  c'est-à- 
dire  à  l'heure  de  la  décadence,  plusieurs  autres  peintures, 
dans  la  cathédrale,  nous  reportent  vers  les  débuts  de  cette 
école  ou  nous  permettent  d'assister  en  quelque  sorte  à  son 
éclosion,  puis  à  son  plein  épanouissement. 

Gelasio  di  Niccolô  ou  Gelasio  délia  Masnada  di  San  Giorgio 
travaillait  vers  le  milieu  du  treizième  siècle.  On  lui  attribue  la 
Madone  qui  se  trouve  au-dessus  du  sixième  autel  h  droite.  La 
Vierge  est  maintenant  afiublée  d'un  riche  manteau  à  ramage 
qui  cache  la  peinture,  et  l'on  a  mis  sur  sa  tète,  ainsi  que 
sur  celle  de  l'Enfant  Jésus,  une  couronne  d'argent.  Dans 
de  pareilles  conditions,  comment  apprécier  l'œuvre  du  pein- 
tre? A  peine  distingue-t-on  les  traits  des  personnages,  dont  les 
carnations  sont  très  foncées.  Le  visage  de  Marie  semble  avoir 
un  caractère  auguste  et  même  assez  beau ,  qui  ne  semble 
guère  compatible  avec  l'art  du  treizième  siècle.  C'est  peu 
après  1340  que  la  piété  populaire  voua  une  vénération  spé- 
ciale à  cette  image ,  qui  fut  solennellement  couronnée  le 
7  juin  1626  (4). 

Une  peinture  d'Ettoie  Bonaco  s  si  orne   le  premier  autel   à 


i^ij  A  la  vérité,  Schastiano  avait  encouru  le  reproche  d'iiulilTéroiice  eu  recu- 
lant son  uiariajje  jusqu'à  l'achèveuient  de  sa  frescjue. 

(2)  Filippi  s'est  placé  avec  elle  à  la  droite  de  son  propre  j)alrou  <|ui  tient  à  la 
main  plusieurs  flèches,  et  c'est  sa  mère  que  l'on  voit  à  la  gauche  de  saint  Sébas- 
tien, si  l'on  en  croit  M.  Grejjorio  I5oari. 

(3)  On  peut  lire  le  récit  détaillé  de  ce  que  nous  venons  d  indiquer,  non  seule- 
ment dans  les  Vite  de  Bariffaldi,  mais  dans  les  Ihiccoiiti  cdtlHicl  italiani  du 
marquis  Campoui.  (Firenze,  1858,  in-12,  p.  60.)  —  Outre  le  .lu{;einent  dernier,  la 
cathédrale  possède  deux  ouvrajjes  de  Bastianino  :  l'un  (au  troisième  autel  à 
droite)  représente  dans  le  ciel  la  Vierj;e,  et  sur  la  terre  sainte  Catherine  et  sainte 
Barbe;  l'autre  (à  l'autel  du  bras  jjauche  de  la  croix)  nous  montre  la  Circoncision. 

(4)  L.-iN.  CiïTADELLA,  Notizic  iclutivc  a  Fcrrara,  t.  1,  p.  85. 


292  L'AllT    FEIUIARAIS. 

(Iroilc  :  elle  porte  le  nom  de  Tauteur  et  la  date  de  1448  (l). 
Cette  peinture,  qui  fut  exécutée  sur  un  des  murs  de  l'atrium 
et  que  Ton  a  transportée  sur  toile  en  1734,  représente  la 
Vierge  avec  Jésus  mort.  Malheureusement,  elle  a  été  entière- 
ment repeinte,  en  sorte  qu'on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  la 
manière  d'Ettore  Bonacossi  (2). 

Avec  Cosimo  Tara,  nous  nous  trouvons  en  présence  du  plus 
illustre  peintre  de  l'ancienne  école  ferraraise.  Deux  grands  et 
remarquables  tableaux  de  lui  se  font  face  dans  le  chœur  (3), 
après  avoir  servi  de  volets  à  des  orgues  qui  n'existent  plus  (4). 
Celui  de  pauche  représente  Saint  Georges  aux  prises  avec  le 
dragon,  celui  de  àvoiieV  Annonciatio7i.  Un  acte  du  II  juin  1469 
nous  apprend  que  maître  «  Cosmè  del  Turra  »  reçut  cent  onze 
lire  pour  l'exécution  de  ces  deux  ouvrages. 

Saint  Georges,  bizarrement  vêtu,  monté  sur  un  cheval  blanc, 
les  pieds  enfoncés  dans  ses  étriers,  plonge  sa  lance  dans  le 
crâne  du  monstre,  qui  se  tord,  contracte  ses  ailes  aux  ner- 
vures épineuses,  darde  sa  langue  de  serpent  et  montre  large- 
ment sa  gueule  garnie  de  dents  aiguës.  Tourné  vers  la  gauche, 
le  cheval  regimbe  et  se  cabre;  sa  crinière  qui  se  dresse,  ses 
narines  qui  se  dilatent,  les  veines  de  son  cou  qui  se  gonflent, 
tout  en  lui  témoigne  de  son  épouvante.  Quant  au  cavalier, 
c'est  une  figure  très  accentuée,  plus  grandiose  que  gracieuse, 
d'un  relief  rappelant  celui  des  productions  du  Squarcione  et 
de  ses  imitatems.  A  droite,  la  princesse,  que  saint  Georges 
vient  de  sauver,  est  encore  terrifiée;  elle  regarde  en  s'enfuyant 
son  libérateur  avec  une  gratitude  mêlée  d'anxiété;  les  plis 
agités  de  son  vêtement  indiquent  sa  précipitation  ;  elle  ouvre 

(1)  BiRL'FFALDI,   t.    II,  p.   388. 

(2)  L.-N.  GiTTADELLA,  1"  Notizic  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  85,  et  t.  II,  p.  12  , 
2"  Guida  pel  forestière  in  Ferrara^  1873,  p.  43. 

(3)  Nous  ne  sommes  pas  du  même  avis  que  Baruffaldi,  qui  dit  en  parlant  de 
ces  tableaux  :   «  ISoti  mostrano  tutto  il  buon  fare  di  Cosimo  »   ^t.  I,  p.  64\ 

(4)  Ces  oijjues  furent  faites  de  1465  à  1468.  —  En  général,  les  organistes 
étaient  des  prêtres  de  la  cathédrale.  (Voyez  L.-N.  Cittadella,  Notizie  relative  a 
Ferrara,  t.  I,  p.  66-68.)  —  C'est  en  1735  qu'on  détacha  les  deux  tableaux  de 
Tura  des  orgues  qu'ils  accompagnaient.  Ils  furent  alors  retouchés  par  le  peintre 
Giovanni  Battisla  Cozza. 


LIVRE  DEUXIEME.  293 

les  bras,  et  il  semble  que  l'on  entend  ses  cris.  "  A  ses  pieds, 
un  fleuve  coule  parmi  des  rochers  que  domine  une  montagne 
composée  de  trois  tronçons  de  cône  superposés  et  entourés  de 
murailles  à  créneaux.  Sur  la  rive  opposée,  le  dragon  est  repré- 
senté une  seconde  fois,  mais  en  petite  dimension  (1).  »  Il  est 
à  regretter  que  cet  intéressant  tableau  soit  placé  trop  haut  et 
ne  soit  guère  éclairé. 

Recevant  un  peu  plus  de  lumière,  V Annonciation  se  prête 
mieux  à  Texamen.  Sans  être  à  l'abri  de  toute  critique,  elle  est 
très  supérieure  au  Saint  Georges.  La  scène  se  passe  dans  un 
portique  à  coupole  dont  les  arcades  permettent  d'apercevoir 
un  paysage  animé  de  petits  personnages  (2).  De  chaque  côté, 
quatre  anges  en  grisaille,  d'un  style  élevé,  sont  peints  sur  des 
panneaux  d'or.  Deux  puissantes  guirlandes  de  fruits  complètent 
la  décoration  du  majestueux  édifice,  où  l'on  remarque  sur  une 
barre  de  fer,  assujettie  à  deux  corniches  se  faisant  face,  un 
chat  et  un  oiseau.  Au  centre,  une  colonne  sépare  l'archange 
Gabriel  de  la  Vierge.  Celle-ci,  vue  de  face,  est  agenouillée  à 
droite,  les  yeux  baissés.  Cosmè  lui  a  malheureusement  donné 
un  de  ces  visages  ingrats,  aux  contours  anguleux  et  aux  pom- 
mettes saillantes,  qui  ne  lui  sont  que  trop  familiers;  mais  les 
mains  jointes  sont  remarquablement  exécutées.  L'archange 
a  un  genou  en  terre.  Vêtu  d'une  tunique  bleue  et  d'un  man- 
teau violet  (3),  il  se  présente  presque  de  profil,  tenant  d'une 
main  un  lis  et  bénissant  de  l'autre.  C'est,  croyons-nous,  la 
plus  belle  figure  que  Cosimo  Tura  ait  jamais  faite.  On  imagi- 
nerait difficilement  des  traits  plus  purs,  une  majesté  plus 
sereine,  une  expression  plus  hautement  religieuse.  On  sent 
que  cette  noble  créature,  h  la  fois  forte  et  légère,  appartient  à 
un  monde  sans  souillure,  où  Dieu  divinise  en  quelque  sorte 
ceux   qui  l'entourent.  Au  lieu  de  copier  la  nature,  selon  son 

(1)  A.  Ventl'p.i,  Varie  n  Fenara  nel  periodo  di  Ilorso  d'Esté,  p.  71(5. 

(2)  «  On  remarque  dans  ce  paysajje  tics  roclies  amoncelées,  avec  des  routes 
tortueuses  et  des  arlires  sans  feuillafje,  motif  assez  fréquent  chez  les  peintres 
ferrarais.  «    (A.  Venturi,  L'arte  a  Fer/ara  nel  periodo  di  Borso  d'Esté.) 

(3)  Dans  le  costume  de  l'anfje,  comme  dans  celui  de  la  Vierge,  les  plis  mul- 
tiples forment  des  cassures  malencontreuses. 


294  L'A  UT    FEIll'.AllAIS. 

habiliulc,  l'artiste  a  cherché  dans  son  imagination  le  secret 
de  la  beauté  idéale  et  l'a  trouvé.  Aussi  n'y  a-t-il  guère  à  Fer- 
rare  de  tableau  devant  lequel  on  revienne  plus  volontiers  que 
devant  V Anuonciation  de  Tura.  La  pâleur  même  des  carnations, 
dans  le  demi-jour  du  chœur,  n'est  pas  dénuée  de  charme.  Soit 
que  le  silence  règne  dans  le  religieux  édifice,  soit  que  les  chants 
d'église  se  fassent  entendre,  on  prend  un  plaisir  de  plus  en 
plus  intime  à  contempler  la  céleste  apparition,  accueillie  avec 
tant  de  dévotion  par  la  plus  chaste  et  la  plus  humble  des  filles 
d'Adam.  Aussi  n'avons-nous  jamais  regretté  que  l'œuvre  de 
Tura  n'ait  pas  été  transportée  à  la  Pinacothèque  pour  y  être 
mieux  vue.  Les  tableaux  religieux  veulent  être  examinés  dans 
un  milieu  religieux  et  perdent  plus  qu'ils  ne  gagnent  à  cette 
pleine  lumière  qui  a  pour  condition  de  fâcheux  voisinages  et 
souvent  de  déplorables  promiscuités. 

Lorsque,  quittant  le  chœur  de  la  cathédrale,  on  se  trans- 
porte dans  la  sacristie  des  chanoines,  on  rencontre  un  tableau 
dû  à  Domenico  Panetti,  qui  fut  un  des  élèves  de  Cosimo  Tura(l). 
Ce  tableau,  une  des  premières  œuvres  du  maître,  dit-on,  repré- 
sente la  Vierge  assise  sur  un  trône  avec  l'Enfant  Jésus  devant  un 
rideau  rouge  entre  deux  ecclésiastiques  à  genoux.  Si  nous  trouvons 
peu  agréables  les  plis  que  l'on  remarque  au  coin  des  yeux  du 
Bamhino  et  les  ombres  trop  noires  mises  sur  son  front  et  sur  son 
corps,  nous  n  éprouvons  à  la  vue  de  sa  mère  qu'un  sentiment 
de  respectueuse  admiration.  Son  visage  un  peu  allongé,  souve- 
rainement pur  et  calme,  est  loin,  dans  sa  douce  austérité, 
d'être  sans  grâce.  La  coiffure  se  compose  de  simples  bandeaux, 
et  un  manteau  bleu  couvre  la  tête.  Quant  aux  figures  à  genoux, 
représentées  de  profil,  elles  sont  beaucoup  plus  petites  que 
celle  de  la  Vierge.  Elles  n'en  excitent  pas  moins  l'intérêt  par 
l'accentuation  des  traits  et  les  particularités  delà  physionomie. 
Le  personnage  de  droite,  malheureusement  peu  visible,  tient 
à  la  main  un  béret  rouge,  peut-être  à  titre  de  cardinal,  et 
récite  la  Salutation  angélinue  dont  le  commencement  est  écrit 

(1)   Ké  vers  1460,  l'anelti  mourut  en  1511  ou  en  1512. 


LIVRE  DEUXIÈME.  295 

en  grec  sous  ses  yeux.  Le  personnage  de  gauche,  vêtu  de 
noir,  un  lîéret  noir  à  la  main,  est  plus  distinct,  et  son  regard 
dénote  une  vive  intelligence.  Aucun  document  n'a  révélé  jus- 
qu'ici le  nom  de  ces  dignitaires  du  clergé  ferrarais.  Dans  le 
tableau  de  Panetti,  les  accessoires,  traités  avec  beaucoup  de 
soin,  ajoutent  au  charme  de  l'impression  générale.  Le  trône 
est  orné  de  pilastres  dorés  sur  lesquels  se  détachent  des  ara- 
besques grises.  A  droite  et  à  gauche  se  développe  un  charmant 
paysage  où  les  édifices  se  combinent  heureusement  avec  les 
détails  d'une  campagne  accidentée,  dans  laquelle  on  aperçoit 
un  fleuve  avec  des  barques,  un  berger  avec  son  troupeau  et 
quelques  autres  petites  figures.  Sous  le  rapport  du  coloris,  ce 
tableau  se  rattache  jusqu'à  un  certain  point  à  l'école  vénitienne. 
Comme  sentiment,  il  rappelle  un  peu,  selon  nous,  une  tou- 
chante Vierge  de  Boccaccio  Boccaccino  qui  se  trouve  au  musée 
de  Padoue  (1),  et  peut-être  aussi  la  Vierge  de  Luini  dont  s'ho- 
nore l'église  de  Santa  Maria  degli  Angeli  à  Lugano.  Même 
accent  de  sincérité  religieuse,  même  simplicité  virginale, 
même  expression  pensive,  même  attraction  de  bonté. 

Tout  autre  est  le  style  de  Garofalo^  quoique  ce  peintre  ait  eu 
pour  premier  maître  Panetti  (2).  Cinq  tableaux  de  Garofalo, 
dans  la  cathédrale,  permettent  d'apprécier  la  manière  qui  lui 
fut  propre. 

(1)  La  Vierge,  dont  les  traits  ont  une  .çjrâce  exquise,  est  assise  de  face  sur  un 
banc  avec  l'Enfant  Jésus,  la  tête  couverte  d'un  voile  sur  lequel  est  ramené  le 
manteau.  On  ne  voit  point  le  bas  des  jambes.  L'Enfant  Jésus,  tenant  de  la  main 
droite  un  chardonneret,  lève  les  yeux  vers  sa  mère  ;  une  petite  ccbarpe,  jetée 
sur  les  jambes,  passe  sur  le  bras  droit  et  la  poitrine.  Ce  tableau,  d'un  coloris 
moins  clair  que  celui  qui  est  familier  à  Boccaccino,  est  entouré  d'un  admirable 
cadre.  11  se  trouvait  autrefois  dans  le  couvent  des  Eremile. 

MM.  Crowe  et  Gavalcaselle  (t.  VI,  p.  511),  constatant  une  certaine  analojjie 
entre  le  style  de  Panetti  et  celui  des  fresques  qui  ornent  la  cathédrale  de  Cré- 
mone, ne  seraient  pas  éloi{;nés  de  croire  que  Panetti  aida  lioccaccino  dans  cette 
circonstance,  ou  que  du  moins  il  fut  l'élève  du  maître  crcmonais.  S'il  travailla 
aux  fresques  de  la  cathédrale,  ce  ne  peut  être  qu'à  celles  de  la  tribune,  exécutées 
de  1505  à  1506,  car  les  autres  furent  faites  entre  1514  et  1518,  et  Panetti 
mourut  en  1511  ou  en  1512.  Quant  à  la  supposili(jn  d'après  lacjuelle  Panetti 
aurait  été  l'élève  de  Boccaccino,  elle  nous  sendjle  diftii'ilc  à  admettre,  vu  que 
tous  deux  na(iuircnt  vers  1460. 

(2)  Benvenuto  Tisi  da  Garofalo  naquit  en  1481  et  mourut  en  1559. 


296  T/Ar.ï    FEU  U  AU  AI  S. 

Aux  côté?  de  la  porte  principale,  à  l'intérieur  de  l'église, 
on  aperçoit  tout  d'abord,  pleines  de  noblesse  et  de  simplicité, 
les  Heures  de  Saint  Pierre  et  de  Saint  Paul,  constituées  en 
quelque  sorte  les  gardiennes  du  lieu  saint,  dans  lequel  elles 
semblent  souhaiter  aux  fidèles  la  bienvenue.  Ce  sont  des  pein- 
tures à  fresque.  A  l'origine,  elles  ornaient  le  chœur  de  San 
Pietro.  En  donnant  au  recteur  de  cette  église  cent  écus  destinés 
à  d'urgentes  réparations,  Mgr  Grispi,  archevêque  de  Ferrare, 
obtint  qu'elles  lui  fussent  cédées;  c'est  lui  qui  les  fit  scier  et 
transporter,  en  17  45,  à  l'endroit  qu'elles  occupent  aujour- 
d'hui (l). 

Garofalo  est  aussi  l'auteur  du  Saint  Pierre  et  du  Saint  Paul 
placés  aux  côtés  de  l'autel  qui  se  trouve  au  fond  du  bras  droit 
de  la  croix.  Les  deux  apôtres  sont  peints  sur  toile.  Saint  Pierre, 
vu  de  trois  quarts  h  droite,  est  vêtu  d'une  robe  bleu  clair  et 
d'un  manteau  jaune;  il  a  des  cheveux  gris  et  courts  qui  frisent, 
ainsi  qu'une  barbe  blanche,  courte  aussi.  La  tête,  un  peu 
abîmée,  est  expressive  et  a  du  caractère.  Ce  Saint  Pierre,  en 
somme,  nous  semble  préférable  à  celui  que  nous  avons 
signalé  à  l'entrée  de  la  cathédrale.  Quant  au  Saint  Paul,  il  ne 
manque  ni  d'énergie  ni  de  noblesse,  mais  son  teint,  d'un  rouge 
cuivré,  est  désagréable.  Il  a  la  tête  chauve  etporte  une  longue 
barbe  châtaine.  C'est  évidemment  un  contemporain  du  peintre. 
Garofalo  a  été  souvent  mieux  inspiré. 

C'est  la  même  main  qui  a  exécuté,  en  deux  tableaux, 
V Annonciation  que  l'on  voit  dans  le  petit  chœur.  Les  types  de 
l'ange  et  de  la  Vierge  sont  beaux  et  purs. 

La  Vierge  libératrice,  ainsi  nommée  parce  qu'elle  fut  peinte 
à  l'occasion  d'une  peste  (1532),  nous  paraît  au  contraire  une 
œuvre  assez  médiocre.  C'est  une  figure  épaisse  et  sans  charme. 
Elle  est  représentée  dans  les  airs,  implorant  la  miséricorde 
divine  pour  le  peuple  de  Ferrare.  Peut-être  faut-il  imputer  en 
partie  aux  ravages  du  temps  et  à  une  restauration  fâcheuse 
la  mauvaise  impression  que  produit  cet  ouvrage.  Il  se  trouve 


(1)  BARiiFAi.ni,  Vite,  etc.,    .       p.  341,  note  1. 


LI\'RE  DEUXIEME.  29T 

dans  la  chapelle  du  Saint-Sacrement,    à   gauche  du  chœur. 

Le  plus  beau  tableau  de  Garofalo  que  possède  la  cathédrale 
orne  la  troisième  chapelle  à  gauche.  Il  représente  une  Vierge 
glorieuse  {\).  On  le  vovait  jadis  dans  Fëglise  de  Saint-Sylvestre. 
Il  fut  peint  en  1524.  Sur  la  dernière  marche  du  trône  delà 
Vierge  sont  à  genoux  un  saint  vieillard  (probablement  saint 
Jérôme)  et  saint  Jean-Baptiste  (2),  tandis  qu'au  premier  plan 
se  tiennent  deux  évéques  :  saint  Maurelio  et  saint  Louis  de 
Toulouse  (3).  Derrière  ceux-ci  se  montrent  deux  tètes  dans  le 
clair-obscur,  une  tète  de  jeune  homme  et  une  tète  de  jeune 
femme.  Au  fond,  de  chaque  côté  du  pilier  auquel  est  adossé  le 
trône,  un  paysage  accidenté  s'étend  dans  une  atmosphère 
bleue.  Ce  tableau,  d'une  admirable  couleur,  est  parfaitement 
conservé  et  tout  h  fait  intact.  On  ne  se  lasse  pas  d'admirer  le 
charmant  visage  et  la  nwrhidezza  des  carnations  du  divin  En- 
fant, qui,  debout  devant  sa  mère  et  maintenu  par  elle,  semble 
vouloir  se  porter  vers  saint  Jérôme,  mouvement  que  l'on 
s'explique  sans  peine  quand  on  considère  l'intensité  de  la  fer- 
veur du  vieillard  qui  lève  vers  lui  sa  belle  tète.  Quant  à  la 
Vierge,  elle  offre  un  remarquable  spécimen  du  type  familier 
à  Garofalo  et  de  la  coiffure  qu'il  donne  le  plus  souvent  à  ses 
Madones  :  les  cheveux  sont  partagés  en  bandeaux  et  forment 
des  touffes  à  côté  des  tempes. 

Passer  de  Garofalo  h  Girolamo  Sellari  da  Carpi,  c'est  passer 
du  maître  à  l'élève  (4).  Dans  la  sacristie  des  chanoines  et  des 
bénéficiers  de  la  cathédrale,  on  voit  un  portrait  d' homme  en  pied 
dont  Girolamo  da  Carpi  est  l'auteur  et  qui  fait  penser  un  peu 
aux  portraits   du  temps  de  Henri  II  (5).  Le  personnage,  aux 

(1)  Voyez  Vasari,  l.  VI,  p.  463,  note  2;  Baruffai.di,  t.  I,  p.  329;  L.-^.  Cit- 
TADELLA,  Beiiveiiuto  Tisi,  p.  40;  Rio,  L'art  chrétien,  t.  III,  p.  4G3. —  Phot. 
tl'Alinari,  n"  10714,  piccola. 

1^2;  On  a  soutenu  que,  dans  cette  Hgure,  coinine  clans  le  Saint  Jean-Papliste  de 
la  Madonna  del  pilastro  ,^tableau  qui  appartient  à  la  Pinacothèque  de  Fcrrare), 
l'auteur  s'était  représenté  lui-même. 

(3)  On  voit  à  ses  pieds  une  couronne.  Ce  personna{;c  ne  doit  donc  pas  être 
saint  Sylvestre,  comme  on  l'affirme  d'ordinaire. 

(4)  Girolamo  da  Carpi  naquit  en  1501  et  mourut  en  1556. 

(5)  La  couleur  a  passé  au  jaune. 


298  L'AF.T    FEIIRAUAIS. 

cheveux  noirs  et  courts,  porte  des  moustaches  et  une  barbiche. 
Il  a  des  souliers  blancs,  un  justaucorps  rouge,  une  collerette 
blanche  h  gros  plis  maintenant  le  cou  raide.  Son  bras  gauche 
s  appuie  sur  le  pommeau  de  son  épée,  attachée  à  son  côté.  Sa 
main  droite,  qui  pend,  tient  un  sac  blanc  et  or.  Le  visage 
exprime  Ténergie  et  la  finesse,  à  l'exclusion  de  la  bonté.  Si 
Ton  en  croyait  l'inscription  apposée  sur  le  tableau,  cet  homme 
ne  serait  autre  que  Guglielmo  Adelardi,  à  qui  est  attribuée 
la  fondation  de  la  cathédrale,  et  la  peinture  aurait  été  exécutée 
d'après  une  statue  du  XIT  siècle  trouvée  en  1515.  Mais  l'in- 
scription est  certainement  apocryphe  et  est  démentie  par  le  cos- 
tume comme  par  les  traits  de  la  figure  peinte  par  Girolamo 
da  Carpi  (1). 

Domenico  Mona  fut  un  des  derniers  peintres  de  l'école  ferra- 
raise  au  XVP  siècle.  Il  est  l'auteur  d'une  Mise  au  tombeau  placée 
dans  la  sacristie  capitulaire.  Ce  tableau,  où  figurent  de  nom- 
breux personnages,  est,  d'après  Laderchi,  la  meilleure  œuvre 
de  Mona,  mais  c'est  une  œuvre  de  pleine  décadence. 

Il  n'y  a  pas  dans  la  cathédrale  que  des  tableaux  dus  à  des 
peintres  ferrarais.  L'école  de  Bologne  y  est  représentée  par 
deux  peintures  qu'exécutèrent  Francesco  Raibolini  (Francia) 
et  Barbiei'i  da  Gento  (le  Guerchin) . 

Le  tableau  de  Francia,  admirable  de  coloris,  décore  la  cha- 
pelle qui  précède  le  bras  gauche  de  la  croix.  Dans  le  ciel,  au 
milieu  d  une  ogive  de  lumière,  bordée  de  bleu,  Jésus  cou- 
ronne la  Sainte  Vierge;  au-dessous,  apparaît  à  mi-corps  un 
petit  ange  tenant  de  la  main  droite  une  banderole  sur  laquelle 
on  lit  ces  mots  :  Gloria  hec  est  omnibus  sanctis.  Dans  le  bas  du 
tableau  se  trouvent  deux  groupes  comprenant  chacun  quatre 
saints  debout.  Entre  ces  groupes,  deux  saintes  sont  à  genoux 
devant  un  charmant  enfant  nu,  couché  à  terre,  qu'on  recon- 
naît, à  la  blessure  de  sa  tète,  pour  un  des  saints  Innocents.  Cet 
enfant,  dont  la  tête  est  tournée  vers  le  fond  du  tableau,  est 
vu  en  raccourci;  son  gracieux  corps  a  la  souplesse  même  de  la 

(1)   Voyez  L  ->\  Cittadella,  Notizie  relative  a  Fenara,  t.  I,  p.  65. 


LIVRE  DEUXIÈME.  299 

vie.  Dans  le  groupe  de  gauche,  les  figures  de  saint  André  et  de 
saint  Jean-Baptiste  sont  particulièrement  belles.  Au  fond  se 
développe  un  paysage  mouvementé,  que  domine  une  ville 
riche  en  édifices.  Sur  le  devant,  à  terre,  un  papier  contient 
l'indication  suivante  :  Franciscus  Francia  aurifex  faciehat. 
Yoici  ce  que  Vasari  dit  de  cette  peinture  :  «  Voulant  n'avoir 
rien  à  envier  aux  cités  voisines ,  les  Ferrarais  résolurent 
d'orner  leur  cathédrale  d'une  œuvre  de  Francia  et  lui  com- 
mandèrent un  ta])leau,  où  il  fit  un  grand  nombre  de  figures  et 
qui  fut  appelé  le  Tableau  de  tous  les  saints  (1).  » 

Le  sujet  traité  par  le  Guerchin  (au  bout  du  bras  droit  de  la 
croix)  est  le  Martyre  de  saint  Laurent,  aux  côtés  duquel  on  voit 
le  Saint  Pierre  et  le  Saint  Paul  de  Garofalo  dont  il  a  été  déjà 
question.  Le  jeune  saint,  très  pâle,  a  une  expression  fort  tou- 
chante. Il  semble  demander  au  ciel  le  courage  nécessaire  pour 
supporter  la  douleur  qui  le  torture.  Il  n'y  a  rien  de  banal  ni 
de  conventionnel  dans  cette  figure,  très  supérieure  à  toutes 
celles  qui  l'entourent  (2).  Le  tableau  dont  nous  parlons  fut 
commandé  à  Guerchin  en  1G29  par  le  cardinal  Lorenzo  Ma- 
galotti,  évêque  de  Ferrare. 

Au-dessous  de  ce  tableau  se  trouvent  les  restes  de  la  Bien- 
heureuse Lucie  Broccadelli  de  Narni,  née  le  3  décembre  I470, 

(i)  Vasahi,  t.  III,  p.  542.  —  Crowk  et  Cavalcaselle,  t.  V,  p.  604-605.  — 
Alinari  a  photographié  ce  tableau  ^n"  10713,  piccoln). 

(2)  Un  autre  tableau  du  Guerchin,  non  moins  intéressani,  se  trouve  clans 
l'église  de  Santa  Maria  délia  Pieta  de  Teatini,  où  il  orne  l'autel  du  bras  «jauche 
de  la  croix.  Ce  tableau  (photographié  par  Alinari,  n°  10717,  piccola,  et  habile- 
ment restauré  par  M.  F'ilippo  Fiscali)  représente  la  Purification  de  la  Vierge. 
Vue  de  profil  à  droite,  la  Vierge,  très  jeune,  la  tète  enveloppée  d'un  voile,  tient 
entre  ses  bras  l'Enfant  Jésus  et  a  un  genou  sur  la  marche  d'un  autel.  Derrière 
elle  se  trouvent  saint  Joseph  debout  et  une  jeune  femme.  La  tète  de  celle-ci  se 
détache  sur  le  ciel,  que  laisse  voir  une  majestueuse  arcade.  A  droite  est  assis  Si- 
méon,  vieillard  à  longue  barbe,  (jui  ouvre  les  bras  pour  accueillir  Jésus.  Au  second 
plan,  on  remaïque  deux  beaux  jeunes  gens,  dont  l'un  tient  un  flambeau  dans 
lequel  est  un  cierge  allumé.  Au-dessus,  un  grand  rideau  rouj;e  est  soutenu  par 
deux  petits  anges  nus,  très  beaux  aussi  (l'un  est  vu  de  côté,  l'autre  de  face),  qui 
volent  avec  aisance.  C'est  un  très  bon  tableau,  d'un  coloris  discret,  où  le  Guer- 
chin sort  de  sa  banalité  ordinaire.  Ce  peintre,  né  à  Cento  en  1590,  mourut  en 
1666.  —  Dans  l'Église  des  Stigmates  de  saint  François,  on  voit  également  (au- 
dessus  du  maitre-autel)  une  (luvre  distinguée  du  même  artiste  :  elle  représente 
un  saint  François. 


300  l'art    FERRAllAIS. 

morte  le  15  novembre  1544.  Après  avoir  perdu  son  mari, 
Lucie  prit  l'habit  du  tiers  Ordre  de  Saint-Dominique.  Elle  vécut 
quelque  temps  à  Rome,  puis  se  transporta  à  Viterbe,  où  les 
stigmates  du  Christ  s'imprimèrent  sur  son  corps,  comme  ils 
s'étaient  imprimés  sur  celui  de  saint  François  d'Assise.  Sa 
réputation  de  sainteté  parvint  jusqu'à  Ferrare,  et  Hercule  P' 
voulut  qu'elle  y  fondât  un  monastère.  Les  habitants  de  Yiterbe 
ne  consentant  pas  à  la  laisser  partir,  les  émissaires  du  duc 
eurent  recours  à  un  stratagème  et  la  firent  sortir  en  la  cachant 
dans  un  panier.  Elle  avait  alors  vingt-trois  ans.  Hercule  I"alla 
solennellement  à  sa  rencontre  le  6  mai  1499  et  ordonna  de 
construire  pour  elle  et  ses  futures  compagnes  le  monastère  de 
Sainte-Catherine  de  Sienne ,  qui  fut  consacré  par  Méliaduse 
d'Esté,  évêque  de  Comacchio.  Les  visions  de  Lucie  eurent  un 
grand  retentissement,  et  ses  contemporains  lui  reconnurent  le 
don  de  prophétie.  Pendant  le  séjour  à  Ferrare  des  personnages 
convoqués  aux  fêtes  qui  eurent  lieu  à  l'occasion  du  mariage 
d'Alphonse  d'Esté  avec  Lucrèce  Borgia,  le  duc  Hercule  mena 
ses  hôtes  au  couvent  de  Sainte-Catherine  de  Sienne  pour  leur 
montrer  les  stigmates  de  Sœur  Lucie  (vendredi  4  février  1502), 
et  l'ambassadeur  de  France,  MgrRocca  Berti,  emporta  comme 
souvenir  quelques  linges  imprégnés  du  sang  de  la  sainte  reli- 
gieuse (1).  C'est  en  l'honneur  de  Lucie  de  Narni  quEttore  di 
Antonio  Bonacossi  décora  une  loggietla  dans  le  couvent  qu'elle 
habitait.  Le  peintre  nommé  Nicolas  de  Pise,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  exécuta  pour  elle  un  tableau  où  il  introduisit  Her- 
cule P%  qui  lui  avaitcommandé  cette  peinture.  En  1502  sortit  de 
l'atelier  àe  Fraiicesco  Maineri  da  Parma  une  tête  de  saint  Jean- 
Baptiste,  qui  fut  donnée  à  la  pieuse  Sœur.  On  voit  que  Lucie 
de  Narni  unissait  à  la  ferveur  religieuse  le  goût  des  arts. 

A  l'intérieur  de  la  cathédrale,  plusieurs  sculptures  méritent 
d'attirer  l'attention. 

Dans  la  première  chapelle  à  gauche,  un  Bapiisti-re  de  forme 

(1)  Fnizzi,  Memorie  per  la  stotia  di  Ferrara.  t.  IV,  p.  193-195.  —  Ponsi 
DoMESiCANO,  Vita  délia  B.  Lucia  da  Narni.  Roma,  1711,  in-4'\  —  Bousetti, 
Hist.  Cfymn.  /en-.,  t.  I,  p.  197    —  Gregorovius,  Lucrèce  Borgia,  t.  II,  p.  52. 


LIVRE   DEUXIEME.  301 

octogone  est  un  des  spécimens  de  la  sculpture  à  Ferrare  vers 
Tan  1000  ;i). 

Du  onzième  siècle,  les  cinq  statues  de  bronze  qui  ornent 
lautel  placé  dans  le  bras  droit  de  la  croix  en  face  de  la  nef  de 
droite  nous  font  passer  au  quinzième  (2).  Elles  représentent 
le  Christ  en  croix,  la  sainte  Vierge,  saint  Jean  l'Évangéliste, 
saint  Georges  et  saint  Maurelio.  Le  Christ,  la  Vierge  et  saint 
Jean  eurent  pour  auteurs  Nicolo  Baroncelli  et  son  fils  Gio- 
vanni (1450-1453).  Giovanni  et  son  beau-frère,  Domenico 
Paris,  de  Padoue,  exécutèrent,  de  1453  à  146G,  les  figures  de 
saint  Georges  et  de  saint  Maurelio  (3). 

Sans  quitter  les  bras  de  la  croix,  on  voit  dans  des  niches  les 
bustes  en  terre  cuite  des  Apôtres,  raodele's  vers  1524  par  Alfonso 
Ciitadella,  dit  Alfonso  Lombardi  (4).  Le  nom  seul  de  Lombardi 
excite  lintérèt,  car  cet  artiste  renommé  était  doué  d'un  réel 
talent  ;  mais  on  ne  peut  oublier  que  Fart  était  entré  déjà  dans 
une  voie  qui  menait  à  la  décadence. 

Parmi  les  œuvres  d'art  que  possède  la  cathédrale  de  Ferrare, 
les  stalles  sculptées  et  enrichies  de  marqueteries  qui  garnissent 
le  chœur  ne  sont  pas  les  moins  attachantes.  Commencées  en 
1502,  elles  furent  terminées  en  1525.  Divers  artistes  y  travail- 
lèrent. Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  tout  n'y  soit  pas  égale- 
ment remarquable.  Mais  les  détails  exquis  y  sont  assez  nom- 
breux pour  captiver  longtemps  l'attention.  Quoique  exécuté 
de  1531  à  1534,  le  trône  épiscopal  lui-même  est  charmant  et 
d'une  exécution  qui  fait  grand  honneur  à  Lodovico  de  Brescia 
et  à  Luclîino  (5). 

Dans  la  tribune,  derrière  le  maitre-autel,  se  trouvait  autre- 
fois le  tombeau  du  pape  Urbain  III  (Umberto  Grivelli  de  Milan). 
Le  sarcophage  datait  seulement  de  1305  ;  et  c  est  en  1458  qu'il 

(1)  L.-ÎN.  CiTTADELLA,  Nothie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  50.  —  Dans  le 
ch.  H  du  liv.  III,  nous  donnerons  quelques  détails  sur  le  haptistère. 

2)  Voyez  la  lettre  de  l'abbé  Giuseppe  Anlonelli,  bililiolliécaire  de  Ferrare,  à 
Miclielanfielo  Gualaiidi,  lettre  insérée  dans  les  Memorie  oriç/inali  ital.  di  bclle- 
arti.  Hologna,  1843,  n"  121. 

(3)  jNous  reviendrons  sur  ces  statues  dans  le  rli.  i  du  liv.  III. 

(4)  Voyez  danslecli.  i  du  liv.  III  la  description  et  l'appréciation  de  ces  bustes. 

(5)  Voyez  le  ch.  ii  du  liv.  III. 


302  I/AlkT    FEU  1'.  AU  Aïs. 

liit  place''  sur  quatre  colonues  de  marbre  rouge,  exécutées  par 
le  Florentin  Paolo  di  Lucca  et  son  cousin  Meo  di  Checco,  à 
répocnie  de  Borso.  Élu  à  Vérone,  où  était  mort  son  prédéces- 
seur, Urbain  III,  qui  ne  put  entrer  à  Rome,  régna  du  I"  dé- 
cembre 1185  au  ±0  octobre  1187.  Il  mourut  à  Ferrare  du 
coup  que  lui  porta  la  prise  de  Jérusalem  par  Saladin,  se  sou- 
venant que  sous  un  pape  du  même  nom  que  lui  (Urbain  II),  la 
ville  sainte  avait  été  arrachée  aux  musulmans.  Dans  Finscrip- 
tion  en  lettres  d'or  qui  fut  gravée  sur  son  tombeau  (1),  on  avait 
confondu  Fépoque  de  son  avènement  avec  celle  de  sa  mort  : 
cette  erreur  s'explique  par  le  long  espace  de  temps  qui  s'écoula 
entre  le  décès  du  Souverain  Pontife  et  la  mise  de  l'inscription 
sur  le  monument  en  1460.  Le  tombeau  d'Urbain  III  fut  détruit 
quand  on  renouvela  l'église  au  dix-huitième  siècle,  et  les 
colonnes  qui  supportaient  le  sarcophage  servirent  à  orner 
l'autel  dédié  à  saint  Vincent  et  à  sainte  Marguerite.  Quant  à 
la  plaque  de  marbre  contenant  l'inscription,  elle  a  été  encas- 
trée dans  le  mur  de  la  tribune  (2). 

On  ne  doit  pas  sortir  du  chœur  sans  avoir  parcouru  quel- 
ques-uns des  missels  et  des  psautiers,  ornés  de  fort  belles 
miniatures  (3) .  Ces  libri  corali,  qui  contiennent  les  offices  de 
toute  l'année,  sont  au  nombre  de  vingt-deux. 

Quand  on  se  trouve  à  Ferrare  pendant  les  neuf  jours  qui 
suivent  la  fête  de  saint  Georges,  fête  célébrée  le  2\  avril,  on 
a  loccasion  d  admirer,  dans  des  armoires  vitrées,  le  long  des 
parois  intérieures  du  chœur,  des  objets  d'orfèvrerie  ordinaire- 
ment invisibles  au  public.  Voici  ceux  qui  nous  ont  paru  le 
plus  intéressants  :  Bras  de  saint  Georges,  soutenu  par  un 
motif  d'architecture  (1388).  Il  a  été  refait  partiellement  en 
1499  par  maître  Zeniignan  de  Bozon  et  maître  Francesco.  — 
Bras  de  saint  Maurelio  en  argent  doré  et  émaillé ,  œuvre  de 

\\)  Cette  inscription  a  été  reproduite  par  Fnizzi  dans  ses  Meinorie per  la  storin 
(UFcnara,  t.  II,  p.  28.3. 

2^  Fiiizzi,  Minnorie  per  la  stoiiu  di  Fenaia,  t.  II,  p.  281-283.  —  L.-N.  Cn- 
TADELLA,  Sotizie  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  55-56. 

(3)  Voyez  l  intéressante  étude  que  leur  a  consacrée  Mj;r  Giuseppe  AntoncUi. 
Nous  les  examinerons  en  parlant  de  la  Miiiialurc  a  Ferrare  ^liv.  IV,  cli.  il). 


LIVllE   DEUXIEME.  303 

maître  Simone  di  Giaconio  di  Alemagna.  Il  coûta  trois  cent 
cinquante-six  Lue  et  quatre  soldi.  Commencé  en  1455,  il  fut 
achevé  le  7  février  14-56.  C'est  Vincenzo  de'  Lardi,  massier  de 
la  fabrique,  qui  le  commanda.  —  Coffre  en  argent  doré,  ser- 
vant à  garder  l'hostie  consacrée.  Le  pied,  ciselé  et  garni  de 
pierres  précieuses,  est  orné  de  quelques  petites  têtes  émail- 
lées.  Les  statuettes  du  Christ,  de  la  Vierge  et  de  saint  Jean 
complètent  la  décoration  de  ce  coffret.  —  Croix  en  cristal  sur 
un  pied  doré.  Elle  fut  exécutée  entre  1432  et  1437  par  maître 
Cabrino  de  Crémone,  qui  travaillait  à  Ferrare.  —  Bustes 
d'apôtres.  —  San  Giovanni,  archevêque  de  Ravennc,  belle  et 
ascétique  figure.  —  Reliquaire  en  ivoire  ayant  la  forme  d'un 
coffret  et  orné  de  figures.  —  Reliquaires  en  argent  et  en  cristal 
avec  des  pierres  précieuses,  des  nielles,  des  émaux.  —  Bustes 
de  saint  Georges  et  de  saint  IMaurelio.  —  Paix  exécutée  au 
seizième  siècle. 

Au  nombre  des  richesses  de  la  cathédrale  figurent  également 
huit  rjrandes  tapisseries  dont,  chaque  année,  on  décore  les  côtés 
de  la  grande  nef  depuis  le  24  avril  jusqu'au  7  mai,  entre  les 
deux  fêtes  de  saint  Georges  et  de  saint  Maurelio.  Le  Chapitre 
les  commanda  le  15  octobre  1550  au  Flamand  Giovanni  Kar- 
cher ,  établi  à  Ferrare  (1).  Elles  furent  terminées  en  1553. 
Nous  en  reparlerons  avec  détail  en  nous  occupant  de  Garofalo 
et  en  traitant  de  la  tapisserie  (2). 

A  la  cathédrale  se  rattachent  des  souvenirs  multiples.  Com- 
bien d'imposantes  cérémonies  y  ont  eu  lieu  pour  célébrer  les 
mariages  et  les  funérailles  des  princes  et  des  grands  person- 
nages de  Ferrare,  pour  fêter  l'avènement  de  chaque  souve- 
rain, pour  faire  honneur  aux  rois,  aux  empereurs,  aux  papes 
venus   dans   la  ville!   En   1177,  Alexandre  111,  avant   de  se 

1^1)  Avant  l'époque  trilei('ulc  II,  la  talliûdrale  s'ôtail  à  plusieurs  reprises 
procuré  des  tapisseries.  En  1466,  un  évètjue  de  Ferrare  s'était  adressé  à  Juhaniu-s 
de  Francia  pour  avoir  des  dosscrets.  Un  autre  évccpic,  en  1494,  avait  acheté  à 
Venise  quatre  pièces  représentant  des  verdures. 

(2)  Gliaque  pièce,  avec  la  hordure,  mesure  44  Ijrasses  54.  D'après  les  calculs 
de  L.-N.  Gittadella,  l'ensein'jle  coûta  962  ccus  42,  somme  équivalant  à 
5,12;)  fr.  074.  [Sotizie  relcttlue  a  Ferrani,  t.  II,  p.  165,  note  2.) 


304  L'Al'.T    FEUllAUAIS. 

rendre  à  Venise  où  il  allait  traiter  avec  Frédéric  Barberousse 
vaincu  par  la  ligue  lombarde,  consacra  le  maître-autel  de  la 
cathédrale.  Grégoire  YIII  y  fut  donné  comme  successeur  à 
Urbain  III  en  1187  par  vingt-six  cardinaux  et  y  fut  consa- 
cré (1).  Innocent  IV  y  prêcha  en  revenant  du  concile  de 
Lyon  (1251).  On  y  ouvrit  le  concile  œcuménique  convoqué 
par  Eugène  IV  (1438)  et  transporté  bientôt  à  Florence  (2). 
Enfin,  Pie  II,  Paul  III,  Clément  VIII,  Pie  VI  et  Pie  IX  y  ont 
célébré  la  messe.  Pendant  le  séjour  que  Clément  VIII  fit  à 
Ferrare,  on  y  admira  des  tapisseries  que  le  Pape  avait  appor- 
tées de  Rome  :  elles  avaient  été  exécutées  d'après  les  cartons 
de  Raphaël  et  représentaient  des  traits  de  la  vie  de  saint  Pierre 
et  de  saint  Paul. 

De  curieux  spectacles  y  furent  organisés  jadis,  notamment 
en  1503.  On  représenta  la  Crèche  avec  les  Mages  (6  janvier), 
et  l'Annonciation  (25  mars).  Le  dimanche  des  Rameaux,  le 
spectacle  fut  plus  solennel  encore  :  au-dessus  des  maisons 
disposées  devant  le  maître-autel,  le  ciel  s'ouvrit  tout  à  coup, 
et  les  musiciens  d'Hercule  F",  déguisés  en  anges,  figurèrent 
les  concerts  du  paradis,  en  présence  du  duc  et  de  nombreux 
gentilshommes.  Cette  représentation  coûta  quinze  cents  ducats. 
Enfin,  le  vendredi  saint,  toute  la  cour  assista  à  la  Passion  :  un 
ange,  descendant  du  ciel,  s'abaissa  vers  Jésus  pour  lui  présen- 
ter le  calice  dans  le  jardin  des  Oliviers,  et  l'on  vit  sortir  des 
limbes,  en  célébrant  les  louanges  de  Dieu,  les  habitants  de  ce 
séjour,  qui  n'étaient  autres  que  les  chanteurs  du  prince  (3). 

Ce  goût  pour  tout  ce  qui  frappe   les  yeux  se  manifestait 


(1)  Grégoire  VIII  (All3erto  ili  Mora,  de  Béncvent)  mourut  à  Pise  le  17  décem- 
bre 1187,  au  moment  où  il  cherchait  à  réconcilier  cette  ville  avec  Gènes,  atin  de 
tourner  les  forces  de  ces  deux  républiques  contre  les  musulmans,  devenus  réceui- 
iiient  maîtres  de  Jérusalem.  Il  fut  enseveli  dans  la  cathédrale  de  Pise.  (Gregorci- 
vics,  Geschichte  der  Stadt  Rom,  t.  IV,  p.  573,  et  Les  tombeaux  des  Papes^  p.  110. 

(2)  Les  séances  furent  inaugurées  par  un  discours  du  célèbre  Bessarion. 

(3)  Les  simples  particuliers  organisaient  chez  eux  des  représentations  du  même 
genre.  Ainsi,  en  1510,  on  prépara  pendant  la  semaine  sainte,  dans  le  palais 
donné  par  Hercule  I"  à  Giulio  Tassoni  (aujourd'hui  palais  Pareschi\  «  un  appa- 
reil en  forme  de  sépulcre  où  fut  mise  la  croix  du  Christ  »  .  —  L.->i.  Gittadei.la, 
j\otizic  teliitive  a  Fcririni,  t.  I,  p.  378. 


LIVRE   DEUXIEME.  305 

jusque  dans  certaines  processions,  où  les  hommes  et  les  femmes 
s'accoutraient  de  façon  à  figurer  non  seulement  les  anges  et 
les  saints,  mais  la  Vierge  et  Dieu  même,  sans  compter  les 
démons.  A  l'année  1  440,  les  livres  de  la  sacristie  mentionnent 
les  dépenses  faites  pour  préparer  des  ailes.  Il  est  probable 
qu'à  Ferrare,  dans  la  ville  habitée  par  le  duc,  on  ne  sera  pas 
resté  au-dessous  de  Modène,  ville  appartenant  aussi  au  duc  de 
Ferrare.  Or,  le  chroniqueur  Lancellotti  raconte  qu'en  1500  on 
fit  à  Modène,  pendant  neuf  jours,  des  processions  pour  préve- 
nir la  descente  des  Turcs  en  Italie,  et  que  ces  processions 
comprenaient  des  prophètes,  des  anges.  Dieu  le  Père,  trois  ânes 
chargés  de  vivres,  un  géant,  un  ours,  les  Mages,  la  Vierge  et 
l'Enfant  Jésus,  deux  diables,  les  Vertus,  l'Envie  traînée  par  un 
démon,  des  démons  enchaînés  et  traînés  par  saint  Bernard  et 
par  saint  Paul,  un  Christ  mort,  les  apôtres,  des  moines,  des  reli- 
gieuses, saint  Dominique,  saint  François,  saint  Sébastien,  saint 
Michel,  Jésus-Christ,  la  Vierge  morte  au  milieu  des  apôtres  (I). 
Dans  les  temps  anciens,  avant  que  la  cathédrale  possédât  les 
huit  grandes  tapisseries  dont  elle  est  fière,  on  se  servait,  pour 
décorer  la  nef  dans  les  occasions  solennelles,  de  fleurs  et  de 
feuillages  disposés  en  guirlandes  {"2).  Le  jour  de  la  fête  de 
saint  Georges  et  à  Pâques,  on  avait  recours  à  ce  genre  d'orne- 
mentation combiné  avec  des  toiles  sur  lesquelles  étaient  peints 
des  sujets  empruntés  à  l'Écriture  sainte.  Michèle  Ongaro  fut  un 
des  artistes  qui  consacrèrent  leurs  pinceaux  à  des  peintures 
de  ce  genre  (1453,  1459).  Lorsque  Ludovic  le  More,  marié  à 
Béatrix  d'Esté,  vint  à  Ferrare  en  1193  et  qu'il  entra  dans  la 
cathédrale,  deux  petits  enfants,  transformés  en  anges  et  placés 
sur  une  architrave,  répandirent  aux  pieds  du  duc  de  Milan  et 
des  personnages  qui  l'accompagnaient  une  pluie  de  roses,  de 
thym  et  d'autres  plantes  odoriférantes.  Parmi  les  objets 
rehaussant  d'ordinaire  l'éclat  des  grandes  cérémonies,  se  trou- 
vait un  grand  tapis  en  poils  de  chameau  fait  à   Erzeroum. 

(1}   L.-i\.  CiTTADELLA,  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  T,  p.  377. 
(2)  C'est  au   bord   de   la   mer,  peut-être  à  Mesola,  qu'on    allait    couper  des 
l)ranches  de  chêne  vert. 

I-  20 


306  L'AllT    FEUUAIIAIS. 

Ouaut  aux  vèteinents  sacrés,  ils  étaient  couverts  de  broderies 
et  de  pierres  précieuses  ;  parfois  même  on  y  voyait  des  figures 
de  saints.  Le  peintre  Antonio  da  Venezia  et  le  sculpteur  Gio- 
vanni Baroncelli  livrèrent  des  dessins  pour  la  chape  portée  par 
l'évéque  quand  l'empereur  Frédéric  III  conféra  la  dignité 
ducale  à  Borso  :  sur  cette  chape  brillaient  mille  cinquante 
perles  (1). 


ÉGLISE  DE   SAINT-ANTOINE,  aljbé  in  Polesine. 

Cette  église  fut  fondée  par  la  Bienheureuse  Béatrice  II 
d'Esté  (2). 

Fille  aînée  d'Azzo  Novello  et  de  Giovanna,  première  femme 
de  celui-ci,  Béatrice  naquit  probablement  entre  1222  et  1231, 
non  à  Ferrare  où  dominait  alors  Salinguerra  II,  rival  d'Azzo 
Novello,  mais  dans  les  États  héréditaires  de  la  maison  d'Esté. 
C'est  cependant  à  Ferrare  qu'elle  passa  presque  toute  sa  vie 
et  qu'elle  mourut.  On  ne  sait  pas  ce  qui  la  détermina  à  em- 
brasser la  vie  religieuse.  Peut-être  y  fut-elle  poussée  par 
l'exemple  de  sa  tante  Béatrice  de  Gemola.  Peut-être  sa  réso- 
lution eut-elle  pour  cause  le  chagrin  qu'elle  éprouva,  dit-on, 
en  apprenant  que  Galasso  Manfredi,  au  moment  où  elle  allait 
l'épouser,  avait  été  tué  dans  une  escarmouche.  Ce  fut  le 
2G  juin  1251  que,  en  présence  de  l'évéque  de  Ferrare  et  des 
personnages  les  plus  marquants  de  la  société  civile  et  ecclé- 
siastique, elle  entra  en  religion.  Elle  reçut  alors  de  l'évéque  et 

(1)  On  peul  lire,  dans  les  Notizie  relative  a  Ferra/a  de  L.-ÏN.  Gittadella  ^t.  I, 
p.  73-77,  et  t.  II,  |).  i56-158\  les  noms  de  plusieurs  lirodeurs  du  quinzième  et 
du  seizième  siècle.  Parmi  ces  Ijroden.rs,  il  y  en  a  de  Crémone,  de  Milan,  de  Man- 
touc.  —  Voyez  aussi  A.  Vkntit.i,  /  prliiuirdi  ciel  rinasciniento  ariistico  a  Fcr- 
rnrn,  p.  36-37;  Vente  n  Feirara  nel  periodo  di  Borso  d'E.ite,  p.  744-745;  Rcla- 
zioni  artistiche  tra  le  corti  di  Milano  e  Ferraia  nel  secolo  XV,  p.  252. 

(2)  Il  y  eut  dans  la  famille  d'Esté  deux  Béatrice  qui  furent  proclamées  Bien- 
heureuses. La  première,  tille  d' Vzzolino  et  de  Sofia,  naquit  vers  1191  et  mourut  le 
10  mai  1226,  après  avoir  fondé  sur  le  territoiie  de  Padone  le  monastère  de  Saini- 
.Tean-I5aptiste  di  Monte  di  Gemola,  qui  fut  plus  tard  transféré  à  Badoue.  (Frizzi, 
Mon.  per  In  storia  di  Fcrniru,  t.    III,  p.  71.) 


LIVRE   DEUXIEME.  307 

des  chanoines  l'église  de  San  Stefano  délia  Rotta,  située  à  Fuo- 
comorto  dans  le  voisinage  de  Ferrare,  avec  les  terres  qui  en 
dépendaient,  sous  la  condition  de  donner  chaque  année  à  la 
cathédrale  une  livre  de  la  meilleure  cire  le  jour  de  saint 
Georges.  A  Medelana  de  Padoue,  la  seule  compagne  qu'elle 
eut  d'abord,  s'adjoignirent  bientôt  d'autres  Sœurs.  Dès  1256, 
les  religieuses  étaient  assez  nombreuses  pour  se  trouver  à 
l'étroit  dans  l'habitation  qu'elles  occupaient  auprès  de  San 
Stefano  délia  Rotta  :  elles  achetèrent  aux  ermites  de  Saint- 
Augustin,  auxquels  on  accorda  l'église  de  Saint- André  comme 
compensation,  l'église  de  Saint-Antoine,  située  dans  l'île  ou 
Polésine  de  Saint-Antoine  (1).  Béatrice  fit  commencer  aussitôt 
par  l'architecte  maest7-o  Tigrùio  la  construction  d'un  couvent, 
qui  n'était  pas  encore  terminé  en  1268,  car  un  bref  de  Clé- 
ment IV,  sur  lequel  on  lit  cette  date,  autorise  à  démolir  les 
bâtiments  attenant  à  San  Stefano  délia  Rotta  et  à  en  utiliser 
les  débris  dans  le  nouvel  édifice.  La  fille  d'Azzo  Novello  ne  le 
vit  pas  achevé.  Elle  mourut  vers  1262  dans  une  installation 
provisoire.  A  la  suite  d'un  échange  de  lettres  avec  Alexan- 
dre IV,  elle  avait  adopté  la  règle  de  Saint-Benoît  (1257).  Si 
elle  employa  plus  d'une  fois  son  crédit  au  profit  du  monastère 
dont  elle  fut  la  fondatrice,  elle  ne  voulut  jamais  accepter  le 
titre  d'abbesse,  tant  son  humilité  était  profonde.  Regardée 
comme  une  sainte,  elle  fut  peu  après  sa  mort  honorée  d'un 
culte  qu'approuva  en  1774  un  décret  de  la  congrégation  des 
rites,  et  on  lui  attribua  d'éclatants  miracles.  Sa  fête  se  célèbre 
le  19  janvier  (2). 


(1)  La  branche  du  Pô  où  se  trouvait  cette  île  fut  coiiipiisc  plus  tard  dans  la 
ville.  De  Itonne  heure,  rette  hrani-hc  fut  envahie  par  le  limon  du  fleuve;  on  dut 
en  creuser  le  lit  en  1324,  mais  sous  îNicolas  III  elle  était  de  nouveau  ohstruée  et 
l'on  y  marchait  à  pied  sec;  elle  prit  alois  le  nom  de  rue  délia  Ghiaia,  et  en  i'*Oi 
on  commença  à  élever  des  constructions  sur  ses  bords.  En  1451,  l'ile  fut  annexée 
à  la  ville  et  ceinte  de  nmrailles  du  côté  méridional,  travail  confié  à  Pietrobacno 
Brasavola,  puis  à  Benvcnuto  dagli  Orclini  et  à  Cristnforo  ilclla  Caritulorci . 
(Fnizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  10.  ) 

(2)  Frizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  III,  p.  108-185.  —  L'aiihé 
Girolamo  Baruffaldi  (arrière-neveu  de  l'archiprètre  Girolamo  iJaruffaldi),  Vitit 
ddia  B.  Béatrice  II  d'Esté.  Ferrara,  1777. 


308  L'AllT    FERRARAIS. 

Au  monastère  annexé  à  l'église  de  Saint-Antoine  se  rattache 
le  souvenir  de  plusieurs  papes.  Jean  XXIII  y  séjourna  en 
1414.  Quand  Eugène  IV,  en  1438,  se  rendit  à  Ferrare  pour 
assister  au  concile  qu'il  y  avait  convoqué,  il  s'arrêta  trois 
jours  dans  le  même  couvent,  situé  à  cette  époque  en  dehors  de 
la  ville,  avant  de  faire  son  entrée  solennelle  à  travers  les  rues  de 
la  capitale.  Pie  II,  en  1459,  fut  également  l'hôte  des  religieuses. 

Le  fond  de  l'église  est  divisé  en  trois  chapelles  séparées 
par  des  pilastres  sur  lesquels  sont  peints  à  fresque  saint  Pla- 
cide et  saint  Benoît. 

Dans  une  chapelle  à  droite  du  chœur  se  trouve  une  fresque 
due  à  Antonio  Alherti.  Elle  représente  en  demi-figure  la  Vierge 
allaitant  l'Enfant  Jésus  et  ayant  à  ses  côtés  saint  Benoît  et 
saint  Sébastien,  un  troisième  saint  et  un  ange  avec  des  ba- 
lances. La  date  est  attestée  par  l'inscription  suivante  :  "  Hoc 
opiis  fecit  fieri  soror  Agnetis  de  Foutana,  MCCCCXXXiii.  » 

Dans  le  chœur,  dont  le  plafond  est  orné  d'arabesques  rap- 
pelant celles  des  Loges  Vaticanes,  on  voit  à  gauche  des  pein- 
tures du  quinzième  siècle,  dont  il  est  difficile  de  préciser 
l'auteur;  sur  la  muraille,  on  lit  cette  inscription  :  «  Hoc  opus 
fecit  Jieri  soror  snnctis  Fontana,  .  ..CCCCXXXii.  » 

Les  fresques  très  intéressantes  qui  décorent  la  chapelle  à  la 
gauche  du  chœur  représentent  divers  actes  de  saint  Benoit  et 
plusieurs  faits  concernant  le  monastère.  Elles  sont  assez  bien 
conservées;  quelques  parties,  cependant,  ont  été  fort  endom- 
magées par  l'établissement,  le  long  d'une  des  murailles,  d'un 
escalier  qui  conduit  au  couvent.  En  considérant  les  particula- 
rités de  stvle,  la  finesse  du  travail  et  le  fondu  des  couleurs,  on 
serait  tenté  d'attribuer  ces  peintures  à  Domenico  Panetti;  mais 
les  contours  très  arrêtés  des  têtes  et  les  auréoles  d'or  en  relief 
avec  des  cannelures  paraissent  indiquer  une  origine  plus  an- 
cienne. Telle  est  l'appréciation  de  L.-N.  Cittadella.  Nous  nous 
bornons  à  l'énoncer  sans  émettre  une  opinion  personnelle,  car 
nous  n'avons  pu  pénétrer  dans  l'église  de  Saint-Antoine,  rigou- 
reusement fermée  aux  visiteurs  qui  ne  se  présentent  point 
avec  une  autorisation  de  l'archevêque. 


LIVRE   DEUXIEME.  309 

Le  chœur  ne  possède  pas  que  des  peintures  ;  on  y  remarque 
aussi  soixante-huit  stalles  du  quinzième  siècle  que  l'on  pour- 
rait attribuer  sans  invraisemblance  à  Pietro  dalle  Lanze.  Sur 
quelques-uns  des  dossiers  on  distingue  des  traces  de  marquete- 
ries analogues  à  celles  que  présente  le  chœur  de  la  cathé- 
drale (1). 

Un  Mortorio,  ou  Mise  au  tombeau,  qui  se  trouvait  jadis  dans 
la  cathédrale,  fait  aussi  partie  des  œuvres  d'art  qui  sont  à  signa- 
ler dans  l'église  de  Saint-Antoine.  Les  figures  en  terre  cuite 
dont  se  compose  ce  Mortorio  furent  exécutées  ,par  le  Ferrarai? 
Lodovico  Castellajii,  sculpteur  appartenant  à  la  seconde  moitié 
du  quinzième  siècle  (2). 

Il  faut  noter  également  un  crucifix  en  bois,  très  bien  conservé, 
quoique  noirci  par  le  temps,  qui  fait  penser  à  la  manière  de 
Nicole  Baroncelli.  Ce  crucifix,  placé  sur  une  architrave  en  bois 
qu'un  artiste  appartenant  à  l'école  de  Dosso  a  décorée  d'ara- 
besques, indique  chez  l'auteur  l'étude  sérieuse  de  l'anatomie 
et  d'heureux  efforts  pour  traduire  le  sentiment  religieux  (3). 

A  l'église  de  Saint-Antoine  appartenaient  jadis  de  magni- 
fiques orgues  avec  des  boiseries  sculptées  rappelant  le  cadre 
du  grand  tableau  de  Dosso  dans  la  Pinacothèque,  cadre  exé- 
cuté d'après  le  dessin  de  Dosso  lui-même.  Ces  orgues,  faites 
par  le  Ferrarais  Giovanni  de  Cipro  en  1531,  furent  vendues  à 
la  confrérie  del  Suffragio,  et  c'est  dans  l'église  del  Suffragio 
qu'on  les  voit  encore  aujourd'hui  (4). 

A  l'intérieur  du  couvent,  on  remarque  une  grande  salle 
ornée  de  peintures  par  l'artiste  inconnu,  imitateur  assez  faible 
de  CosimoTura,  auquel  sont  dus  en  grande  partie  les  compar- 
timents de  juin  et  de  juillet  au  palais  de  Schifanoia.  Dans  la 
frise,  on  voit  des  médaillons  de  saints  et  de  saintes  entourés  de 
festons,  tandis  que  le  plafond  nous  montre,  ici  sainte  Scholas- 
tique  abritant  sous  son  manteau  les  religieuses  de  son  Ordre, 

(1)  Voyez  le  ch.  ii  du  livre  III. 

(2)  Voyez  le  cli.  i  du  livre  III. 

(3)  G.  ScuTELLARi,  Il  covo  délia  chiesa  di  S.  Antonif  in  l'olcsine,  dans  V Arte 
e  storia  du  10  mars  1889. 

(4)  Arte  e  storia  du  30  avril  1889,  p.  93. 


310  T/AUT    FERUARAIS. 

là  Dieu  le  Père  et  la  Vierge  sur  un  trône  avec  l'Enfant  Jésus  (1). 

Dans  la  chambre  dite  caméra  délie  Ova,  le  même  peintre  a 
représenté  encore  au  plafond  Dieu  le  Père  avec  de  grands 
yeux  écarquillés  (2), 

Enfin,  dans  le  dortoir  du  couvent,  on  voit  des  demi-figures  de 
saints  qui  se  mêlent  aux  ornements  d'une  frise.  Ces  peintures 
semblent  avoir  pour  auteur  Tommaso  da  Carpi,  père  de  Giro- 
lamo  :  elles  ne  sont  pas  sans  analogie  avec  les  demi-figures 
qui  décorent  les  petites  nefs  dans  l'église  de  Saint-François. 


ÉGLISE     DE    SAN    ROMANO    (3). 

Cette  église,  située  en  face  du  côté  droit  de  la  cathédrale 
et  maintenant  fermée,  existait  avant  997,  mais  elle  a  été 
bien  des  fois  modifiée  (4).  Sa  physionomie  actuelle,  malgré 
quelques  altérations,  rappelle  par  sa  simplicité  les  premiers 
temps  de  la  Renaissance.  A  l'église  est  annexé  un  cloître  dont 
les  arcades  en  plein  cintre  sont  soutenues  par  des  colonnes 
basses  et  irrégulières;  dans  les  chapiteaux,  on  reconnaît  le 
style  lombard  ;  quelques-uns  d'entre  eux  sont  bizarrement 
sculptés.  Les  pierres  des  arcades  sont  taillées  avec  tant  de  jus- 
tesse qu'elles  se  joignent  sans  ciment. 

ÉGLISE    DE    SAINT-ANDRÉ. 


La  façade  de  cette  église  est  gothique  et  date  de  1438.  A 
l'intérieur,  c'est  le  style  de  la  Renaissance  qui  a  été  adopté.  Un 

(1)  Ad.  Venti-ri,  Varie  ferraiese  nel  pciiodo  d'Eicole  I  d'Esté,  p.  70. 

(2)  Ibid. 

(3)  Baruffaldi,  Vite,  etc.,  t.  I,  p.  2.  —  Bl'rckuardt,  Der  Cicérone,  t.  I, 
p.  207  k. 

(4)  Elle  a  été  transformée  en  magasin  de  ferraille.  Le  propriétaire,  M.  Vincenzo 
Brandi,  entreprend  de  rendre  à  l'existence  des  fresques  dont  on  a  découvert  les 
traces.  (Aite  e  storia  du  30  avril  1894,  n"  8.) 


LIVIIE   DEUXIEME.  311 

toit  plat  a])rite  la  nef  principale,  dont  les  arcades  grandioses 
sont  soutenues  par  des  piliers.  Dans  les  nefs  latérales,  on 
remarque  des  voûtes  d'arête. 

L'église  de  Saint-André  n'est  plus  à  présent  qu'un  magasin 
rempli  de  fourgons  et  de  canons;  on  n'y  peut  pénétrer  qu'avec 
une  permission  des  autorités  militaires.  Quant  au  monastère, 
il  a  été  démoli. 

Si  l'église  de  Saint-André  a  été  dépouillée  de  ses  importants 
tableaux  au  profit  de  la  Pinacothèque,  elle  conserve  encore 
quelques  restes  de  son  ornementation  d'autrefois.  On  y  voit 
toujours,  en  fort  mauvais  état,  il  est  vrai,  des  stalles  ornées  de 
marqueteries,  des  fresques  délabrées  dont  un  imitateur  de 
Giotto  décora  les  deux  chapelles  à  gauche  du  chœur,  et  d'au- 
tres fresques,  réellement  intéressantes,  quoique  très  dété- 
riorées, qu'un  artiste  appartenant  à  la  fin  du  quatorzième 
siècle  ou  à  la  première  moitié  du  quinzième  a  exécutées  sur 
la  muraille  d'entrée  qui  fait  face  à  la  petite  nef  et  à  la  nef 
principale.  On  distingue  dans  ces  dernières  peintures  non 
seulement  des  saints  et  des  prophètes,  mais  des  philosophes  et 
des  figures  allégoriques  dont  la  signification  n'est  pas  facile  à 
démêler.  Ici,  une  belle  jeune  femme  joue  du  luth  :  elle  est 
assise,  se  penche  et  regarde  en  l'air,  dans  une  attitude  très 
originale.  Là,  un  ange  aux  ailes  déployées,  vêtu  d  une  robe 
rouge,  avec  un  manteau  jaune  sur  ses  genoux,  nous  montre 
un  papier;  ses  traits  sont  nobles  et  purs,  et  sa  phvsionomie  a 
de  la  vivacité.  Ailleurs  apparaît  un  moine  assis,  portant  par- 
dessus son  costume  noir  une  chape  vert  et  jaune,  ornée  de 
dessins;  une  espèce  de  bonnet  d'évêque  est  posé  sur  sa  tête. 
Saint  Christophe  et  saint  Sébastien  attirent  aussi  l'attention. 
Ils  sont  d'une  époque  plus  avancée;  le  coloris  y  a  moins  de 
charme  et  plus  de  puissance.  L.-N.  Cittadella  incline  à  croire 
que  Cosimo  Tura  ou  quelqu'un  de  ses  élèves  en  est  peut-être 
l'auteur  (1). 

D'après  une  tradition  dont  rien  ne  permet  de  vérifier  l'exac- 

(1)    Guida  di  Feriara,  p.  80. 


312  L'ART    FERRARAIS. 

titiule,  Giotto  et  Piero  délia  Francesca  auraient  travaillé  dans 
ré{]lise  de  Saint-André. 


ÉGLISE    DE    SANTA    MARIA    IN    VADO   (1), 


Cette  vaste  église,  dont  la  façade  renouvelée  a  perdu  sa 
physionomie  primitive  (2),  est,  à  l'intérieur,  une  des  plus 
belles  de  Ferrare  (3).  Le  célèbre  peintre  Ercole  Grandi,  fils  de 
Giulio  Cesare,  en  livra  les  plans,  que  mirent  à  exécution,  à 
partir  du  mois  d'octobre  1495,  Biagio  Rossetti  comme  «  ingé- 
nieur-directeur » ,  et  Bartolomvieo  Tt^istano  comme  archi- 
tecte (4),  tandis  que  le  travail  des  marbres  [lavori  di  marmo 
all'antica)  était  confié  k  Antonio  Campi,  fils  de  Gregorio  Campi. 
Elle  doit  son  nom  à  un  gué  du  Pô  (vado),  près  duquel  s'élevait 
une  petite  église  (5)  qu'elle  a  remplacée.  Sa  forme  est  celle 
d'une  croix  latine.  Des  colonnes  de  marbre  reposant  sur  des 
piédestaux  soutiennent  des  arcades  élégantes  et  hardies. 

B on o ni  [né  en  1569,  mort  en  1632)  a  prodigué  ses  banales 


(1)  L.-'S.  CiTTADELLA,  Notizic  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  30;  t.  II,  p.  340,  et 
Guida  pel  forestière  in  Ferrara,  1873,  p.  88.  —  Burckhardt,  Der  Cicérone,  t.I, 
p.  208  e.  —  Frizzi,  Memorie  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  II,  p.  250,  et  t.  IV, 
p.  i77. 

(2)  La  porte  principale,  avec  les  marbres  ornementés  qui  l'encadrent,  fut  faite 
en  1556  aux  frais  des  héritiers  du  comte  Alfonsino  Trotti.  (L.-N.  Cittadella, 
Notizic  relative  a  Ferrara,  t.  I,  p.  30.) 

(3)  C'est  à  l'Annonciation  qu'elle  fut  consacrée. 

(4)  Dans  le  contrat  passé  en  1494  entre  les  chanoines  réguliers  de  Saint- 
Augustin  et  Biagio  Rossetti,  «  olim  Muradore  et  al  présente  Inzigniero  de  lo  III. 
N.  S.  "  ,  il  fut  stipulé  que  Rossetti  se  chargerait  de  solder  toutes  les  dépenses  et 
r|u'il  serait  assisté  pour  la  construction  par  Bartolomeo  Tristano.  (G.  Campori, 
Gli  arcliitctti  e  gl'  ingegneri  civili  c  militari  degli  Estensi  dal  secolo  XIII  al 
XVI,  p.  46.)  Bartolomeo  Tristano  acheva  Santa  Maria  in  Vado  après  la  mort  de 
Biagio  Rossetti,  arrivée  en  1516. 

(5)  Cette  petite  église  servit  à  l'origine  de  succursale  à  Saint-Georges  au  delà  du 
Pô,  quand  Saint-Georges  était  la  cathédrale  de  Ferrare.  Elle  jouissait,  avec  la 
cathédrale,  du  privilège  exclusif  d'avoir  un  baptistère,  et  tous  ceux  qui  y  rece- 
vaient le  baptême  passaient  pour  être  à  tout  jamais  préservés  de  l'épilepsie. 
(Frizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  II,  p.  249.) 


LIVRE   DEUXIÈME.  313 

peintures  dans  l'église   de  Santa  Maria  in  Vado.   Nous  nous 
bornerons  à  les  indiquer  sans  les  décrire  en  détail. 

Au  milieu  de  la  voûte,  les  élus  forment  un  cercle  autour  de 
la  Trinité,  figurée  par  trois  globes  de  lumière  distincts,  qui  ne 
forment  cependant  qu'un  seul  corps  lumineux  (1).  Un  peu 
plus  loin,  toujours  au  plafond,  la  Visitation  indique  chez  l'au- 
teur l'entente  de  la  perspective.  Parmi  les  quatorze  demi- 
figures  de  saints  peintes  entre  les  arcades  de  la  grande  nef  (2), 
il  faut  remarquer,  à  droite,  celles  du  pape  Gélase  et  du  car- 
dinal San  Guarino  :  le  premier  n'est  autre  que  l'abbé  du  monas- 
tère, Gregorio  Fanti,  qui  commanda  à  Bononi  toutes  les 
peintures  de  Santa  Maria  in  Yado,  et  le  second  nous  apparaît 
sous  les  traits  de  Battista  Guarino,  auteur  du  Pastor  Jido.  Au 
plafond  de  la  nef  transversale,  trois  tableaux  représentent  le 
prêtre  incrédule  entre  les  mains  duquel  le  sang  jaillit  d  une 
hostie  en  1171,  l'archevêque  de  Ravenne  accordant  à  ce 
prêtre  l'absolution,  le  Père  Éternel  et  Jésus-Christ  couronnant 
la  sainte  Vierge.  Dans  la  fresque  de  l'abside,  les  prophètes  et 
les  patriarches  adorent  le  nom  de  Dieu  écrit  en  lettres  hé- 
braïques (3) .  Le  Repos  en  Egypte  et  Jésus  discutant  avec  les  doc- 
teurs garnissent  l'espace  compris  entre  les  fenêtres  du  chœur  (4). 
Aux  murailles  du  chœur  sont  suspendus  deux  tableaux  où  Ion 
voit  les  Noces  de  Cana  et  un  Mariage  de  la  Vierge  qui  fut  ter- 
miné par  Alfonso  Rivarola,  ditle  Chenda,  élève  de  Bononi(5), 
Enfin,  dans  la  sacristie,  saint  Augustin  contemple  l'enfant  qui 
essaye  de  vider  la  mer  en  versant  dans  un  creux  l'eau  qu'il 
puise  à  l'aide  d'un  coquillage.  On  rapporte  que  le  Guerchin  ne 
manquait  pas,  toutes  les  fois  qu'il  venait  à  Ferrare,  de  visiter 
l'église  de  Santa  Maria  in  Yado,  afin  d'y  contempler  pendant 
des  heures  entières  les  peintures  de  Bononi,  qui  provoquaient 
en  lui  un  entliousiasme  toujours  nouveau. 

(1)  Karuffaldi,  t.  II,  p.  141. 

(2)  Elles  ont  été  restaurées  ou  nièiue  repeintes. 

(3)  Baruffai.di,  t.  II,  p.  139.  —  Selon  L.-N.  Cittadella,  c'est  la  nieilleure 
œuvre  de  Bononi.  [Guida  pel  forestière  in  Ferrnra,  p.  91.) 

(4)  Baruffaldi,  t.  II,  p.  140. 

(5)  Frizzi,  t.  V,  p.  440-441. 


314  I,'Ar.T    FEIUIAUAIS. 

Dans  une  chapelle  conti^^uë  au  chœur,  un  tableau  de  Sebas- 
tiano  Filï/jpi,  dit  le  Baslianino ,  représente  saint  Jean  conférant 
le  baptême. 

Au  bout  du  bras  droit  de  la  croix,  la  chapelle  du  Sang  tnira- 
ciileux  mérite  une  mention  spéciale.  Sa  voûte  en  forme 
d'abside  est  celle  que  possédait,  dans  l'ancienne  église,  la 
principale  chapelle,  située,  dit-on,  à  l'endroit  où  se  trouve  à 
présent  le  quatrième  autel  de  la  nef  de  droite.  En  1171,  elle 
s'imprégna  du  sang  qui  jaillit  d'une  hostie  entre  les  mains  du 
prieur  Pietro,  pris  de  doute  sur  le  mystère  eucharistique  (1). 
Amato,  évéque  de  Ferrare,  et  Gherardo,  archevêque  de  Ra- 
venne,  constatèrent  le  miracle,  et  dès  lors  les  fidèles  ne  cessè- 
rent de  vénérer  les  parois  qui  en  gardaient  la  trace.  En  1  40  4, 
le  cardinal  Giovanni  Migliorato,  neveu  d'Innocent  VII  et  ar- 
chevêque de  Ravenne,  encouragea  ces  pratiques  en  accordant 
des  indulgences  à  quiconque  visiterait  pendant  certaines  so- 
lennités l'église  de  Santa  Maria  in  Vado.  Sous  le  règne  d'Her- 
cule I",  en  1504,  l'ingénieur  ducal  Pi'e^ro  7?e/ifeuî<z/ transporta 
l'abside  à  la  place  qu'elle  occupe  aujourd'hui  dans  la  chapelle 
que  l'on  construisait  aux  frais  d'Armanno  de'  Nobili.  Enfin, 
en  159-4,  par  ordre  d'Alphonse  I",  l'architecte  ferrarais 
Alessandro  Balbi  [1]  fit  un  élégant /;?-o?mo5  en  marbre,  surmonté 
d'une  loggia,  à  laquelle  conduisent  deux  escaliers  latéraux  et 
d'où  chacun  peut  voir  de  plus  près  la  voûte  qui  fut  parsemée  de 
sang  (3).  Les  œuvres  d'art  n'ont  pas  manqué  à  cette  chapelle. 
On  y  admire  encore  un  reliquaire  en  bois  du  seizième  siècle, 
que  décorent  quatre  figures  de  saints,  et  Garofalo  a  exécuté  là 
des  fresques,  malheureusement  très  délabrées,  dans  lesquelles 
figurent  des  personnages  de  distinction  appartenant  peut-être 
à  la  famille  ducale  (A). 


(1)  Fmzzi,  Mem.  pcr  la  storin  >li  Ferrara,  t.  II,  p.  250-253. 

(2)  Alessandro  RalLi  construisit  aussi  l'éjjlise  île  la  .Madoiina  ilcUa  Oiara,  à 
Reggio. 

i,3)  Sardi,  auteur  d'une  Histoire  de  Ferrare,  mort  en  1564,  vit  encore  les  traces 
de  sang. 

{^)  On  remarque  à  gauche  quatre  tètes  d'hommes  assez  belles.  Aucune  des 
figures  de  femmes  qui  étaient  peintes  à  droite  ne  subsiste  à  présent. 


LIVRE   DEUXIEME.  315 

Dans  la  sacristie,  les  regards  s'arrêtent  avec  plaisir  sur  une 
fresque  attribuée  par  les  uns  à  Domenico  Panetii,  quoiqu'elle 
ne  rappelle  pas,  selon  nous,  la  manière  de  cet  artiste  (1),  par 
Laderchi  à  Lorenzo  Costa ,  que  nous  n'y  reconnaissons  pas 
davantage,  parL.-N.  Cittadellaà  Gahynele  Bonaccioli surnommé 
Gahrielletto  (2),  ce  qui  est  peut-être  plus  vraisemblable.  Elle 
représente  la  Vierge  et  l'Enfant  Jésus  traversant  le  ^il  pen- 
dant la  fuite  en  Egypte,  ou  plutôt  une  allégorie  de  l'Église 
naissante.  Au  milieu  de  cette  fresque,  dans  une  barque  qui 
occupe  toute  la  largeur  de  l'abside  et  dont  la  voile  est  tendue 
par  le  vent,  Marie  est  assise  avec  son  fils,  qui  bénit  saint  Pierre 
en  lui  confiant  les  clefs  symboliques.  Saint  Pierre,  à  droite, 
tend  une  main  pour  les  recevoir  et  rame  de  l'autre.  A  gauche 
sont  debout  deux  anges  :  l'un  d'eux  rame  aussi,  tandis  que 
son  compagnon  regarde  le  ciel.  Si  la  Vierge  et  Jésus  n'ont  ni 
toute  la  beauté  ni  toute  l'élévation  désirables,  si  les  anges  ont 
le  visage  trop  rond,  la  figure  de  saint  Pierre,  du  moins,  est 
admirable.  Ses  cheveux  gris,  déjà  rares,  frisent  naturellement; 
il  en  est  de  même  de  sa  courte  barbe.  Il  a  le  teint  animé  par 
son  rude  labeur,  qui  ne  l'empêche  pas  de  songer  aux  vérités 
éternelles  et  à  sa  haute  mission  :  son  regard  méditatif,  rêveur, 
très  religieux,  trahit  en  effet  des  pensées  d'un  ordre  surnatu- 
rel. Quelques  nuages  flottent  dans  le  ciel  bleu. 

A  l'église  de  Santa  Maria  in  Vado  est  annexé  un  joli  cloitre, 
qui  encadre  un  jardinet  plein  de  fleurs.  De  là  on  aperçoit  deux 
belles  fenêtres  appartenant  à  la  petite  église,  aujourd'hui  fer- 
mée, de  San  Girolamo  :  chacune  de  ces  fenêtres  se  compose 
d'une  colonne  et  de  deux  pilastres  ornés  d'arabesques.  Dans 
le  cloître,  dont  les  arcades  ont  été  murées,  on  remarque  une 
porte  avec  deux  pilastres  cannelés. 

(1)  Voyez  plus  loin  (liv.  IV,  eh.  i^^  les  payes  où  il  est  question  de  l'.inetli. 

(2)  En  1516,  Bonaccioli  abandonna  aux  chanoines  de  Sanla  Maria  in  Vado, 
afin  de  payer  une  partie  de  te  qu'il  devait  pour  la  maison  que  ceux-ci  lui  avaient 
louée,  la  somme  {jajjnée  par  lui  en  dorant  le  nouvel  orgue  et  en  peignant  la  cha- 
pelle de  la  saciistie.  Cittadella  incline  à  conclure  de  là  qu'il  s'agissait  de  la 
fresque  dont  nous  parlons. 


316  I/Ar>T    FERT.ARAIS. 


EGLISE    DE    SAINT-JULIEN. 

Une  église  dédiée  à  saint  Julien  exista  jusqu'en  1:278  à 
l'endroit  occupé  maintenant  par  le  fossé  qui  entoure  le  Cas- 
tello.  On  la  détruisit  pour  creuser  ce  fossé.  Mais,  en  1405, 
Galeotto  Avogario,  protocameî-lengo  de  Nicolas  III,  en  fit  con- 
struire ailleurs  à  ses  frais  une  nouvelle,  qui  subsiste  encore. 

Dans  les  Atti  délia  deputazione  ferrarese  di  storia  patria 
(vol.  VII,  fasc.  II),  M,  Augusto  Droghetti  a  consacré  quelques 
pages  à  cet  édifice  gothique,  dont  l'extérieur  a  été  habilement 
restauré  en  1895.  La  porte,  avec  les  feuillages  qui  lui  servent 
d'ornements,  avec  les  figures  d'un  ange  et  d'une  Vierge  qui  la 
surmontent,  attire  tout  d'abord  l'attention.  Les  détails  des 
encadrements  qui  accompagnent  les  fenêtres  et  ceux  de  la  frise 
qui  circule  tout  autour  de  l'église  ne  doivent  pas  non  plus 
passer  inaperçus.  Mais  ce  qui  frappe  surtout,  c'est  un  bas- 
relief  placé  sur  la  façade  entre  la  porte  et  la  fenêtre  ronde.  Il 
représente  un  épisode  de  la  vie  de  saint  Julien.  En  revenant 
chez  lui  après  une  absence  de  quelques  jours,  saint  Julien 
entre  dans  sa  chambre  et  trouve  endormis  dans  son  lit  son 
père  et  sa  mère,  qui  habitaient  ordinairement  un  autre  pays 
et  à  qui  sa  femme  avait  voulu  donner  la  meilleure  pièce 
de  la  maison.  Une  demi-obscurité  l'empêche  de  les  recon- 
naître, et,  s'imaginant  surprendre  sa  femme  en  flagrant  délit 
d'adultère,  il  les  perce  de  son  épée  (1).  Dans  le  bas-relief,  le 
meurtre  n'est  pas  encore  commis,  mais  le  glaive  est  déjà  tiré. 
Suivant  une  interprétation  populaire  à  Ferrare,  il  faudrait 
voir  ici,  sous  les  dehors  de  saint  Julien,  l'ange  s'apprètant  à 
chasser  Adam  et  Eve  du  paradis  terrestre,  symbolisé  par  leur 
lit.  Ce  bas-relief  semble,  d'après  son  style,  être  antérieur  à  la 
construction  de  l'église  et  appartenir  à  la  fin  du  quatorzième 

(1)   RiBADENEiRA,  Les  vies  des  saints,  t.   II,    p.  318.   Paris,  Vives,  1864.  —  La 
fête  (le  saint  Julien  le  Pauvre  ou  l'Hospitalier  se  célèbre  le  12  février. 


LIVTIE   DEUXIEME.  317 

siècle.  Il  y  en  a  une  gravure  au   trait  à  la  fin  de  l'article  de 
M.  Droghetti. 


ÉGLISE    DE    SAINT-FRANÇOIS   (1). 

Saint  François  d'Assise  mourut  en  1226  et  fut  canonisé 
par  Grégoire  IX  en  1228.  Ses  religieux  s'établirent  de  son 
vivant  à  Ferrare,  où  il  dut  venir  les  voir  quand  il  visita  les 
couvents  de  son  Ordre,  et  où,  dès  1232,  une  église  portait  son 
nom. 

A  cette  église  on  en  substitua  une  plus  importante  dont  les 
princes  d'Esté  jetèrent  les  fondements  en  1341  et  qui,  en 
1344,  était  achevée  ou  près  de  l'être,  car  le  marquis  Nicolas  I" 
fut  enseveli  dans  la  chapelle  qu'il  y  avait  fait  construire.  En 
1381,  la  tribune  avait  déjà  besoin  de  réparations  :  Bartolino 
da  Novara,  l'auteur  du  Gastello,  se  chargea  de  les  exécuter  et 
donna  même  deux  cents  lire  afin  de  contribuer  à  couvrir  les 
dépenses,  générosité  que  l'on  récompensa  en  mettant  sous  son 
patronage  la  chapelle  de  Saint-Antoine.  En  1393,  il  édifia  une 
autre  chapelle  h  ses  frais,  et  il  servit  également  d'architecte 
pour  celle  que  le  marquis  Albert  d'Esté  fonda  en  l'honneur  de 
saint  Jacques  (2). 

Une  troisième  transformation  de  l'église  dédiée  à  saint 
François  eut  lieu  par  ordre  du  duc  Hercule  P",  qui  souhaitait 
l'édifice  plus  grand  et  plus  beau.  Il  posa  lui-même  la  première 
pierre  en  1494  et  consacra  aux  nouvelles  constructions  la 
dîme  des  condamnations  et  des  confiscations  prononcées  dans 
tous  ses  États.  L'architecte  qu'il  choisit  ne  fut  ni  Pietro  Ben- 
venuti  (mort  en  1483),  ni  Giovanni  Battista  Benvenuti,  frère 
de   Pietro,    comme    on   l'a   prétendu,    mais    Biagio   Rossetti , 


(i)  L.-N.  CiTTADELLA  :  1°  MoHorie  (tel  tempio  fli  S.  Franccsco,  1867; 
2"  Notizie  relative  a  Fcrrara,  t.  I,  p.  27.  —  BuncKiîAnoT,  Dcr  Cicérone,  t.  I, 
p.  207  1,  280  e. 

(2)  Albert  jeta  deux  ducats  d'or  dans  les  fondations. 


318  L'A  HT    FEHl'.AllAIS. 

^^  prœ.slaiis  t'?V,  architettiis  singularis  (\)  »  .  Le  sol  s'étant  affaissé 
en  1515,  il  fallut  recommencer  les  travaux,  et  l'église  fut  ter- 
minée seulement  en  1530  (2).  Biagio  Rossetti  était  mort  dès 
1 5 1  (î . 

Le  tremblement  de  terre  de  1570,  dont  les  secousses  durè- 
rent neuf  mois  et  mirent  en  fuite  une  grande  partie  de  la 
population,  détruisit  à  son  tour  les  voûtes,  quelques  murs  et 
presque  la  moitié  de  la  façade.  Aussitôt  le  P.  Agostino  Righini, 
qui  était  alors  à  la  tête  du  monastère,  employa  au  relèvement 
de  son  église  les  sommes  importantes  qu'il  avait  gagnées  en 
prêchant  dans  les  principales  chaires  de  l'Italie  (3),  et  un  autre 
prédicateur  en  renom,  né  à  Ferrare,  le  P.  Franceschino  Yis- 
domini,  fut  appelé  de  Bologne  pour  inviter  le  peuple  aux 
sacrifices  nécessaires  à  la  réparation  complète  du  désastre. 
L'exécution  des  travaux  coûta  beaucoup  de  temps  :  ce  ne  fut 
qu'en  1591  que  l'église  fut  en  état  d'être  consacrée.  Au  milieu 
de  ces  transformations,  l'aspect  primitif  de  la  façade  avait  été 
malheureusement  un  peu  modifié.  De  plus,  on  remplaça  les 
voûtes  de  pierre  par  des  voûtes  en  roseaux  recouverts  de  plâtre 
[volte  di canniccio),  et  les  fenêtres  ogivales  par  des  fenêtres  ron- 
des. Malgré  ces  altérations  partielles,  on  peut  dire  que  l'œu- 
vre de  Biagio  Rossetti  (4)  subsiste  encore  (5). 

Jusqu'alors  léglise  de  Saint-François  était  restée  sans  cam- 
panile :  en  1606,  le  cardinal  Bonifacio  Bevilacqua  en  fit  élever 
un  à  ses  frais  et  prit  comme  architecte  Giovanni  Battista  Aleotti 
d'Arqenia.  Une  partie  des  matériaux  fut  empruntée  à  la  villa 
du  Belvédère  qui  avait  été  détruite.  Au  bout  de  peu  de  temps, 
il  fallut  enlever  au  campanile  un  tiers  de  sa  hauteur,  parce 

(1)  Le  7  mai  1498,  Rossetti  s'entendit  avec  Bartolomeo  Fnghini  da  1  orto 
Maqgiore  et  avec  Andréa  Fioiriti  pour  la  construction  de  Saint-François.  (L.-IN. 
CiTTADELLA,  Notizie  relative  a  Ferrara.) 

(2)  Dès  1508,  on  avait  pu  consacrer  huit  chapelles. 

(^3)  Le  P.  Rijjhini  ne  fut  pas  seulement   un   prédicateur  renommé,   il   composa 
des  ouvrages  de  théologie  fort    estiu)és,   et   le   duc  iVlphonse  II  le  prit  comme  un 
de  ses  conseillers.  Il  mourut  à  l'âge  de  rpiatre-vingt-quinze  ans. 
(4)   Des  travaux  de  consolidation  ont  encore  été  faits  en  1853, 
(5;   G.   Gampori,    GH   arcliitctli  e  qV   inrjcijnrri  cirili  c  militari  dc(jli  Estensi 
dal  secolo  XIII  al  XVI,  p.  46. 


LIVRE   DEUXIEME.  319 

qu'il  penchait  vers  l'église.  Il  est  pourvu  d'un  toit  en  tuiles  à 
quatre  faces,  légèrement  incliné. 

La  façade  de  l'église  est  ornée  de  pilastres  dont  la  place 
répond  à  celle  qu'occupent  les  trois  nefs  dans  l'intérieur  de 
l'édifice.  Une  belle  corniche  en  terre  cuite  avec  des  oves  et  des 
denticules  sépare  en  deux  parties  la  façade  et  est  accompap^née 
d'une  jolie  frise  où  l'on  voit,  entre  des  ornements  délicats,  des 
médaillons  contenant  des  tètes  de  Franciscains  et  soutenus  par 
de  petits  anges  nus  qui  volent.  Un  grand  œil-de-bœuf  domine 
la  porte  principale,  pourvue  simplement  de  deux  pilastres  et 
d'un  tympan.  Au-dessus  d'une  des  petites  portes  se  trouve  le 
tombeau  de  Gherardo  Saraceni  et  de  son  fils  Francesco,  doctes 
jurisconsultes;  Gherardo  était  en  outre  un  des  conseillers  du 
duc  Hercule  I";  c'est  lui  qui  fut  envoyé  à  Rome  (7  septem- 
l)re  1501)  pour  assurer  l'exécution  des  conventions  relatives 
au  mariage  d'Alphonse  d'Esté  avec  Lucrèce  Borgia  (1);  il 
mourut  le  4  octobre  1515  (2).  Gherardo  et  Obizzo,  les  deux 
fils  de  Francesco,  firent  élever  cet  austère  monument,  sur 
lequel  il  n'y  a  aucune  figure.  Quant  h  la  porte  qu'il  surmonte, 
elle  est  flanquée  de  deux  colonnes  à  chapiteaux  corinthiens 
qui  soutiennent  une  corniche,  sur  laquelle  reposent  les  deux 
consoles  supportant  le  sarcophage;  aux  côtés  des  consoles,  on 
remarque  deux  vases  sur  des  acrotères. 

L'intérieur  de  l'église,  en  forme  de  croix  latine,  a  un  aspect 
majestueux.  Partout,  les  voûtes  présentent  des  coupoles.  Dans 
chacune  des  deux  nefs  latérales  sont  disposées  huit  chapelles 
avec  des  arcades,  des  chapiteaux  et  des  corniches  en  briques 
ouvragées.  C'est  par  les  fenêtres  de  ces  chapelles  que  vient 
surtout  la  lumière.  La  nef  principale  a,  de  chaque  côté,  sou- 
tenues par  des  colonnes  ioniennes,  quatre  arcades  dont  la  lar- 
geur égale  celle  de  deux  chapelles.  Aux  extrémités  de  la  nef 
transversale,   on  aperçoit  à  gauche  l'orgue  et  la  tribune  du 

,1)  Lucrèce  s'interposa  avec  tant  de  zèle  que  «  Saraceni  écrivit  à  son  niailio 
qu  elle  lui  faisait  déjà  l'effet  d'une  excellente  Ferraraise  »  .  (GnEGOnovius,  Lucrèce 
Borgia,  édit.  française,  t.  I,  p.  345.) 

(2)   Fnizzi,  Metnorie  per  la  storia  di  Fcrrara,  t.   IV,  p.  SOV. 


320  L'AUT    FEIUIAIIAIS. 

cliaiit,  à  droite  la  porte  latérale,  au-dessus  de  la(|uelle  est 
encastré  dans  le  mur  un  tombeau  orné  de  bas-reliefs  estima- 
bles, tombeau  élevé  en  1500  à  Violantilla  Riccarda  par  son 
mari  Augusto  Yilla. 

Dans  la  grande  nef  et  dans  la  nef  transversale,  les  espaces 
triangulaires  compris  entre  les  arcades  nous  montrent  des 
demi-figures  de  saints,  peintes  à  fresque.  Au-dessus  des  ar- 
cades, il  y  a  une  gracieuse  frise  en  grisaille  sur  fond  d'or,  où 
sont  représentés  des  enfants  nus,  des  chimères,  des  vases,  des 
rinceaux.  On  attribue  cette  frise  à  Girolamo  da  Carpi,  qui  a 
certainement  exécuté  la  plupart  des  demi-figures  de  saints  (1), 
dont  le  caractère  est,  du  reste,  assez  effacé.  —  Dans  les  nefs 
latérales,  c'est  h  Tommaso  da  Cai-pi,  père  de  Girolamo,  qu'in- 
combe la  responsabilité  des  détestables  figures  de  saints  fran- 
ciscains qui  décorent,  au-dessous  des  petites  coupoles,  les 
angles  des  retombées. 

Jadis ,  l'église  de  Saint-François  était  "riche  en  tableaux 
remarquables.  On  y  chercherait  en  vain  aujourd'hui  les  volets 
de  l'orgue  peints  par  Giovanni  Battista  Benvenuti,  dit  l'Orto- 
lano.  Elle  a  également  perdu,  au  profit  de  la  Pinacothèque,  la 
Madonna  del  pilastro  (n°  61),  le  Massacre  des  Innocents  (n"  66), 
la  Madonna  del  riposo,  peinte  pour  la  chapelle  que  Leonello 
del  Pero  avait  fait  construire  en  1515  (n"  69),  la  Fuite  en 
Egypte  (n"  67),  la  Sainte  Famille  revenant  de  l'Egypte  (n"  6  4),  la 
Résurrection  de  Lazare  (n°  70),  œuvres  célèbres  de  Benvenuto 
Tisi  da  Garofalo,  la  Crèche  de  1513  attribuée  à  l'Ortolano,  quoi- 
qu'elle soit  due  probablement  aussi  à  Garofalo  (n"  93),  V Ascen- 
sion par  Niccolo  Roselli  (n"  109),  un  tableau  de  Gabriele  Cap- 
pelHni,  dit  le  Calzolaretto,  qui  représente  six  saints  (n"  3i), 
et  celui  de  Bononi  où  l'on  voit  saint  Antoine  de  Padoue  mon- 
trant le  cœur  de  l'avare  enfoui  au  milieu  de  ses  trésors  (n"  18). 

L'église  de  Saint -François  a-t-elle  donc  été  entièrement 
dépouillée  de  ce  qui  pouvait  y  attirer  les  amateurs  de  l'art"? 
Si  on  lui  a  laissé  l'extravagant  tombeau  du  général  ferrarais 

(1)   Celles  du  hras  droit  de  la  nef  transversale  ne  sont  pas  de  lui. 


LIVRE   DEUXIEME.  321 

Ghiron  Francesco  Villa,  ainsi  que  la  Déposition  de  croix ,  la 
Résurrection  et  Y  Ascension  peintes  par  Domeni'co  Mona  (1),  on 
y  a  également  respecté  plusieurs  ouvrages  intéressants  ou 
dénotant  même  un  réel  mérite.  Tel  est,  sur  le  mur  entre  la 
sixième  et  la  septième  chapelle  à  droite,  le  Christ  attaché  à  la 
colonne,  sculpture  du  quinzième  siècle,  aux  côtés  de  laquelle 
un  élève  de  Garofalo  a  représenté  deux  bourreaux.  Tel  est 
encore  le  Saint  Antoine  de  Padoue  que  1  on  voit  au-dessus  de 
l'autel  dans  la  dernière  chapelle  à  droite.  La  tradition  attri- 
bue cette  fresque  à  un  Franciscain  de  Ferrare,  au  Bienheureux 
Donato  Brasavola,  qui  mourut  à  quatre-vingt-quatre  ans,  en 
1353.  Saint  Antoine,  dont  la  tète  est  entourée  d'une  auréole 
d'or,  tient  d'une  main  une  tige  de  lis  et  de  l'autre  un  livre 
ouvert  quil  nous  montre.  Il  a  une  expression  pleine  de  dou- 
ceur. La  figure  se  détache  sur  un  rideau  bleu.  A  droite,  il  y 
avait  un  fidèle  en  prière,  dont  on  ne  distingue  plus  que  la 
main.  Avant  d'orner  l'église  actuelle,  cette  touchante  pein- 
ture, d'un  ton  gris,  mais  très  limpide,  décorait  l'ancienne 
église,  construite  en  1341  ;  elle  avait  été  exécutée  sur  la 
muraille  même. 

Ce  qui  doit  surtout  arrêter  l'attention ,  dans  l'église  de 
Saint-François,  c'est  la  première  chapelle  à  gauche.  Outre  un 
haut  relief  dans  lequel  Cristoforo  di  Amhrogio  (2)  et  Batiista 
Rizzi  ont  représenté  Jésus  en  prière  au  jardin  des  Oliviers  (3), 
elle  possède  une  fresque  célèbre  de  Garofalo,  Y  Arrestation  de 
Jésus  (1522-152  4).  C'est  une  remarquable  composition  (4),  où 
figurent  de  nombreux  personnages,  très  animés  par  des  pas- 

(1)  Ces  trois  tableaux  plus  que  uiédiotres  passent  pour  être  les  meilleures  pro- 
ductions de  Mona.  Ils  forment  au  fond  du  chœur  un  triptyque  encadré  de 
colonnes  cannelées,  que  supporte  un  stylobate  soutenu  par  des  consoles. 

(2)  Il  était  fils  du  sculpteur  auquel  est  dû  le  tombeau  de  Lorenzo  Roverella 
dont  nous  parlerons  plus  loin.  En  1513,  le  même  artiste,  qualifié  de  «  scarpel- 
lino  »  ou  «  tajapreda  de  mcirmi  "  dans  les  actes  de  l'époque,  fournit,  ce  semble, 
les  marbres  pour  l'église  qu'on  était  en  train  de  construire. 

(3)  Voyez  le  ch.  i  du  liv.  III. 

(4)  Baruffaldi  s'exprime  ainsi  en  parlant  de  cette  fresque  :  «  Garofalo  si  mise 
in  animo  di  metter  in  opéra  tutto  il  proprio  sapcrc  pcr  fa  cosa,  non  solo  dure- 
voie,  ma  di  fine  gusto...  Tutta  quesi'  opéra  è  di  fuiissimo  intcndinicnto  pcr 
esservi  il  jîore  d'ogni  grazia.  »    (T.  I,  p.  328.) 


322  L'ART    FERRARAIS. 

sions  opposées,  et  oii  l'on  remarque  de  fort  belles  têtes.  Nous 
signalons  particulièrement  celle  du  Christ,  celle  d'un  homme 
à  calotte  rouge,  celle  d'un  soldat  à  coiffure  verte  et  celle  de  la 
femme  placée  près  de  lui.  Judas,  qui  s'avance  pour  embrasser 
son  maître,  a  bien  la  mine  d'un  traître.  Il  a  le  nez  pointu  et 
recourbé.  Peut-être  le  commandant  de  la  troupe  qui  doit 
s'emparer  du  Christ  a-t-il  un  peu  trop  d'importance  ;  peut- 
être  pourrait-on  trouver  quelque  exagération  dans  le  geste 
par  lequel  il  désigne  à  ses  gens  leur  victime  ;  mais  il  donne 
parfaitement  l'idée  d'un  homme  audacieux,  prêt  à  tous  les 
coups  de  main.  Son  air  d'insolence  et  son  accoutrement  (il  est 
revêtu  d'une  armure  et  coiffé  d'un  chapeau  rouge)  font  songer 
à  ces  condottieri  qui  prirent  tant  d'ascendant  en  Italie  au 
quinzième  siècle  et  au  seizième.  —  En  représentant,  aux  côtés 
de  l'Arrestation  du  Christ,  deux  prophètes  en  grisaille,  Garofalo 
a  été  moins  bien  inspiré  ;  mais  il  s'est  surpassé  lui-même  dans 
les  deux  personnages  (un  homme  et  une  femme)  agenouillés 
en  face  l'un  de  l'autre  et  vus  de  profil  :  ce  sont  probablement 
les  donateurs,  membres  de  la  famille  Massa  d'Argenta  (1). 
Avec  ses  chairs  un  peu  molles,  avec  ses  cheveux  gris,  coupés 
ras,  l'homme  n'est  pas  sans  rappeler  la  figure  de  Francesco 
Sassetti  par  Ghirlandajo  à  Santa  Trinità,  dans  la  chapelle  de 
Saint-François,  à  Florence  (2). 

Quelques  précieux  souvenirs  historiques  se  rattachent  à 
l'église  et  au  monastère  des  Franciscains  de  Ferrare.  C'est  là 
que  se  firent,  durant  un  certain  temps,  les  cours  de  l'Univer- 
sité, et  qu'eurent  lieu  quelques-unes  des  sessions  préparatoires 
du  concile  œcuménique  de  1438.  On  y  tint,  en  1383,  en  1424 
et  en  1472,  des  chapitres  généraux  ;  à  l'occasion  du  premier,  le 
marquis  d'Esté,  voulant  fournir  les  vivres  à  tous  ceux  qui  y 
prirent  part,  leur  donna,  entre  autres  choses,  quatre  bœufs  et 

(1)  Cette  fresque  ne  fut  pas  peinte  pour  les  Guidotti  ou  les  Argenti,  comme 
on  l'a  prétendu.  (L.-N.  Cittadella,  Benvenuto  Tisi,  p.  40,  brochure  postérieure 
aux  Notizie  relative  a  Ferrara  et  rectifiant  le  passage  qu'on  y  lit  dans  le  tome  II, 
p.  208-210.) 

(2;  Il  porte  un  manteau  noir,  ses  manches  sont  violettes,  et  ses  mains  tiennent 
un  bonnet  noir. 


LIVRE   DEUXIEME.  323 

dix  veaux.  Felice  Peretti,  qui  devint  pape  sous  le  nom  de 
Sixte-Quint,  étudia  la  théologie  dans  les  écoles  du  couvent  et 
ne  le  quitta  qu'en  1543.  Enfin  Clément  VIII,  après  la  dévolu- 
tion de  Ferrare  au  Saint-Siège,  fit  ici  un  séjour  assez  long  et  y 
célébra  plus  d'une  fois  la  messe  en  grande  solennité.  Un  jour 
qu'il  visitait  l'église, il  s'arrêta  devant  le  tombeau  de  Pigna  (I), 
et,  y  ayant  lu  ces  mots  : 

Di  Nicolà  Bellaja  dctlo  il  Pigna 

Qui  giace  il  corpo  e  cliiede  in  cortesia 

Un  Pâte}-  noster  e  un  Ave  Maria  (2\ 

il  se  mit  à  prier  pour  l'âme  du  célèbre  écrivain,  déclarant 
qu'il  ne  pouvait  pas  repousser  une  demande  formulée  avec 
tant  de  grâce. 

A  cette  époque,  l'église  de  Saint-François  n  avait  sans  doute 
pas  encore  perdu  les  broderies  exécutées  pour  elle,  en  1535,  par 
Francesco  Bianchi,  les  tapisseries  flamandes  qui  représentaient 
l'histoire  du  saint  titulaire  et  celles  qui  furent  tissées  à  Flo- 
rence en  1573. 

Un  grand  nombre  de  personnages  illustres  soit  dans  la 
politique,  soit  dans  le  métier  des  armes,  soit  dans  les  lettres, 
les  sciences  et  les  arts,  ont  été  ensevelis  à  l'intérieur  ou  à  côté 
de  l'église,  dont  le  cloître,  avec  son  cimetière,  fut  une  sorte  de 
nécropole.  Citer  les  principaux  noms,  c'est  passer  en  revue 
une  partie  de  l'histoire  de  Ferrare.  Voici  d'abord  Azzo  Novello 
d  Este  et  sa  femme  Mambilia  di  Guido  Pallavicini,  qui  fut  la 
bienfaitrice  du  couvent  et  légua  son  bréviaire  aux  malades  de 
l'infirmerie.  Voici  ensuite  la  femme  de  Rinaldo  d'Esté,  Orso- 
lina  Forlana  de'  Maccarufi,  qui  fit  construire  le  cloître  (3)  et 

(1)  On  trouvera  quelques  détails  sur  Pij;na  clans  le  ch.  iv  du  liv.  III,  chapitre 
relatif  aux  médailleurs  et  aux  personnages  représentés  par  eux. 

(2)  «  Gi-gît  le  corps  de  Psicolô  Bellaja,  dit  le  Pigna,  qui  implore  tourtuiscuient 
un  Pater  noster  et  un  Ave  Maria.  «  —  Giambattista  Nicolucci,  dit  le  Pigna, 
après  avoir  professé  l'éloquence,  obtint  la  faveur  des  princes  d'Esté,  leur  servit 
de  secrétaire,  et  rédigea  leur  histoire  jusqu'à  l'année  1476.  Il  mourut  à  quarante- 
six  ans  en  1575,  laissant  un  assez  grand  nombre  d'œuvres  en  prose  et  en  vers. 

(3)  Ce  cloître,  où  l'on  plaça  en  1490  un  magnifique  puits  en  marbre,  fut 
détruit  par  un  incendie.  Quant  au  couvent  lui-mcmc,  il  a  été  vendu  en  1801  et 
presque  entièrement  démoli. 


324  L'ART    FEllUAllAIS. 

mourut  en  1362.  Notons  en  outre  les  marquis  de  Ferrare  Aldo- 
brandino  II,  Aldobrandino  IV,  Azzo  VI,  Azzo  VII,  Rinaido  IV, 
NiccolùZoppo  et  Albert  III  (l).  N'oublions  pas  non  plus  ni  Stella 
deir  Assassino,  une  des  maîtresses  de  Nicolas  III,  mère  d'Ugo, 
de  Lionel  et  de  Borso,  ni  Ugo  et  Parisina,  dont  la  mort  tra- 
gique fait  partie  des  souvenirs  évoques  par  les  prisons  du 
Castello.  On  eût  dit  que  la  Mort  avait  rassemblé  à  l'ombre  de  la 
même  église,  pour  confondre  les  grandeurs  humaines  de  toutes 
sortes,  la  plupart  des  personnages  de  marque  qui  vécurent  à 
Ferrare.  Nous  nous  bornerons  à  nommer  encore  :  Gilio  Fanti, 
l'instigateur  du  soulèvement  qui  chassa  de  Ferrare,  en  1317, 
les  Gascons  du  roi  Robert,  et  inaugura  la  domination  de  la 
maison  d'Esté;  —  l'illustre  architecte  Bartolino  da  Novara; 
—  Guglielmo  Gonzaga,  qui  s'éteignit  subitement  en  1446 
pendant  qu'il  dansait  avec  Béatrix  d'Esté  ;  —  Diotisalvi  Nerone, 
qui,  banni  de  Florence,  trouva  un  refuge  auprès  de  Borso,  le 
servit  comme  ambassadeur  à  Rome,  vit  ses  biens  confisqués 
et  finit  par  rentrer  en  grâce  ;  —  Niccolo  Ariosti,  qui,  à  la  fin 
du  quatorzième  siècle,  quitta  Bologne  pour  Ferrare,  où  naquit 
l'immortel  poète;  —  Bartolommeo  Pendaglia,  dont  les  noces 
avec  Margherita  Costabili  furent  accompagnées  de  fêtes  splen- 
dides  auxquelles  prirent  part  le  duc  Borso,  l'empereur  Fré- 
déric III  et  Ladislas,  roi  de  Bohême  et  de  Hongrie  (2)  ;  — 
Girolamo  Castelli,  qui  fut  un  des  médecins  d'Hercule  I"  et  qui 
prononça  un  discours  à  l'occasion  du  mariage  de  ce  prince 
avec  Éléonore  d'Aragon;  —  Francesco  Castelli,  fils  de  Giro- 
lamo, qui  fit  construire  le  Palais  des  Lions;  —  Giammaria  et 
Jacopino  Riminaldi,  qui  se  signalèrent  comme  jurisconsultes, 
ambassadeurs  et  professeurs  à  l'Université,  et  qui  moururent, 
l'un  en  1497,  l'autre  en  1520;  —  Pietro  Bono  Avogari,  mé- 
decin et  philosophe,  professeur  d'astrologie  de  1467  à  1506, 

(1)  Ses  funérailles  furent  faites  avec  une  grande  magnificence.  L'église  de 
Saint-François,  nous  l'avons  dit,  devait  à  Albert  une  chapelle  dédiée  à  saint 
Jacques,  chapelle  construite  d'après  les  dessins  de  Bartolino  da  Novara,  et  dont 
il  ne  reste  plus  rien. 

(2)  Voyez  les  détails  que  nous  donnerons  en  parlant  de  la  médaille  de  Penda- 
glia par  Sperandio. 


LIVRE   DEUXIEME.  325 

recommandé  par  la  médaille  de  Sperandio  qui  reproduit 
ses  traits  (1)  ;  —  Ercole  Cantelmo,  à  qui  les  Vénitiens  firent 
payer  son  excès  de  bravoure  dans  une  guerre  contre  eux  en  lui 
tranchant  la  tête  à  la  vue  de  son  père  (1509),  fait  relaté  par 
l'Arioste  [Orlando  fiirioso,  canto  XXXVI,  st.  vu)  ;  —  Antima- 
cho Marcantonio,  qui  enseigna  pendant  vingt  ans  la  littérature 
grecque  à  Ferrare  et  mourut  en  1552  ;  —  Sigismondo  Fanti, 
mathématicien,  astrologue  et  poète,  auteur  du  Del  modo  di 
scrivere  et  du  Triompho  di  Fortuna  (2)  ;  —  Ferrante  Borsetti, 
qui  écrivit  l'histoire  de  TUniversité  de  Ferrare  (1735);  — 
Gioan  Jacopo  Rondinelli ,  qui  surpassa  dans  la  marqueterie 
tous  les  artistes  de  son  temps  et  mourut,  en  1576,  à  Tàge  de 
quarante-six  ans;  — Alessandro  Balbi,  qui  construisit  le  pro- 
naos de  la  chapelle  du  Saint-Sang  à  Santa  Maria  in  A^ado  ;  — 
Francesco  et  Alfonso  dalla  Viola,  l'un  maître  de  chapelle  des 
ducs  de  Ferrare,  l'autre  maître  de  chapelle  de  la  cathédrale, 
tous  deux  virtuoses  renommés  et  jouant  avec  une  rare  habileté 
de  tous  les  instruments  ;  —  enfin,  le  graveur  parmesan  iEneas 
Vico,  mort  à  quarante-quatre  ans  (octobre  1567). 

On  ne  peut  pas  non  plus  prononcer  le  nom  de  l'église  de 
Saint-François  sans  songer  au  Tasse.  Après  avoir  essayé  en 
vain  de  calmer  son  esprit  troublé  en  résidant  dans  le  palais  de 
Belriguardo ,  l'infortuné  poète  demanda  au  duc  Alphonse  II 
l'autorisation  de  se  retirer  chez  les  Franciscains,  qui  l'accueil- 
lirent avec  tous  les  égards  dus  à  un  génie  malade.  Il  commença 
par  goûter,  à  l'abri  du  cloître,  la  paix  qui  semblait  le  fuir,  mais 
il  retomba  bientôt  dans  son  incurable  mélancolie  et  regagna 
son  appartement  du  palais  ducal. 


(1)  Armand,  Les  inédaxlleius  italiens,  t.  I,  p.  6V. 

(2)  Voyez,  dans  le  livre  V,  le  chapitre  iv  consacré  aux  livres  ornés  de  fjra- 
vures  sur  bois. 


326  L'ART   FERRARAIS. 


ÉGLISE    DE    SAINTE-MARIE     DE    LA     CONSOLATION    (1). 

Cette  église  fut  fondée  pour  les  Servîtes  en  1501,  grâce  à  la 
libéralité  du  duc  Hercule  I",  qui  fournit  le  terrain,  et  de  Sigis- 
mond  d'Esté,  qui  ajouta  aux  sommes  recueillies  par  le  Servite 
vénitien  Marino  Baldi  à  la  suite  de  ses  sermons  dans  la  cathé- 
drale l'argent  nécessaire  à  la  construction.  Ce  fut  le  duc  qui 
posa  lui-même  la  première  pierre.  En  1516,  l'édifice  était 
achevé.  La  nouvelle  église  dut  son  nom  à  une  image  de  la 
Vierge  que  l'on  v  transporta  et  qui  se  trouvait  auparavant 
dans  l'église  primitive  des  Servîtes,  non  loin  du  Castel 
Tedaldo.  En  1522,  Sigismond  la  pourvut  d'un  orgue  dont 
Angelo  da  Piacenza  sculpta  les  boiseries,  qui  furent  en  partie 
dorées  par  maître  Filippo,  en  partie  peintes  par  Tommaso  da 
Car  pi. 

Pour  pénétrer  dans  l'église  de  Sainte-Marie  de  la  Consola- 
tion, maintenant  fermée,  il  ne  faut  pas  craindre  la  multipli- 
cité des  démarches.  Après  avoir  obtenu  la  remise  des  clefs  que 
détient  VUffizio  degli  Esposti,  il  est  nécessaire  de  demander 
une  permission  de  l'autorité  militaire,  parce  que  les  voitures 
du  train  d'artillerie  remplissent  le  sanctuaire.  Nous  reconnais- 
sons, du  reste,  avoir  rencontré  partout  la  plus  grande  obli- 
geance. 

Devant  l'église  se  trouve  un  petit  pré  très  touffu.  Le  porche 
est  soutenu  par  deux  colonnes  auxquelles  correspondent,  sur  le 
mur  de  l'édifice,  deux  pilastres  dont  les  chapiteaux  nous  mon- 
trent un  oiseau  becquetant  un  épi.  Au-dessus  de  la  porte,  on 
voit  une  Viei-ge  de  Sehastiano  Filippi,  dit  le  Bastianino  :  cette 
fresque  est  très  dégradée. 

A  l'intérieur  de  l'église,  au-dessus  de  la  porte,  on  remarque 

(1)  Frizzi,  Mcm.  per  la  storia  di  Ferra/a,  t.  IV,  p.  199-200.  —  L.-N.  CiïTA- 
DELLA,  Guida  pel  forestière  in  Ferrara,  p.  123,  et  Notizie  relative  a  Ferrara, 
t.  I,  p.  338. 


LIVRE   DEUXIEME.  327 

un  magnifique  encadrement  qui  n'encadre  plus  rien.  Il  se 
compose  de  pilastres  très  délicatement  ornés  de  candélabres 
d'or  sur  fond  bleu  clair,  et  d'une  frise  où  des  griffons  d'or  à 
langues  rouges  alternent  avec  des  têtes  de  séraphins.  C'est 
une  œuvre  qui  appartient  au  quinzième  siècle  et  qui  témoigne 
du  goût  le  plus  pur. 

Mais  ce  qui  doit  attirer  ici  tout  spécialement  le  visiteur, 
c'est  la  fresque  de  l'abside,  dans  laquelle  le  Père  Éternel  cou- 
ronne la  Vierge  au  milieu  d'une  multitude  d^ anges  q^d  font  de  la 
musique,  fresque  attribuée  par  les  uns  à  Domenico  Panetti  (1), 
par  les  autres  à  Lodovico  Mazzolino  (2).  Que  Panetti  en  soit  l'au- 
teur, c'est  ce  que  l'on  ne  saurait  admettre,  car  on  ne  retrouve 
pas  ici  la  manière  de  Panetti.  Gomment  d'ailleurs  cet  artiste, 
mort  en  1511  ou  en  1512,  aurait-il  pu  peindre  l'abside  d'une 
église  qui  ne  fut  achevée  qu'en  1516  ?  L'attribution  à  Mazzo- 
lino, comme  nous  le  verrons,  est  plus  vraisemblable.  L.-N.  Cit- 
tadella  (3),  cependant,  ne  reconnaît  guère  plus  la  main  de 
Mazzolino  que  celle  de  Panetti  dans  la  peinture  dont  il  est 
question  :  «  Les  œuvres  de  Mazzolino,  dit-il,  sont  bien  supé- 
rieures, »  Quoi  qu'il  en  soit,  la  fresque  de  Sainte-Marie  de  la 
Consolation  mérite  d'être  sérieusement  examinée. 

Bien  que  très  détériorée  et  peut-être  menacée  d'une  ruine 
totale  si  l'on  ne  vient  à  son  secours,  elle  laisse  encore  distin- 
guer les  parties  principales.  Le  Père  Éternel,  tenant  une 
couronne,  sort  à  mi-corps  du  milieu  des  nuages,  parmi  les- 
quels apparaissent  aussi  sept  petits  anges,  tandis  qu'un  peu 
plus  haut  volent  deux  anges  nus  qui  jouent  du  tambour  de 
basque.  Vers  le  sommet  de  la  fresque  se  montrent  des  têtes  de 
chérubins  bleues,  et  au-dessus  d'elles  se  trouvent  des  têtes  de 
chérubins  rouges.  De  chaque  côté  du  groupe  central,  trois 
archanges  sonnent  de  la  trompette.  Le  bas  de  la  composition 

(1)  Guida  pel  forestière  per  la  citlà  eli  Ferrant,  1787,  p.  85.  —  15auuki".vldi, 
Vite,  etc.,  t.  I,  p.  166. 

(2)  ScxLABRiM,  Chiese  di  Ferrara,  p.  235.  —  Avventi,  Guida,  p.  2V*.  —  On 
a  aussi  prononce  le  nom  de  Giovan  Battista  Benvenuti,  dit  VOrtolano,  supposi- 
tion qui  ne  s'appuie  sur  rien. 

(3)  Guida  pel  forestière  in  Ferrara,  1873,  [).   12'f . 


328  L'ART    FERRARAIS. 

est  occupé  par  la  Vierge,  dont  on  distingue  vaguement  le 
buste,  et  par  deux  chœurs  composés  chacun  de  cinq  grands 
anges,  qui  sont  à  genoux  sur  des  nuages  et  qui  mettent  toute 
leur  âme  à  jouer  de  la  harpe,  de  la  viole,  du  violon  et  de  la 
basse  (1). 

On  ne  saurait  nier  le  caractère  grandiose  de  l'ordonnance, 
ni  méconnaître  l'originalité  des  types.  Avec  sa  grosse  tête 
chauve,  ses  épais  sourcils  blancs,  sa  longue  barbe  blanche,  ses 
carnations  d'un  ton  briqueté,  le  Père  Éternel,  qu'enveloppent 
une  tunique  vert  clair  et  un  manteau  rouge,  a  une  physionomie 
un  peu  étrange  ;  il  y  a  en  lui  un  mélange  très  particulier  de 
puissance  et  de  bonté. 

Ce  qui  fait  songer  à  Mazzolino  dans  l'église  de  la  Consolation, 
ce  sont  les  anges  dont  les  types  rappellent  assez  certaines 
créations  familières  à  ce  maître,  mais  c'est  surtout  la  figure 
du  Père  Éternel.  Cette  figure,  en  effet,  n'est  pas  sans  analogie 
avec  un  Père  Éternel,  tenant  le  globe  du  monde  et  bénis-sant, 
dont  on  fait  honneur  à  Mazzolino  dans  la  collection  de  M.  Lom- 
bardi,  à  Ferrare,  et  qui,  par  le  style,  par  la  couleur,  se  rap- 
proche de  la  grande  Crèche  conservée  dans  la  Pinaco- 
thèque (n"  88) .  Le  Père  Éternel  de  la  collection  Lombardi  se 
présente  comme  celui  du  Couronnement  de  la  Vierge.  Vêtu 
d'une  tunique  blanche  et  d'un  manteau  rouge,  il  est  chauve 
aussi  et  a  une  longue  barbe.  Il  baisse  également  la  tête  de  telle 
sorte  que  les  arcades  de  ses  sourcils  cachent  presque  ses  veux. 

Pour  contester  à  Mazzolino  la  fresque  de  l'église  de  la  Con- 
solation, on  peut  dire  que  la  dimension  des  personnages 
s'accorde  peu  avec  les  habitudes  de  ce  peintre,  et  qu'aucune  de 
ses  œuvres  authentiques  n'a  un  caractère  si  archaïque.  Son 
pinceau  était  plus  savant,  mais  moins  naïf;  son  style  avait  plus 
de  souplesse  et  moins  d'élévation. 

En  regardant  le  Couronnement  de  la  Vierge  dont  nous 
venons  de  parler,  notre  pensée  s'est  involontairement  reportée 
vers  celui  (^uAmbrogio  Borgognone   da  Fossano  a  représenté 

(1;  En  avant  (le  l'abside,  on  remarque  quatre  tlemi-tifjures  de  saints,  séparées 
par  des  arabesques  {jrises  sur  fond  rouge.  Le  moine  de  droite  est  très  beau. 


LIVRE  DEUXIEME.  329 

dans  l'abside  de  l'église  de  San  Simpliciano  à  Milan  (1).  Ici,  la 
Vierge  est  assise  à  côté  du  Christ  devant  Dieu  le  Père  qui  se 
tient  debout  en  ouvrant  les  bras.  Le  Père  Éternel  a  de  longs 
cheveux  blancs  et  une  abondante  barbe  blanche  qui  lui 
donnent  l'aspect  d'un  fleuve  antique.  Loin  de  posséder  la 
rude  énergie  de  la  figure  évoquée  par  l'auteur  de  la  fresque 
ferraraise,  il  a  un  air  débonnaire  qui  n'est  pas  sans  charme.  De 
nombreux  anges,  pour  la  plupart  rangés  en  cercle  et  en  général 
groupés  trois  par  trois,  apparaissent  de  toutes  parts  et  font  de 
la  musique.  S'ils  n'ont  pas  autant  d'animation  que  les  anodes 
attribués  avec  plus  ou  moins  de  raison  à  Mazzolino,  ils  les  sur- 
passent en  grâce  et  ne  manquent  d'ailleurs  pas  d'enthousiasme  ; 
leur  physionomie  est  plus  idéale  et  plus  céleste.  A  Ferrare,  une 
vie  plus  intense  circule  dans  les  figures;  à  Milan,  c'est  un  doux 
mysticisme  qui  se  reflète  sur  les  visages. 

A  quelques  pas  de  l'église  de  Sainte-Marie  de  la  Consolation, 
dans  la  rue  Mortara,  le  quartier  d'artillerie  occupe  deux  cloîtres 
fort  intéressants.  Le  premier,  avec  ses  deux  portiques  super- 
posés, est  à  la  fois  original  et  charmant,  au  point  de  vue  de  la 
couleur  comme  au  point  de  vue  des  lignes.  Les  colonnes  d'un 
rouge  assez  vif  ont  des  bases  et  des  chapiteaux  blancs.  Quant 
aux  murs,  ils  sont  construits  en  briques  d'un  rose  clair.  Au 
milieu  de  la  cour,  il  y  a  un  abreuvoir  orné  de  six  têtes  d'enfants 
et  exécuté  à  une  bonne  époque;  malheureusement,  il  commence 
à  se  détériorer.  Dans  le  second  cloître,  plus  petit  que  l'autre, 
les  arcades  sont  supportées,  non  par  des  colonnes,  mais  par 
des  pilastres. 

(i)  Des  groupes  de  prophètes  et  de  cénobites  assistent  au  couronnement  de 
Marie.  —  Cette  fresque  est  {;ravée  dans  llosini,  pi.  CI.  Elle  a  été  très  bien 
photographiée  par  MM.  Marcozzi  et  Ferrario  de  Milan.  (Voyez  M'ixckiu,  L'artc  in 
Milano,  p.  75;  Crowe  et  Cavalcasklle,  Geschichte  der  italicni<:chcn  Mulcrei, 
t.  VI,  p.  52.  Nous  avons  consacré  à  cette  fresque  un  article  dans  la  Gazette  des 
Beaux-Arts  du  1'^'^  juin  1893;  il  est  accompagné  de  trois  [ilanchcs  représentant 
le  Père  Éternel,  le  Christ  et  la  Vierge,  ainsi  que  deux  groupes  de  trois  anges 
chacun.) 


330  L'ART    FERRARAIS. 


EGLISE    DE     SAINT-BENOIT. 


Les  Bénédictins  de  l'abbaye  de  Pomposa  firent  commencer 
cette  vaste  église  en  1496.  Grâce  àL.-N.  Cittadella(l),  on  sait 
que  l'architecte  [muratore  capo  mastro)  fut  Gù-olamo  da  Brescia, 
assisté  de  Leonardo  da  Brescia,  qui  était  peut-être  son  frère. 
Quant  au  travail  des  marbres,  il  fut  confié  en  1499  à  Baldas- 
sar  da  Modena,  à  son  frère  Petro  Antonio  et  à  Nicole  Masuriza, 
puis  en  1502  à  Antonio  et  à  Andréa.  Le  manque  d'argent  et 
les  calamités  publiques  forcèrent  bientôt  d'interrompre  la 
construction,  qui  ne  fut  reprise  qu'en  1535.  Elle  fut  alors 
dirigée  par  l'architecte  Agostino  Duodo,  aidé  des  frères  Alberto 
et  Giovamhattisla  Tristani,  tandis  que  Maffeo  Giraldoni,  qui  à 
partir  de  1545  s'adjoignit  son  neveu  Giovanni  Antonio  Trin- 
chieri,  se  chargea  du  travail  des  marbres.  Au  dire  de  Frizzi, 
l'église  fut  terminée  en  1553,  mais  on  peut  admettre  qu'elle 
l'était  déjà  en  1547,  puisqu'on  songea  dès  cette  année-là  à  la 
décorer  de  peintures.  C'est  seulement  en  1563,  ajoute  Frizzi, 
que  la  consécration  eut  lieu. 

La  façade  est  en  briques  ;  elle  a  pour  ornement  des  pilastres 
de  marbre,  et  l'on  voit  au  sommet,  sur  les  côtés,  des  volutes 
rappelant  celles  que  présente  la  façade  de  Santa  Maria  Novella, 
à  Florence  (2).  La  place  des  chapelles  et  celle  des  petites  ab- 
sides de  la  nef  transversale  sont  indiquées  à  l'extérieur  par  des 
saillies  rondes. 

Un  grand  campanile,  commencé  en  1621  et  achevé  en  1646, 
s'élève  à  côté  de  l'église. 

L'édifice,  en  forme  de  croix  latine,  est,  à  l'intérieur,  pourvu 
de  voûtes  en  berceau  ;  celle  de  la  grande  nef  est  interrompue 
par  une  coupole  surbaissée.  A  l'intersection  de  la  nef  principale 

(1)  Notizie  relative  a  Ferrara,  t.  II,  p.  79. 

(2)  BcRCKOARDT,  Der  Cicérone,  t.  I,  p.  208  a 


LIVRE  DEUXIEME.  331 

et  du  transept  se  trouve  une  grande  coupole,  mais  il  y  en  a 
d'autres  plus  petites  dans  les  nefs  latérales. 

Les  décorations  en  grisaille  rehaussées  d'or  que  l'on  remarque 
dans  la  grande  nef  et  celles  qui  accompagnent  les  caissons  des 
voûtes  en  berceau  furent  commandées  en  I  5  47  h  Giovanni 
Antonio  da  Chiavenna,  qui  a  traité  avec  un  soin  tout  particulier 
la  frise  avec  des  génies.  Trouvant  les  grisailles  insuffisantes  pour 
la  coupole  surbaissée,  le  même  artiste  y  a  introduit  les  couleurs 
les  plus  variées. 

C'est  également  en  1547  que  Lodovico  di  M.  Geminiano  da 
Settevecchie  da  Modena,  et  non  Vincenzo  Veronesi,  comme  on 
l'a  prétendu,  commença  à  peindre  les  figures  qui  ornent  l'ab- 
side derrière  le  chœur  et  les  deux  petites  absides  aux  extré- 
mités de  la  nef  transversale.  A  cette  époque,  Lodovico  da 
Modena,  qui  travailla  aussi  pour  la  famille  d'Esté  et  qui  vécut 
au  moins  jusqu'en  1590,  était  encore  fort  jeune  (1). 

Dans  le  chœur,  deux  rangées  de  stalles,  séparées  les  unes 
des  autres  par  des  colonnettes  cannelées  d'ordre  ionique  (2), 
sont  l'œuvre  d'un  artiste  parisien,  Nicolaiis  Sciovinns,  qui  les 
exécuta  en  1555  (3). 

Parmi  les  tableaux  qui  se  trouvent  dans  l'église  de  Saint- 
Benoit,  tableaux  qui  appartiennent  presque  tous  à  une  période 
de  décadence,  il  en  est  un  qui  dénote  un  vrai  talent  et  qui  semble 
avoir  été  peint  avec  une  sincère  émotion,  c'est  celui  où  Ippoliio 
Scarsella,  dit  Scarsellino,  a  représenté  Saint  Charles  Borroniée  en 
prièr^e  (4).  Le  visage  pâle,  un  peu  gris,  du  vénérable  archevêque 
de  Milan  est  empreint  d'une  ferveur  intense  et  a  beaucoup  de 
relief.  C'est  un  remarquable  portrait;  il  fut  exécuté,  dit-on, 
d'après  nature,  le  séjour  de  Scarsellino  dans  le  couvent  de 
Saint-Benoît  ayant  coïncidé  avec  la  visite  de  saint  Charles  à 

(1)  Son  père  pratiquait  aussi  la  peinture,  et  son  frère  Annil)al  était  orfèvre  à 
Ferrare.  —  Il  y  eut  un  autre  Lodovico  da  Modena  qui  peignit  une  Danse  des 
moits  en  1499  dans  la  sacristie  de  l'Oratoire  de  la  Mort. 

(2)  Il  y  a  vingt-cinq  stalles  dans  le  ran{;  supérieur,  dix-liuil  dans  le  rang 
inférieur. 

(3)  Voyez,  sur  la  sculpture  en  !)ois  et  la  luarquclcric,  le  ili.  ii  du  li\ .  III. 

(4)  Ce  tableau  orne  la  seconde  chapelle  à  droite. 


332  L'ART    FERRARAIS. 

Ferrare  en  1580,  visite  pendant  laquelle  le  prélat  logea  aussi 
chez  les  Bénédictins  (1). 

On  peut  également  juger  de  la  manière  cVIppoh'to  Scarsella 
en  regardant  une  Assomption  que  cet  artiste  peignit  pour 
l'autel  à  gauche  dans  le  transept  de  Téglise  de  Saint-Benoît, 
quoiqu'elle  ne  vaille  pas  Saint  Charles  Borromée  en  prière  (2). 

Il  n'est  pas  non  plus  sans  quelque  intérêt  de  donner  un  coup 
d'œil  au  Saint  Jean-Baptiste  en  présence  d^Hérode  et  d'Hérodiade 
(au  premier  autel  à  droite)  par  Carlo  Bononi,  qui  est  aussi 
l'auteur  des  neuf  Saints  Bénédictins  groupés  sur  des  nuages  autour 
du  Christ  qu'ils  adorent,  —  et  de  considérer  une  Circoncision 
par  Luca  Longhi  (à  l'autel  du  bras  droit  de  la  croix). 

Dans  la  salle  qui  servait  autrefois  de  vestibule  au  réfectoire, 
Lodovico  da  Modena,  que  nous  avons  nommé  tout  à  l'heure, 
peignit  au  plafond,  en  1578,  la  Gloire  du  paradis,  composition 
dans  laquelle  l'artiste  a  introduit  l'Arioste.  Quoique  cette 
peinture,  destinée  à  être  vue  de  plus  près  que  celles  de  l'église 
et  exécutée  d'ailleurs  beaucoup  plus  tard,  soit  plus  finie  et 
indique  un  talent  plus  mûr,  elle  n'est  pas  de  nature  à  donner 
une  haute  idée  de  l'auteur.  Sans  doute,  le  coloris  est  clair  et 
assez  agréable,  mais  la  vulgarité  des  figures  va  presque  jusqu'à 
la  laideur.  Selon  Cittadella,  les  arabesques  qui  décorent  cette 
salle  et  les  sujets  représentés  dans  les  lunettes  ne  sont  pas  de 
la  même  main  (3). 

Le  magnifique  couvent  des  Bénédictins  a  été  malheureu- 
sement transformé  en  caserne.  On  peut  cependant  encore 
admirer  l'élégance  et  la  légèreté  des  trois  grands  cloîtres  qui 
se  font  suite.  Ils  produisent  un  très  bel  effet,  parce  qu'on  les 
aperçoit  tous  d'un  seul  coup  d'œil.  Deux  d'entre  eux  sont 
séparés  par  un  portique  à  trois  rangs  de  colonnes.  Dans  un  des 

(1)  Dans  l'éfilise  de  Saint-Dominique  (cinquième  chapelle  à  gauche),  il  y  a 
aussi  un  Saint  Charles  Borromée  en  prière,  par  Ippolitu  Scarsella.  C'est  un 
tableau  qui  fait  honneur  au  peintre. 

(2)  Antonio  Frizzi  ,  clans  son  Guida  del  forestière  pcr  la  città  <li  Ferraru 
(1787),  attribue,  en  outre,  à  Scarsellino  le  Martyre  de  saint  Placide  et  de  ses 
compagnons,  —  Saint  Benoît,  —  le  Christ  moit,  soutenu  par  des  anges,  —  et 
le  Martyre  de  sainte  Catherine. 

(3)  Guida  pel  forestière  in  Ferrara,  1873,  p.   159. 


LIVRE   DEUXIEME.  333 

cloîtres,  les  arcades  ont  pour  soutien,  non  des  colonnes,  mais 
des  piliers.  Un  joli  puits  orné  de  deux  pilastres,  et  un  autre 
puits  avec  quatre  colonnes  supportant  un  dôme,  témoignent 
aussi  du  goût  qui  a  présidé  à  l'aménagement  de  ces  cloîtres, 
dont  Frizzi  attribue  la  construction  aux  frères  Giovanni 
Antonio  et  Guido  P ig hetti  [lôo'^). 


ÉGLISE    DES     CHARTREUX,    DÉDIÉE    A    SAINT    CHRISTOPHE    (l). 

Borso  avait  à  peine  succédé  à  son  frère  Lionel  sur  le  trône 
de  Ferrare  qu'il  résolut  de  faire  construire  une  église  destinée 
aux  Chartreux,  dont  il  avait,  dans  sa  jeunesse,  entendu  célébrer 
la  règle  austère  par  le  Bienheureux  Niccolô  Albergati,  évêque 
de  Bologne  et  cardinal,  appartenant  lui-même  à  l'Ordre  de 
Saint-Bruno.  Le  21  avril  1452,  il  posa  la  première  pierre  de 
l'édifice,  et  neuf  ans  plus  tard,  le  24.  juin  14(il,  il  y  installa 
solennellement  quelques  religieux  en  présence  de  Rinaldo 
Maria  d'Esté,  de  Sigismond  son  propre  frère,  de  Niccolô  son 
neveu,  de  plusieurs  évêques  et  de  nombreux  gentilshommes  (2). 
A  côté  de  l'église  dédiée  à  Dieu,  à  Marie  et  à  saint  Christophe, 
on  étaitalors  en  train  d'élever  un  beau  palais  pour  les  moines  (3), 
auxquels  le  duc  de  Ferrare  offrit  en  outre  de  vastes  jardins 
situés  en  partie  sur  la  paroisse  de  Saint-Guillaume,  en  partie 
sur  la  paroisse  de  Saint-Léonard,  dans  le  voisinage  du  parc  de 
Belfiore.  Enfin  des  donations  importantes  assurèrent  l'exis- 
tence des  nouveaux  venus  (4). 

(1)  Frizzi,  Memoric  par  la  storùi  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  43  et  191. 

(2)  Le  principal  architecte  de  la  Chartreuse  fut  Pielrobono  Brusavola,  ;^Cam- 
PORI,  Gli  architetti  e  rjl'  ingegncri  civili  et  inilitaii  dcjli  Estensi  dal  secolo  XIII 
al  XVI,  p.  30.)  Deux  ingénieurs  ducaux,  Santé  da  Nuvolino  et  Rigone,  furent 
aussi  employés  à  la  construction  de  la  Chartreuse  en  1460.  (L.-N.  Cittadeli.a, 
Notizic  relative  a  Ferrara^  t.  I,  p.  532.) 

(3)  Il  reste  à  peine  quelques  vestiges  de  ce  palais. 

(4)  Parmi  les  libéralités  de  Borso  envers  les  Chartreux,  il  faut  mentionner  les 
livres  de  chœur,  ornés  d'admirables  miniatures,  qui  so  trouvent  à  présent  dans  la 
bibliothèque  communale.  (Voyez  dans  le  liv.  IV  le  ch.  ii  consacre  à  la  miniature.) 
—  Michel  vSavonarolc,  écrivain  distingué  et  médecin  de  la  cour,  grand-père  de  Savo- 


331-  I/AllT    FEURAllAlS. 

La  munificence  d'Hercule  I"  dépassa  encore  celle  de  Borso  : 
c'est  à  lui,  en  effet,  qu'est  due  l'église  actuelle  (1),  auprès  de 
laquelle  il  fit  bâtir  de  magnifiques  cloîtres.  Commencée 
en  1498,  elle  ne  fut  terminée  qu'en  1553.  Le  tremblement  de 
terre  de  1570  y  causa  de  graves  dégâts,  qui  au  bout  de  deux 
ans  étaient  réparés,  grâce  aux  largesses  du  duc  Alphonse  II. 
Les  corporations  religieuses  ayant  été  supprimées  en  179(3, 
les  Chartreux  durent  abandonner  leur  installation.  En  1813, 
leur  monastère  fut  transformé  en  cimetière  communal.  C'est 
là  que  les  Ferrarais  ont  placé  les  tombeaux  de  leurs  grands 
hommes. 

L'emplacement  de  la  Chartreuse  a  été  admirablement 
choisi  :  elle  se  trouve,  en  effet,  dans  un  quartier  solitaire,  où 
les  bruits  du  monde  n'arrivent  pour  ainsi  dire  pas,  où  les 
oiseaux  seuls  se  font  entendre,  où  l'herbe  envahit  les  rues 
désertes  sans  qu'on  y  mette  obstacle.  L'église  elle-même  est 
précédée  de  vastes  espaces  tapissés  de  gazon.  Sa  façade  en 
briques  sans  revêtement  est  d'une  sévérité  en  rapport  avec  la 
vie  des  Chartreux  et  n'a  pour  ornement  qu'une  porte  en 
marbre,  pourvue  de  pilastres  très  simples  et  d'un  fronton 
cintré,  tandis  que  les  côtés  ont  plus  d'élégance.  C'est  surtout 
en  circulant  dans  les  cloîtres  que  l'on  peut  bien  apprécier  la 
disposition  des  lignes  générales  que  présentent  la  nef,  les  bras 
de  la  croix,  le  majestueux  campanile  (:2)  et  l'abside. 

A  l'intérieur  de  l'église ,  même  aspect  grandiose  ;  mais  ce 
qui  attire  surtout  les  regards,  ce  sont  les  charmantes  arabes- 
ques qui,  sur  la  base  des  piliers,  s'unissent  au  diamant,  em- 


narole,  composa  pour  les  Cliartreux  de  Fcrrare  un  traité  sur  la  confession.  [Con- 
fcssionnale.)  «  Les  conseils  qu'il  y  donne  témoignent  du  zèle  le  plus  pur  pour  le 
perfectionnement  des  âmes.  »  (Villari,  Vie  de  Jéi-àme  Savonarolc,  t.  I,  p.  30.) 
Michel  Savonarole  mourut  vers  1462.  (Pour  plus  de  détails  sur  ce  pcrsonnajje, 
voyez  ce  qui  a  été  dit  p.  27.) 

(1)  On  ignore  le  nom  de  l'architecte.  Celui  de  Jacopo  Sansovino  a  été  pro- 
noncé ;  mais  en  1498,  au  moment  oîi  la  construction  fut  commencée,  Sansovino 
n'avait  que  douze  ans. 

(2)  Le  campanile  fut  achevé  en  1566  sous  la  direction  de  Galasso  Alghisi  da 
Carpi^   architecte   ducal.    (L.-A.    Cittadella,   JSotizie   relative   a   Fcirara,   t.    II, 

p.  96.) 


LIVRE   DEUXIEME.  335 

blême  adopté  par  Hercule  I",  et  à  la  grenade,  emblème  choisi 
par  Alphonse  I"  après  la  bataille  de  Ravenne  (1512)  (1).  Un 
grand  ciboriutn  dans  la  première  chapelle  à  gauche,  et  les 
stalles  du  chœur,  ornées  de  marqueteries  dues  h  Pietro  Rizzardo 
dalle  Lanze,  ne  sont  pas  non  plus  indignes  de  lexamen  du 
visiteur.  Quant  aux  douze  tableaux  de  Niccolo  Roselli  placés 
au-dessus  des  autels  latéraux,  quant  au  Saint  Christophe  de 
Sehastiano  Filippi,  au  fond  du  chœur,  et  à  VExaltation  de  la 
sainte  croix  (qui  semble  être  du  même  peintre) ,  dans  le  bras 
droit  de  la  croix,  ce  sont  des  œuvres  de  décadence  qui  ne  sont 
intéressantes  qu'au  point  de  vue  de  l'histoire  de  l'art. 

Lorsqu'on  passe  de  l'église  dans  les  cloîtres,  on  est  frappé 
par  la  disposition  variée ,  imprévue ,  de  ces  élégants  porti- 
ques, par  leur  légèreté,  leur  grâce,  leur  couleur.  Les  colon- 
nettes  d'un  ton  pâle  forment  un  charmant  contraste  avec  le 
vermillon  des  arcades  qui  se  détache  sur  le  rose  des  murs  en 
briques.  Si  le  calme  des  galeries  dispose  l'esprit  au  recueille- 
ment, il  y  a  donc  aussi  de  quoi  satisfaire  les  yeux.  Seulement, 
il  est  très  regrettable  que  les  cours  aient  été  transformées  en 
cimetières.  Ces  pierres  arrondies  et  uniformes  qui  sortent  de 
l'herbe  à  intervalles  réguliers  produisent  l'effet  le  plus  désa- 
gréable. Sous  les  cloîtres,  grands  et  petits,  et  dans  les  an- 
ciennes cellules  du  monastère,  on  est  du  moins  dédommagé 
par  la  vue  de  quelques  sculptures  qui  ne  sont  pas  sans  mérite. 
Nous  nous  bornerons  à  signaler  le  tombeau  de  Borso,  un  haut 
relief  représentant  l'Enfant  Jésus  entre  saint  Georges  et  un 
guerrier  à  genoux,  l'ornement  du  quinzième  siècle  qui  entoure 
la  porte  donnant  accès  au  tombeau  Baratelli,  un  enfant  en 
bas-relief  exécuté  en  1-498  par  Montagnana  surnommé  Lam- 
berti,  le  tombeau  des  frères  Becchi  par  Bariolini  (2)  et  le  buste 
de  Leopoldo  Gicognara  par  Canova. 


(1)  Voyez  clans  le  liv.  III  le  eh.  i  relatif  à  la  sculjilure. 

(2)  Ibid. 


336  L'ART   FEURARAIS. 


ÉGLISE    ET    MONASTERE     DU     CORPUS     DOMINI. 

Ce  monastère  appartient  aux  Clarisses,  religieuses  cloîtrées. 
Sainte  Catherine  de'  Vegri,  ordinairement  appelée  sainte  Ca- 
therine de  Bologne,  y  demeura  longtemps.  Plusieurs  princesses 
de  la  maison  d'Esté  s'y  firent  religieuses.  Le  8  octobre  1502, 
Lucrèce  Borgia,  à  peine  remise  des  couches  qui  faillirent  lui 
coûter  la  vie,  se  retira  au  couvent  du  Corpus  Domini  pour  mieux 
se  rétablir,  et  elle  y  resta  jusqu'au  22  octobre.  C'est  là  que 
reposaient  les  restes  de  sa  belle-mère  Éléonore  d'Aragon  (1); 
elle-même  y  fut  ensevelie  (juin  1519).  Elle  y  avait  placé  sa 
nièce  Camilla,  qui  non  seulement  y  fut  élevée,  mais  s'y  fit 
religieuse,  et  qui  mourut  en  1573,  regardée  comme  une  sainte. 
Pendant  la  réclusion  imposée  par  Hercule  II  dans  une  partie 
de  l'ancien  palais  des  princes  d'Esté  à  sa  femme  Renée,  pro- 
tectrice des  hérétiques  et  gagnée  à  leurs  doctrines,  Lucrezia 
et  Eleonora,  filles  de  Renée  et  du  duc,  demeurèrent  aussi  au 
couvent  du  Corpus  Domini  (1553),  et  Lucrezia  y  fut  ensevelie 
le  12  février  1598.  Les  restes  d'Alphonse  II  ne  tardèrent  pas 
à  l'y  suivre. 

Dans  une  des  chambres  du  monastère,  on  voit  encore  les 
restes  de  quelques  grandioses  figures ,  abritées  par  des  ber- 
ceaux de  verdure  et  accompagnées  de  banderoles  sur  les- 
quelles se  trouvent  des  inscriptions  en  caractères  gothiques. 
Ces  figures,  exécutées  a  grafjîto,  semblent  appartenir  à  la  fin 
du  quatorzième  siècle  ou  au  commencement  du  quinzième. 

Le  palais  Romei ,  dont  il  sera  question  plus  loin ,  a  été 
annexé  au  monastère  du  Corpus  Domini  en  1  483. 

(^1)  Eléonore  d'Aragon  fut  la  bienfaitrice  du  monastère,  qui  lui  dut  un  tableau 
flamand.  «  Una  tela  grande  dove  ha  fatto  depinzere  in  Burges  la  quale  è  xpo 
quando  fu  batezato  etquando  monta  in  cielo  cum  li  maghi  et  certi  altri  misteri 
ta  quale  ordinà  la  Illu"''  Madama  per  le  Suore  del  corpo  de  xpo  costà  ducati  cin- 
que  et  grossi  quindesc.  »  (Venturi,  Varie  ferrarese  ncl  periodo  d'Ercole  I 
d'Esté^  p.  33,  note  1.) 


LIVRE   DEUXIEME.  33T 

Dans  l'église,  au-dessus  du  maître-autel,  se  trouve  une 
Cène  due  à  un  artiste  de  Vérone,  Giacomo  Cignaroli.  Jésus  est 
en  train  de  distribuer  la  communion  à  ses  disciples.  Ceux-ci 
sont  bien  peints;  ils  ont  beaucoup  de  relief.  Une  profonde 
humilité  ennoblit  les  traits  de  celui  qui  reçoit  la  communion 
et  de  celui  qui  se  trouve  un  peu  plus  à  gauche  et  qui  s'incline. 
Ce  sont  des  hommes  du  peuple,  sains,  vigoureux,  habitués 
au  grand  air  et  au  travail.  La  tête  chauve  de  l'un  d'eux,  vue 
par  derrière,  est  d'une  vérité  saisissante.  Mais  le  Christ  manque 
d'ampleur,  et  son  visage  est  mesquin. 

A  l'église  du  Corpus  Domini  attient  un  joli  cloître  avec  des 
arcades  au  rez-de-chaussée  et  au  premier  étage  (1). 


EGLISE    DE     SAINTE-MONIQUE. 

Cette  église  est  fermée.  Elle  est  précédée  d'une  cour  aban- 
donnée où  l'herbe  pousse  abondamment  et  dans  laquelle  on 
ne  peut  pas  même  pénétrer.  On  parvient  cep»  ndant  à  distin- 
guer, à  travers  le  grillage  qui  la  protège,  une  fresque  de  Garo- 
falo  dans  l'arc  au-dessus  de  la  porte.  Elle  représente  simple- 
ment la  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus.  La  Vierge,  vue  de  face,  est 
une  vraie  Madone,  très  belle  et  très  pieuse,  coiffée  de  son 
manteau;  elle  ne  rappelle  pas  les  types  ordinaires  de  Garofalo. 
L'enfant,  tourné  à  droite,  est  debout  sur  une  balustrade.  Le 
coloris  est  vigoureux.  Cette  peinture  semble,  malgré  son  iso- 
lement, inviter  encore  le  passant  à  prier.  Elle  a  beaucoup 
souffert  et  a  été  retouchée  par  Aurelio  Orteschi  de  Venise.  La 
fondation  du  monastère,  favorisée  par  Alphonse  I",  remonte 
à  l'année  1515. 

(1)  Ce  cloître  a  été  pliotoj^rapliié  par  Pietro  l'oppi  de  Bologne,  n"'  6336  et 
6337. 


22 


338  L'ART    FEURARAIS. 


EGLISE    DE    SAINT-JEAN-BAPTISTE. 

En  1557,  cette  église  n'était  pas  encore  terminée.  On  suivit 
pour  l'intérieur,  où  l'on  remarque  une  belle  coupole,  les  des- 
sins de  Girolamo  Sellari  da  Carpi,  peintre  et  architecte,  qui 
était  déjà  mort  en  1556,  et  pour  l'extérieur  les  dessins  de 
Giulio  da  Carpi,  fils  de  Girolamo. 

Une  médiocre  terre  cuite  représentant  la  Vierge  avec  son 
fils  mort  et  faussement  attribuée  à  Alfojiso  Lomhardi,  un  Saint 
Lazare  par  Niccolo  Roselli,  une  Décollation  de  saint  Jean-Baptiste 
et  une  Pietà  par  Scarsellino ,  sont  les  seules  œuvres  d'art  qui 
soient  à  mentionner  ici.  Le  Saint  Lazare  est  peut-être  la  meil- 
leure production  de  Roselli.  En  considérant  la  Décollation  de 
saint  Jean-Baptiste,  tableau  «  très  bien  étudié  et  d'un  excellent 
coloris  (1)  »  ,  on  est  partagé  entre  l'horreur  et  la  pitié;  Héro- 
diade  semble  avide  de  voir  rouler  à  terre  la  tête  de  sa  victime, 
tandis  que  sa  fille  manifeste  à  la  fois  de  l'audace  et  de  la 
crainte;  un  peu  plus  loin,  Hérode  à  table  reçoit  de  ces  deux 
femmes  la  tête  du  Précurseur.  Dans  la  Pietà,  la  Vierge,  en- 
tourée de  plusieurs  saintes  femmes,  soutient  sur  ses  genoux  le 
corps  inanimé  de  son  fils  ;  la  pâleur  livide  des  visages  rend 
d'une  façon  saisissante  les  émotions  diversement  douloureuses 
auxquelles  sont  en  proie  Marie  et  ses  compagnes. 


ÉGLISE    DE     LA    MADONNA     DELLA     PORTA    DISOTTO 
OU     ÉGLISE    DE    LA     MADONNINA. 

Non  loin  de  la  porta  Roiuana. 

Cette  petite  église,  construite  vers  la  fin  du  seizième  siècle 
par  l'architecte  ferrarais  Alberto  Schiatti,  possède  une  façade 

(1)  B:\RUFFALDi,  Vite,  etc.,  t.  II,  p.  89. 


LIVRE  DEUXIEME.  339 

très  simple,  mais  très  élégante.  C'est  une  construction  en  bri- 
ques ornée  de  pilastres  et  pourvue  de  deux  fenêtres  longues 
et  effilées.  La  porte  en  marbre  a  un  fronton  brisé,  aux  côtés 
duquel  s'élèvent  deux  petits  obélisques.  Un  fronton  aigu,  ac- 
compagné de  trois  autres  petits  obélisques,  termine  la  partie 
supérieure  de  la  façade. 

A  l'intérieur,  l'église,  qui  a  la  forme  d'une  croix  grecque, 
ne  renferme  rien  de  curieux.  On  voit  au  fond  du  chœur  l'an- 
cienne Vierge  à  laquelle  elle  doit  son  nom.  Cette  Vierge  dé- 
corait jadis  une  tour  près  d'une  des  portes  de  la  ville,  porte 
appelée /jorïa  di  Sotto;  elle  fut  ensuite  transportée  dans  un  ora- 
toire que  remplaça  l'église  actuelle  (1). 


EGLISE    DE    SAINT-PAUL. 

Cette  église  fut  commencée  en  1573  pour  remplacer  celle 
que  les  religieux  du  Mont-Carmel  possédaient  ici  même  avant 
le  tremblement  de  terre  de  1570,  qui  la  renversa;  elle  eut 
pour  architecte  Alberto  Schiatti. 

Les  peintures  de  la  grande  nef  furent  exécutées  après  1608 
par  Giovamii  Battista  Magagnino  (qui  mourut  en  1613  et  que 
remplaça  Girolamo  Grassaleoni),  par  Girolamo  Faccini  et  par 
Ippolito  Casoli,  C'est  leur  faire  beaucoup  d'honneur  que  de  les 
mentionner. 

h' Epiphanie ,  derrière  le  maître-autel,  la  Conversion»  ei  la 
Décollation  de  saint  Paul,  qui  se  font  face  dans  le  chœur,  sont 
dues  à  Domenico  Mona,  peintre  né  vers  1550  et  mort  en  1602. 
Cet  artiste  a,  de  plus,  représenté  à  la  voûte  du  chœur  Saint 
Paul  porté  au  ciel  par  les  anges.  A  ces  productions  hâtives,  il 
manque  le  goût  et  la  simplicité  qui  donnent  seuls  du  prix  aux 
œuvres  d  art. 

Sigismondo  Scarsella  est  l'auteur  d'un  Saint  Albert,  et  Scar- 

(1)   Fnizzi,  Mem.  per  la  storia  di  Ferrara,  t.  IV,  p.  259-260. 


340  L'ART   FERRARAIS. 

sellino,  son  fils,  a  peint  la  coupole  et  la  voûte  du  transept.  La 
Nativité  de  saint  Jean-Baptiste,  au  troisième  autel  à  droite,  la 
Vierge  et  l'Enfant  Jésus  entre  six  demi- figures  de  saints  Carmes^ 
sur  l'arc  qui  commande  Tentrée  de  la  tribune,  enfin,  dans 
l'abside,  Élie  enlevé  au  ciel,  prodige  que  contemplent  deux 
groupes  d'assistants  (1595-1596),  sont  également  dus  à  Scar- 
sellino.  Dans  cette  dernière  composition,  les  visages  des  reli- 
gieux représentés  h  la  droite  du  spectateur  expriment  bien 
l'étonnement.  En  considérant  les  personnages  placés  à  gauche, 
ce  que  l'on  remarque  surtout,  c'est  l'heureuse  combinaison 
de  couleurs  que  présentent  les  costumes.  Cette  peinture,  très 
décorative,  mais  qu'il  ne  faut  pas